Michèle D. Pierre-Louis, Comme des chiens – Boutures 2.1

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vol. 2, nº 1, pages 23-25

Ils étaient partout dans la ville. Allant et venant comme ces bandes de chiens errants qu’on pouvait encore voir il n’y avait pas si longtemps à tous les coins de rue de la ville, avant qu’on n’ait décidé en haut lieu de les abattre. Systématiquement. Comme des chiens. Accusés d’avoir été des chiens-témoins. D’avoir vu. D’avoir trop vu. Or quiconque avait vu, n’était-ce un chien, pouvait aussi se souvenir. Et la mémoire était justement ce qu’il fallait abolir. À tout prix. D’yeux-témoins, on n’en voulait donc pas dans la ville, fussent-ils ceux de chiens.

On ne voyait donc plus ces colonnes de chiens faisant masse à tous les coins de rue. L’un sur l’autre, l’un contre l’autre, se reniflant, se flairant, forniquant, aboyant, chassant et guettant. Ils étaient abattus, comme des chiens. Passe encore pour les chiens errants, ceux-là avaient perdu leurs maîtres, s’ils en avaient jamais eus, et nul ne viendrait réclamer leurs corps de bâtards. Ils finissaient dans les égouts, ou bien leurs restes, raides et empuantis, étaient jetés négligemment sur les piles d’immondices qui s’entassaient partout. Corps entremêlés jusque dans la mort, leur odeur de cadavre de chiens révoltant a peine la conscience des gens de la ville. Empilés dans les bennes des camions a ordure déglingués, ils finissaient dans la baie qui n‘était plus qu’un immense dépotoir, ou dans un lagon isolé ou, disait on, d’autres espèces assassinées étaient jetées pêle-mêle pour faire croire que c’étaient des chiens.

Passe donc pour les chiens errants, mais les autres, ceux qui collier au cou s’échappaient des jardins bien entretenus, de leurs tanières royales, pour faire bande avec les chiens vagabonds. Eux aussi, désormais sans-aveux, étaient abattus, comme des chiens. On ne transgressait pas impunément les murs de la ville. La plupart de ces murs, soigneusement construits avaient coûté très cher. Plus cher qu’aucun chien ne pouvait imaginer. On répétait sans cesse dans la ville que l’argent englouti dans les pierres de ces murs aurait pu nourrir des générations de chiens pendant des années et qu’il en resterait encore. De quoi donner des cauchemars aux chiens emmurés. Leur donner envie de sauter par dessus bord et de voir l’autre côté des murs. Pas question de comprendre dans leur tête de chiens, la raison d’être de ces murs qui masquaient indéfiniment l’horizon de la ville. D’yeux, ils n’en avaient presque plus besoin, eux. Ils ne pouvaient plus rien voir, sinon que les murs sur lesquels finissaient toujours par buter leurs regards de chiens. Mais ils imaginaient la fêté que faisaient les autres par dernière. Libres de voir, de se voir, de se toucher, de déambuler en colonnes, par bandes, de s’accoupler en pleine rue, et chemin faisant de faire peur de temps en temps.

Tristes, ils ne pensaient qu’à tromper la vigilance des gardiens de ces murs. Car on n’investit pas de si fortes sommes pour se croire à l’ abri sans prendre la précaution de placer des sentinelles à intervalles réguliers, tout le long de ses remparts. Alors, les chiens dedans devaient rivaliser de ruse et d’astuce pour détourner l’attention de ceux qu’on nommait par dérision des chiens de garde. Ils ne leur reconnaissaient aucune canine affinité et trouvaient même inquiétant qu’on ait pu les comparer à cette engeance paresseuse qui pouvait si aisément se laisser détourner de ses taches. Il leur fallait profiter des moments de relâche pour tenter leur chance. Ou alors, le temps d’une promenade en voiture le dimanche, et on n’arrivait plus à les retrouver au moment de rentrer. Il a même été question, en plus d’une fois, de tunnels creusés en dessous des murs, à l’arrière-fond des cours, là où la vigilance était moins soutenue. Les chiens de garde en prenaient alors pour leur compte lorsque les subterfuges étaient découverts.

Les chiens eux continuaient de s’évader chaque fois que l’occasion se présentait. Pour eux, ce qui comptait, c’était la rue. Voir, enfin voir. Hors des murs. Comment pouvaient-ils s’imaginer, en pleine euphorie de chiens, que la vue allait justement leur coûter la vie, alors que l’important était pour eux de se trouver en compagnie des autres ? De se renifler, se côtoyer, faire monde, cavalcader ensemble le long des rues, pisser sur les pneus des véhicules en stationnement, rouler sur l’herbe des parcs mal entretenus. Il fut un temps où on les chassait des parcs. Ils faisaient, disait-on, peur aux enfants. À ces enfants qui apprenaient à monter leurs bicyclettes toutes neuves. Comme si les chiens pouvaient faire du mal aux enfants ! Fallait-il être enrage pour cela ! Mais maintenant, il n’y avait plus d’interdits. Non pas que les enfants ne venaient plus apprendre a monter a vélo, mais les bicyclettes n’étaient plus neuves. Elles étaient rafistolées, en mauvais état, comme tout ce que leurs yeux de chiens pouvaient voir de la ville. Etait-ce pour cela que l’on ne les chassait plus des parcs ?

Dans leur vie de chiens, il ne fallait pas s’attarder à ces réflexions qui, somme toute, ne relevaient pas de leurs têtes de chiens. Eux ils se savaient libres. Libres dans leur errance même. Et si peu seuls ; toujours par bandes, auxquelles venaient s’adjoindre constamment des rouquins à collier, des albinos apeurés, des malabars sans vergogne, tous excités par cette impression d’infinie liberté. Même que plus d’une fois, ils avaient dû accepter, par pitié presque, un petit tondu, tout blanc, qui, s’efforçant de rouler des mécaniques pour ne pas être en reste avec la bande, trottinait avec peine derrière elle. Si bien que feignant de ne pas voir le jeu, un petit groupe se détachait, ralentissait la course pour atténuer l’essoufflement du petit et l’escorter en quelque sorte. Entre chiens de rue, on avait l’esprit d’équipe.

On avait aussi le souci de faire bande lorsque dans les rues obscures, des maisons étaient mises à sac, des hommes tabassés et des petites filles violées. Devant la répétition de ces actes qui piquaient leur curiosité, les chiens se mirent aboyer furieusement des que leurs oreilles dressées décodaient les premiers bruits insolites qui troublaient le sommeil des gens de la ville. On ne comptait plus le nombre de fois, ou comme ça, par pur réflexe de bravoure, de bravade ou de défense, ils s’en sont pris a des mollets, des bras ou des fesses, à en juger par les traces de sang qui tachaient les lambeaux de tissu vert olive découverts au petit matin, éparpillés autour des victimes de la nuit.

Peu à peu, dans la ville, les chiens se mirent à avoir peur de la nuit. Noctambules de nature, voila qu’ils s’affairaient juste avant la tombée de la nuit comme pour ne pas être surpris par l’obscurité. Pourtant leurs yeux de chiens pouvaient percer la nuit. Ils pouvaient voir. Ils voyaient tout. Comment savoir dans une tête de chien que c’était la le crime ? Qu’il fallait qu’ils cessent de voir. En haut lieu, on n’était plus sur d’eux. Peut-être, disait-on, faisaient-ils semblant de ne pas voir, mais qu’en fait ils voyaient quand même. On ne pouvait plus faire confiance à ces chiens, à ces bandes de chiens errants qui étaient partout dans la ville et qui voyaient tout. Que valait après tout la vie d’un chien, d’une bande de chiens ?

Alors commença le massacre. Comme un jeu, au début, pour les empêcher de voir. On leur crevait les yeux. Deux coups, secs, parfois trois ou quatre, lorsqu’un novice faisait ses premières armes, mais pas plus. Car les chiens, alarmés, accouraient de partout. S’il fallait s’amuser à tirer a coups répétés, il ne resterait bientôt plus de munitions pour tous les autres qu’il fallait abattre, comme des chiens, s’ébrouant devant les rigoles de sang qui le matin coulaient encore en s’égarant dans les mares d’eau usée, étalées dans les rue de la ville.

Et les chiens tombaient, comme dans un guet-apens, comme dans une guerre de « chen manje chen ». Parfois ils regardaient fixement les yeux qui les ciblaient. Ils voyaient. Ils avaient vu. Et chose étrange, le coup ratait. Mais la rage aussitôt explosait. Dans ces cas là, avant que leurs yeux ne volent en éclats, ils attrapaient leur compte de coups de pied au ventre, en pleine gueule, dans le dos, dans les couilles. Mais leurs yeux avaient vu, et ca ne pardonnait pas, même à un chien.

Plus les chiens mouraient assassinés, plus d’autres chiens voyaient. Embusqués toute la nuit, flairant le danger, ils se montraient de moins en moins. Mais ils continuaient de voir. Puis ils se sont mis à pousser au cœur de la nuit des cris déchirants qui hantaient le sommeil des gens de la ville. Clameur presqu’humaine dont l’écho répété dans le creux des mornes assourdissait la nuit. Alors, en haut lieu, on prit le communiqué. La chasse ne serait plus nocturne, elle serait continue. Il avait force de loi. Même lorsque, à maintes reprises un maitre, chagrin de ne pas retrouver son chien derrière ses murs, publiait une note dans les journaux de la ville, offrant une prime en récompense à celui ou celle qui lui rendrait son chien à collier porté disparu, rien n’y faisait. Le communique était sans appel. « Gardez vos chiens derrière vos murs. Si vos murs ne sont pas assez haut, exhaussez-les. S’ils sont mal gardés, ajoutez des chiens de garde. Un chien qui erre dans la ville est un chien mort. C’est la loi, et nul chien n’échappera à la loi ».

Les chiens mouraient, par bandes, comme ils avaient vécu. On retrouvait leurs corps empilés, les uns sur les autres ; toujours la tête ensanglantée, toujours de figures, deux trous énormes à la place des yeux. Surpris par la mort, ignorants jusque dans les formes invraisemblables que prenaient leurs corps morts, la raison de leur mort. Même les solitaires étaient chassés. En plein jour. Aux abords des marches où ils se réfugiaient pensant se perdre dans la foule. Et puis aussi parce que les marchandes de chen-janbe les protégeaient souvent malgré tout, les aidaient à s’enfuir, aiguillant sur de fausses pistes les tueurs de chiens. Les marchandes, elles, voulaient que les chiens continuent de voir, comme ça, par solidarité. Aussi, à cause de cela, nombre d’entr’elles eurent le même sort que les chiens. Comme ça, comme pour leur montrer que la loi pour les chiens pouvait tout aussi bien s’appliquer aux marchandes et à leur chienne de vie.

Alors quand il ne resta plus un seul chien-témoin dans la ville, ils investirent vraiment la ville. Eux autres. Par bandes, comme des chiens. Comme ces chiens-là qu’ils avaient abattus comme des chiens et qui n’étaient plus la pour voir, la nuit. Parce qu’il n’en restait plus un seul et que nul autre que les chiens ne voyaient aussi bien la nuit. Les bruits de la nuit aussi avaient changé de nature. On rêvait, nostalgique, du temps de la clameur des chiens qui un jour s’était tue. Eux-autres s’étaient mis à tirer a coups de rafales d’armes automatiques sur d’autres cibles. À terroriser, par bandes, partout dans la ville. Même qu’on se demandait souvent pourquoi. Il n’y avait plus de chiens à abattre. Alors ? Sur qui tiraient-ils maintenant ? Qui mourait ? On ne voyait et n’entendait plus qu’eux et tout se passait comme s’ils rivalisaient à présent avec les chiens qui autrefois dans la ville erraient par bandes. Étaient-ils hantés eux-mêmes par la mort de tous ces chiens morts d’avoir vu, trop vu. Pourtant, ils n’avaient, disait-on, aucune conscience, aucun remords. Des san-manman, voila ce qu’ils étaient, eux-autres. Et ils voulaient en finir avec la ville, comme ils en avaient fini avec les chiens, assassinés d’avoir vu, trop vu.

Et puis un jour, tout doucement, les chiens commencèrent à revenir. Sans crier gare. On ne sait d’où. On ne sait trop pourquoi. En chat-pent. On n’avait jamais encore vu ça. Un par un, deux par deux. Timidement, comme pour tester les chasseurs de chiens. Comme pour tester les chasseurs de chiens. Comme pour s’assurer que la voie était libre et la ville libérée. Comme pour donner aux gens de la ville l’illusion ou l’espoir que la vie pouvait recommencer.

Novembre 1995

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mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 18 septembre 2020