Michèle Montantin, une dramaturge investie dans la vie théâtrale guadeloupéenne

entretien réalisé par Stéphanie Bérard

Stéphanie Bérard : Qu’est-ce qui vous a conduit au théâtre ?

Michèle Montantin : C’est l’enfance qui m’a conduite au théâtre, les jeux de l’enfance : j’ai toujours aimé raconter les histoires. Les lectures aussi m’ont beaucoup nourrie, petite j’étais une dévoreuse de livres. J’aimais raconter des histoires totalement imaginaires, des sortes de contes, à mes petits cousins, cousines, et de manière presque « spontanée » ou plutôt « non préméditée » ou leur raconter ce que j’avais vécu, imiter les personnages que j’avais croisés, mes institutrices, des gens dans la rue et faire rire tout le monde.

S.B. : Est-ce que vous écriviez ces histoires ?

M.M. : Au début, non. Je les racontais au fur et à mesure. Très tôt j’ai eu besoin de faire bouger les corps dans un espace et j’ai commencé par des « chorégraphies ». La première à Basse-Terre à l’âge de six ans ; j’avais chorégraphié des petites voisines sur une pièce de Mozart dont je sais toujours l’air par cœur mais dont j’ai oublié le nom. Plus tard, en France, j’ai fait une autre chorégraphie avec des gosses qui devaient avoir douze ou treize ans, et j’ai aussi, vers l’âge de treize, quatorze ans, organisé dans un village perdu des Pyrénées une espèce de fête.

S.B. : Quand avez-vous commencé à écrire des pièces de théâtre ?

M.M. : J’ai écrit ma première pièce il y a bien longtemps et je ne l’ai pas terminée. C’était une pièce de science-fiction sur des jeunes qui vivaient dans une cité totalement pourrie par l’atteinte au climat, fermée sur elle-même ; ils auraient aimé s’échapper du régime très formaté censé protéger les humains des risques graves produits par le climat. C’est une pièce que je n’ai pas terminée.

S.B. : Pourquoi ?

M.M. : C’était une pièce sans espoir et pourtant je n’avais pas envie que les personnages disparaissent, mais je ne voyais pas comment les faire survivre. Je me trouvais devant une problématique dramaturgique certaine qui était : comment arriver à la fin de l’histoire ? Quel destin ? Qu’est-ce qui devait se passer ? Qu’est-ce qui pouvait se passer ? Je ne pouvais pas transformer cet univers par un coup de baguette magique. À l’époque, j’avais dévoré toute la littérature de science-fiction, mais je n’avais pas non plus envie de copier une des issues possibles que l’on trouve dans certains romans toujours un monde du dessus, un monde du dessous, un univers parallèle, bref un espace qui doit permettre l’échappement. En fait, ce qui m’intéressait, c’était les personnages eux-mêmes et leur manière de vivre cet univers fermé et clos sur lui-même. Je n’ai pas pu faire aboutir cette pièce de théâtre.

S.B. : Combien de pièces avez-vous écrites jusqu’à présent ?

M.M. : J’ai écrit quatre pièces : Vie et mort de Vaval, Le Chemin des Petites Abymes, Dibidambam, et la dernière La Nuit de la Comète écrite en résidence d’écriture à La Chartreuse de Villeneuve Lèz Avignon en novembre 2001 et sur laquelle je suis en train de retravailler parce qu’il y a encore du travail au niveau des personnages.

S.B. : Parmi ces quatre pièces, une seule est publiée, Vie et mort de Vaval. Est-ce important pour vous que vos pièces soient éditées ?

M.M. : J’ai cherché à publier Chemin des Petites Abymes, ça n’a pas donné de résultat. Le principal d’abord est que la pièce soit jouée.

S.B. : Certaines de vos pièces ont été montées par vous, d’autres par des metteurs en scène extérieurs. Que préférez-vous ?

M.M. : Je suis metteur en scène. J’ai reçu une formation théâtrale relativement poussée au Centre Universitaire International de Recherche et de Formation Dramatique de Nancy, le C.U.I.F.E.R.D., qui est un institut créé par Jack Lang à Nancy parallèlement au Festival International de théâtre de la ville de Nancy pour un théâtre nouveau et « révolutionnaire » dans les années 60. Il s’agissait d’aller chercher dans des pays sous-développés, ou dans des pays qui vivaient sous des régimes communistes, ou des dictatures d’extrême droite des théâtres qui n’étaient pas en odeur de sainteté, des créations fragiles dans leur pays parce que menacées. Des chargés de mission étaient envoyés dans le monde entier en Amérique, à l’Est, aux Indes afin de rechercher ce théâtre différent. J’étais dans cet institut à un moment où Michèle Kokosowki [1] en était la directrice ; ce fut une égérie, une figure redoutable du théâtre à Paris, où elle a fait venir toutes les grandes figures du théâtre pour animer des ateliers de très haut niveau ; elle enseignait aussi à la Sorbonne ; et c’est sous sa direction que j’ai été pendant deux saisons au C.U.I.F.E.R.D., une formation très aboutie. Avant, j’avais fait du théâtre dans différents centres culturels en France. J’ai quitté la Guadeloupe relativement jeune. J’y suis revenue de manière intermittente. J’ai d’abord reçu une formation d’acteur. Au C.U.I.F.E.R.D., on travaillait selon les méthodes de Grotowski. Ma formation a été, à ce stade là, une formation de comédienne, mais aussi d’adaptateur, de metteur en scène, puisque j’ai notamment travaillé sur Léonce et Léna, mais aussi sur Le Chemins de Damas de Georg Büchner. Büchner a marqué d’une certaine manière mon théâtre. Des gens du monde entier étaient réunis dans ce centre : quinze comédiens venant aussi bien d’Europe de l’Est que d’Europe centrale, du Nord de l’Europe, d’Amérique du Sud, des États-Unis, des Antilles, de France. Pour répondre à ta question, il est tout aussi délicat de monter sa propre pièce que de la voir monter par quelqu’un d’autre. Si en montant sa propre pièce on pense être fidèle à ce qui a présidé à son écriture, la vision d’un autre peut apporter des révélations sur sa propre écriture.

S.B. : Comment êtes-vous passée de la mise en scène à l’écriture théâtrale ?

M.M. : J’ai toujours écrit. Même en dehors du premier essai de cette pièce de théâtre. J’ai toujours écrit, mais autre chose que du théâtre : bien sûr de la poésie, des nouvelles ou des débuts de roman. Quand je suis revenue en Guadeloupe dans les années 1970, j’ai retrouvé quelque chose qui avait marqué mon enfance : le carnaval. À l’époque je dirigeais le Centre d’Action Culturelle de la Guadeloupe (C.A.C.G.), l’ancêtre de la scène nationale dont j’avais, avec l’aide de Dominique Wallon, directeur du Théâtre et des Spectacles, jeté les bases. Je me suis retrouvée au chômage pour des raisons liées à la politique locale et j’ai profité de cette année pour écrire. Ensuite j’ai créé ma propre entreprise et mon propre emploi. Ma première année de direction au C.A.C.G., j’avais travaillé avec des groupes de carnaval et commencé à écrire le synopsis de Vie et mort de Vaval. Quand je me suis retrouvée au chômage, il m’a semblé que la chose la plus importante était de faire ce j’avais réellement envie de faire, et c’était écrire pour le théâtre. À partir de cette ébauche, je me suis remise à travailler ; un groupe de carnaval qui s’appelait « Chico Rey » a produit le spectacle. Après la production que j’avais faite de Ton beau capitaine de Simone Schwartz-Bart, je pense que ça a été le deuxième plus gros budget sur la Guadeloupe. Quand j’ai abouti l’écriture il m’a semblé évident que personne d’autre que moi ne pouvait mettre en scène Vie et mort de Vaval.

S.B. : Dans cette pièce, Vie et mort de Vaval, comment avez-vous réussi à transposer le rituel carnavalesque sur la scène ?

M.M. : Cette pièce a été écrite pour être jouée dans la rue, à la manière d’un chemin de croix, jusqu’à la mise à mort finale. Finalement pour diverses raisons la pièce a été jouée sur scène comme si on était dans la rue, au Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre et à Nantes dans un théâtre qui avait aussi un très grand plateau. Il n’y avait pas de décor à part un très grand drap, des accessoires mais surtout les costumes et les échasses qui plaçaient certains personnages à un autre niveau. La scène était complètement nue. La mise en scène et les chorégraphies, les éclairages signalaient la rue qui était supposée être empruntée.

S.B. : Comment s’est passée la représentation ?

M.M. : Le public a été très choqué par la fin ; les gens n’acceptaient pas que le personnage de Vaval meure.

S.B. : La fin de la représentation a-t-elle été conforme à celle de la pièce écrite où le carnaval continue hors-scène avec le public pour brûler Vaval ?

M.M. : Ça n’a pas été possible. En fait, ce n’était pas réaliste d’imaginer qu’un spectateur passif pendant une heure et demie, et suite à cette fin cruelle, sacrifice rituel consenti comme un suicide, se sente l’envie de faire la fête.

S.B. : Comment a été reçue la pièce en Guadeloupe et à Nantes ?

M.M. : La réaction a été la même à Nantes et en Guadeloupe ; les gens ont été choqués ; ils étaient venus voir un spectacle folklorique et c’était vraiment très choquant pour eux que le carnaval soit présenté à travers la thématique du temps et de la mort. Ils attendaient une fête et la fête était macabre.

S.B. : Quand vous étiez directrice du C.A.C.G., vous avez produit la pièce de Simone Schwartz-Bart, Ton beau capitaine. Pouvez-vous nous parler de cette production ?

M.M. : J’ai beaucoup travaillé avec Syto Cavé, le metteur en scène. Il a choisi le personnage masculin, mais j’ai beaucoup insisté pour que ce soit Maryann Matheus qui joue le personnage de Marie-Ange. Mon rôle de producteur n’a pas été sans importance sur la mise en scène finale, puisque j’ai conforté l’idée qu’il fallait absolument que les personnages soient tous les deux présents sur scène.

S.B. : Pourquoi avoir fait ce choix singulier de mise en scène ? Pourquoi avoir souhaité que Marie-Ange, personnage féminin présent uniquement par la voix enregistrée sur une cassette dans la pièce de Schwartz-Bart, soit présent sur scène ?

M.M. : Il y a quelque chose qui est de l’ordre du texte. L’artifice du magnétophone est important, c’est un outil important, c’est quelque chose de concret, mais les personnages auraient pu tout aussi bien communiquer par la pensée. De toute façon, Marie-Ange a une corporalité, elle a une présence physique dans cette pièce.

S.B. : N’est-ce pas la voix, et la voix seule, qui doit rendre cette présence ?

M.M. : C’est une possibilité. De toute façon, quand on interroge Simone Schwartz-Bart, elle n’a été satisfaite par aucune des nombreuses mises en scène qui ont suivi cette création et dont plusieurs n’ont fait exister le personnage de Marie Ange que par la voix sur la cassette. Elle a toujours eu le sentiment d’avoir été trahie, par rapport à l’idée qu’elle se faisait de son texte tel qu’il devait être représenté sur scène…et là est posée la question de la relation du metteur en scène avec le texte, de sa liberté par rapport à la « proposition d’écriture » de l’auteur ou de l’impossible révérence et référence à la vision de son auteur.

S.B. : Et quand la comédienne qui joue Marie-Ange entre en scène, que fait-elle ? Y a-t-il un échange entre les deux personnages ?

M.M. : Elle est là. Un jour, Simone m’a dit, et ça m’a beaucoup étonnée : vous voulez les mettre tous les deux sur scène, donc ils vont être séparés par un rideau. On a été très surpris. Le théâtre permet justement que les gens soient à 50 cm l’un de l’autre et pourtant dans des espaces différents. La chose la plus extraordinaire au théâtre, c’est justement que tout est dans le jeu et dans la relation ou non à l’autre ou à l’espace autour de soi. Deux personnes peuvent être à 50 cm l’une de l’autre, l’une aux Gonaïves en Haïti et l’autre dans la banlieue de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. On sentait très bien qu’ils n’étaient pas dans la même pièce tout en étant sur la même scène.

S.B. : Avez-vous vu d’autres mises en scène de Ton beau capitaine ?

M.M. : Non. Max Keynol qui a créé le rôle l’a joué dans plusieurs mises en scène. Il est d’ailleurs presque devenu un marathonien du rôle de Wilnor Baptiste. Je sais qu’il y a eu énormément de versions ensuite. Mais je crois que ce que j’ai appris au C.U.I.F.E.R.D., c’est qu’une pièce n’est terminée que lorsqu’elle est jouée ; il n’y a pas de textes sacrés auxquels on ne puisse pas toucher, chaque mise en scène est une renaissance. C’est ce qu’il y a d’extraordinaire avec le théâtre, sa fragilité, son évanescence et la possibilité qu’il donne pourtant de perpétuer à l’occasion de chaque mise en scène l’écriture première, les personnages, une histoire…

S.B. : Dans vos textes, vous abordez des sujets de société parfois épineux (les mariages interraciaux, le racisme, la condition des femmes, le matchisme, la corruption politique). Pourquoi ces choix ? Souhaitez-vous tendre un miroir à la société antillaise ?

M.M. : Je ne pense pas du tout que mon théâtre soit un théâtre social, en tout cas ce n’est pas comme ça que je le ressens, mais je ne peux pas ne pas m’intéresser à ce qui se passe autour de moi, et le théâtre que j’écris fait transparaître ce à quoi je m’intéresse, mes impressions, mes expériences de vie. C’est peut-être le reflet d’une certaine société, mais ce n’est pas un théâtre social.

S.B. : Vous semblez avoir une vision assez pessimiste des rapports hommes/femmes et vous dénoncez notamment l’infidélité masculine. Le personnage de Mathilde dans Le Chemin des Petites Abymes, féministe convaincue, est-elle votre porte-parole ?

M.M. : Non, pas du tout, Mathilde, c’est vraiment un personnage. Je pense que je ne suis dans aucun de mes personnages de manière entière. C’est vrai que la petite fille, c’est quand même moi : il y a beaucoup de choses effectivement que j’ai vécues. Mais je ne peux que constater que les rapports entre hommes et femmes sont extrêmement complexes.

S.B. : Comment sont reçues vos pièces par le public ? Est-il parfois choqué ?

M.M. : Cela dépend. J’ai été très étonnée de la réception très positive de Chemin des Petites Abymes qui a été créée en Martinique par Michèle Césaire au Centre Dramatique Régional. Les actrices me disaient que les gens venaient les voir dans la loge en disant : « Enfin, on parle de ça… ». J’ai vu une représentation en Martinique et une représentation en Guadeloupe, et à des moments un peu provocants, justement, le public rigole. Par exemple quand l’une des grands-mères affirme son racisme. Je crois en fait qu’on est dans une société du non-dit  et l’on est d’ailleurs très surpris, lorsque les choses les plus interdites sont dites, d’éprouver le soulagement du public du fait que les choses interdites soient dites, et non le rejet ou la protestation.

S.B. : Vous êtes vous inspirée de la pièce d’Ina Césaire, Mémoires d’isles, pour écrire Chemin des Petites Abymes ? La situation de ces deux pièces, celle de deux vieilles femmes se remémorant leur vie, est assez similaire.

M.M. : Non, pas réellement. Si je me souviens bien dans Mémoires d’isles, le regard sur le passé est très descriptif, mais il n’y a pas de réelle opposition entre les deux personnages. C’est une collecte d’images, de souvenirs. Je ne me suis pas du tout inspirée de cette pièce.

S.B. : L’histoire individuelle joue un rôle important dans vos pièces où les personnages racontent souvent leurs souvenirs (la rencontre des parents, l’accident et le traumatisme de la mère dansChemin des Petites Abymes) ; le passé individuel et familial croise parfois l’histoire collective avec la mention de l’esclavage qui hante la mémoire de la petite fille. Pensez-vous qu’il est important de revenir sur l’histoire ?

M.M. : Je pense qu’on ne peut pas ne pas revenir sur l’histoire. Qu’on le veuille ou non, le passé nous hante, les ancêtres nous hantent et les morts nous hantent. J’ose le dire, je sais que ça surprend beaucoup de gens, qui sont très cartésiens, même en Guadeloupe, mais qu’on le veuille ou non, notre passé est présent même si on se tourne vers l’avenir et que tout nous projette vers le futur.

S.B. : La mort est en effet souvent présente dans vos pièces sous forme symbolique avec le roi Vaval. Le monde des vivants côtoie celui des morts dans Chemin des Petites Abymes où les personnages de Mathilde et d’Eugénie sont au paradis, où la mère a frôlé la mort et où la petite fille est hantée dans ses rêves par la mort de ses ancêtres. Pourquoi ce thème récurrent ?

M.M. : C’est vrai que je suis hantée par la mort depuis que je suis toute petite. J’ai toujours eu l’impression depuis enfant, depuis très très très longtemps, que j’étais une survivante. J’ai toujours eu une conscience aiguë de la fuite du temps, de la présence de la mort.

S.B. : Dans Chemin des Petites Abymes, seules les deux grands-mères sont nommées (Eugénie et Mathilde) alors que les autres personnages sont simplement désignés par « le père », « la mère », « la petite fille ». Pourquoi les morts sont-ils nommés et pas les vivants ?

M.M. : Peut-être parce que les vivants sont encore en interrogation d’eux-mêmes, n’ont pas fini leur chemin. On ne devient réellement soi-même qu’au moment du passage. On a vécu des épreuves et l’on est peut-être prêt à ce passage. Mathilde et Eugénie sont dans un autre cycle, elles ont vécu leur vie. Je ne sais pas comment dire. C’est peut-être ça, alors que la petite fille, elle, est encore en devenir d’elle-même, la mère aussi d’une certaine manière, le père aussi, ils sont quand même en interrogation, en construction d’eux-mêmes. C’est peut-être ce à quoi la vie doit servir, nous amener jusqu’à ce passage où Vaval entraîne toutes les âmes.

S.B. : Avez-vous des sources d’inspiration précises ?

M.M. : J’aime énormément Büchner. J’ai revu récemment au théâtre de l’Odéon, une mise en scène de Léonce et Léna. C’est un auteur qui appartient à la modernité tout en restant un romantique. Je ne pense pas avoir réellement d’influence, mais bien sûr tous les théâtres vus ou lus tout au long de la vie ont leur influence.

S.B. : Vous intégrez la musique dans vos pièces, et notamment le tambour. Quel rôle joue cette musique ?

M.M. : C’est déjà dans ma manière d’écrire, j’écris d’une manière extrêmement rythmée. Un des musiciens qui m’a aidée pour la musique de scène de Vie et mort de Vaval, qui est d’ailleurs un homme de carnaval et un homme de tambour, a pris un jour mon texte et m’a dit : « Tu vois, là, tu écris dans tel rythme… et il m’a sorti les rythmes du gwo-ka. Je pense qu’étant enfant, j’habitais en campagne et j’ai beaucoup incorporé des rythmiques, des musicalités. Même quand il n’y a pas de musique, j’écris avec un rythme intérieur.

S.B. : Vous combinez plusieurs styles musicaux, la musique traditionnelle caribéenne et la musique traditionnelle française (comptine et chansons parisienne). La comptine « j’ai descendu dans mon jardin… », qui revient comme un leitmotiv dans Chemin des Petites Abymes, est reprise sur un phrasé léwòz. Pourquoi avoir opté pour le syncrétisme musical ?

M.M. : On a toujours été en Guadeloupe extrêmement ouvert aux rythmes qu’ils viennent de la Caraïbe, ou d’Europe. Il n’y avait pas que le gwo-ka. Nous sommes effectivement alimentés par des musicalités très différentes, des atmosphères musicales.

S.B. : Que signifie le titre de la pièce Dibidambam ?

M.M. : C’est une onomatopée qui fait sonner un rythme. Ce « dibidambam » c’est quand on n’a pas de tambour et qu’on veut illustrer un coup de tambour, c’est une des onomatopées qu’on peut utiliser. Je crois que c’est plus un rythme de carnaval qu’un rythme de léwòz.

S.B. : Vos pièces sont principalement écrites en français, mais intègrent parfois le créole. Est-ce un choix délibéré de votre part ?

M.M. : C’est absolument un choix, car si je parle le créole, je ne serais pas capable d’écrire des textes en créole. D’autre part, je tiens absolument à ce que mon théâtre, s’il peut être joué, soit accessible beaucoup plus largement et au-delà de la Guadeloupe.

S.B. : Dans votre dialogue avec Gerty Dambury (paru dans la revue des Cahiers de Prospero, n° 12, 2002), vous critiquez assez sévèrement le travail de traduction et de transposition créole fait par Hector Poullet de la pièce de Koltès Tabataba. Vous dites que le théâtre de Koltès est « dissous ». Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez ?

M.M. : J’ai le sentiment qu’il y a des pièces qui n’ont pas besoin d’être adaptées. En Guadeloupe, il y a eu toute une période où, pour amener les textes vers le public qui ne parlerait que créole, on a recouru à la traduction et à l’adaptation. L’univers de Koltès est un univers mystérieux où tout n’est pas dit, où beaucoup de choses sont voilées, même pas suggérées, un théâtre, presque occulte. Je crois que le créole peut-être une langue théâtrale. Les Haïtiens l’ont prouvé, ainsi Frankétienne. Syto Cavé a carrément inventé un créole nouveau, un créole pour le théâtre. Mais le créole quotidien et populaire utilisé par Hector Poullet porte avec lui sa culture et cette traduction de Koltès a transformé cette pièce en petit quart d’heure créolisant. Je n’ai retrouvé ni l’atmosphère, ni les personnages, ni l’inquiétude, ni les choses non dites de Koltès. Je pense qu’il y a de plus une posture politiquement bien pensante dans la manière de présenter l’œuvre de Koltès en Guadeloupe. Lors de la représentation à L’Artchipel de Dans la solitude des champs de coton, j’ai eu en main une présentation lapidaire de Koltès et de son œuvre où l’on insistait beaucoup sur son voyage en Afrique comme pour mieux le tirer vers nous, mais où il n’y avait pas un mot sur son homosexualité, pas un mot sur sa relation à la drogue…. Je crois que lorsqu’on veut amener un auteur vers un public, on donne quand même à ce public quelques clés et l’on ne cache pas ce qui fait ce qu’il est.

S.B. : Vous parlez aussi d’un « déni de la critique ». À votre avis, pourquoi existe-t-il ce néant critique en Guadeloupe et quelles en sont les conséquences ?

M.M. : Je l’ai dit déjà dans ce dialogue avec Gerty. Je pense que nous sommes tellement près les uns des autres que nous avons peur que la critique porte atteinte à nos relations, que la personne ne nous dise plus bonjour, nous en veuille. Après l’échange auquel tu fais référence, je n’ai pas reçu un coup de téléphone pour me dire « tu exagères, ce que tu as écrit, on n’est pas d’accord ». Le silence total.

S.B. : Les gens l’ont-ils vraiment lu ?

M.M. : Je pense que oui. Certaines personnes. Moi-même, quand mes pièces ont été jouées, j’aurais bien aimé que quelqu’un me critique, vraiment. En Guadeloupe, on navigue entre propos destructeurs ou propos encenseurs. La critique n’existe pas. Ni la critique politique, ni la critique littéraire, ni la critique théâtrale, ni la critique picturale, notre société se vit et se pense encore comme une tribu.

S.B. : Vous vous êtes largement investie dans la vie théâtrale guadeloupéenne dans les années 80. Ainsi que vous l’avez déjà signalé, vous avez été directrice du C.A.C.G. et organisatrice du festival « Rencontres Caribéennes de Théâtre ». Pourriez-vous nous parler de cette époque, des projets que vous avez montés, de la politique culturelle menée, des difficultés rencontrées ?

M.M. : La vocation de ce centre était vraiment d’aider les artistes. J’avais évidemment choisi le théâtre. Avec les « Rencontres Caribéennes de Théâtre », il s’agissait de travailler sur le théâtre caribéen. Il m’est arrivé de faire venir une pièce représentée un soir en créole, le lendemain en français ; il y avait aussi des pièces jouées en espagnol, en anglais. Je voulais réellement faire en sorte qu’il y ait des échanges entre les artistes et donner la possibilité aux artistes en Guadeloupe de se professionnaliser, de sortir de l’amateurisme, leur donner une scène.

S.B. : Est-ce que cette entreprise a porté ses fruits ?

M.M. : Je pense que c’est une période dont beaucoup de gens se souviennent avec une certaine nostalgie. Même s’il y a eu des moments très durs, beaucoup de choses se sont nouées et ont commencé à exister à ce moment là. D’ailleurs beaucoup des artistes reconnus en Guadeloupe ont travaillé à un moment ou à un autre au C.A.C.G. Des techniciens de l’éclairage et du son de mon équipe ont bénéficié de formations de haut niveau. Il y a eu quand même cinq années de fortes productions. Il est dommage que les circonstances ont fait qu’un arrêt assez brutal se soit produit.

S.B. : Est-ce que je peux vous demander pourquoi ?

M.M. : Certaines personnes ont pensé que le théâtre n’était pas ce qu’il fallait faire et ont cassé le processus. Je pense que c’était une erreur.

S.B. : Que pensez-vous de l’état actuel du théâtre en Guadeloupe ?

M.M. : Premièrement, je crois qu’il y a une grande problématique de théâtre d’auteur, du texte théâtral même, qu’il y a beaucoup trop de textes qui s’alimentent de la commémoration, du rapport au passé, du panégyrique des ancêtres, quelque chose que je comprends parfaitement et qui est nécessaire mais qui ne satisfait pas à l’expression contemporaine du théâtre. Je crois qu’il faudrait que les auteurs émergent plus que ce n’est le cas actuellement. Je pense qu’il y a des gens qui sont tout à fait capables de faire un travail extrêmement intéressant, pour ne citer que Gerty Dambury. Non seulement elle écrit, mais elle a une vision du théâtre qui évolue depuis sa première pièce qui s’appelle Carfax et que j’avais produite quand j’étais directrice du CAC.

Note:

1. Note ajoutée à la demande de Michèle Montantin : « Pendant 12 ans jusqu’en juin 2003, Michèle Kokosowski, femme de l’ombre exceptionnelle et fondatrice de l’association « Académie expérimentale des Théâtres » au Théâtre du Rond – Point à Paris, a suscité une Pléiade de « traces » : publications, vidéos, documents pédagogiques, émissions, soit un fonds magnifique qu’elle vient de léguer à l’I.M.E.C., Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine. Ainsi les classes d’Avignon avec Kantor, les dernières prises de parole de Grotowski, Strehler ou Müller. »


Cet entretien – « Michèle Montantin, une dramaturge investie dans la vie théâtrale guadeloupéenne » – a été réalisé par Stéphanie Bérard le 2 mars 2003 à Tambour-Montplaisir, Petit-Bourg (Guadeloupe). Il est publié pour la première fois sur Île en île.

© 2004 Stéphanie Bérard et Île en île


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mis en ligne : 9 juillet 2009 ; mis à jour : 21 octobre 2020