Michel Monnin, « Le parcours figuratif du naufrage »

par Sylvie Caye

(extraits de son mémoire de thèse sur Michel Monnin)

Sommaire

Malgré la prolificité, la visibilité voire la consécration récente de la littérature antillaise et plus particulièrement de certains romans antillais, on peut affirmer que les études critiques qui sont faites de ceux-ci privilégient, la plupart du temps, leur contenu, leur dimension «utilitaire» et ce, au détriment de leurs caractéristiques esthétiques. De la même façon, on s’est trop souvent contenté en les appréhendant, d’adopter des points de vue idéologiques qui ont partie liée avec une quête identitaire ou même, d’en dénier le caractère novateur en voulant à tout prix les inscrire dans la mouvance du «Réalisme Merveilleux», courant littéraire qui eut son importance mais qui ne cadre plus tout à fait avec le propos et les formes de cette littérature émergente. En effet, bon nombre de romans antillais ne s’assignent plus pour but de refléter le plus fidèlement possible un référent et si le Merveilleux y tient encore une place importante, tout se passe comme si la fonction de ce dernier s’était déplacée, ne traduisait plus comme ce fut le cas des aspirations légitimes d’ordre social ou politique nécessitant une certaine forme «d’engagement» de la littérature.

Manès Descollines, roman haïtien de Michel Monnin datant de 1985, plus encore que des textes tels que Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain ou Compère Général Soleil de Jacques-Stephen Alexis, perdrait considérablement à être lu selon les pratiques de lecture citées plus haut. Du reste, de telles lectures seraient-elles possibles? Rien n’est moins certain. Dans la mesure où Manès Descollines, récit poétique et non linéaire tout en fragments ne reflète aucun référent précis, convoque le «Merveilleux» à des fins éloignées de toute forme d’engagement, ne raconte aucune histoire à proprement parler, il m’a paru intéressant sinon indispensable d’abandonner les grilles d’interprétation ci-dessus mentionnées pour chercher à connaître et mettre en lumière à partir de caractéristiques formelles et esthétiques les significations implicites ou sous-jacentes de ce dernier.

Voilà pourquoi mon étude s’est essentiellement apparentée à une analyse de type sémiotique s’inspirant des travaux de Greimas ou même de ceux du Groupe d’Entrevernes, privilégiant la composante discursive et non pas narrative du texte, se centrant sur une figure, en l’occurrence celle du naufrage, ou plus exactement sur le «parcours» que cette figure accomplit à travers Manès Descollines, c’est-à-dire les liens que celle-ci entretient avec d’autres figures de ses champs lexical et sémantique, d’autres figures telles que la mer, les bateaux, les crabes ou même les phares.

Or, l’étude approfondie du parcours de cette figure en apparence anodine a démontré que celle-ci rejoint les thèmes majeurs de Manès Descollines, thèmes majeurs qui ne sont autres que l’aliénation d’un peintre, le désespoir d’une région, la place problématique sinon inexistante réservée à l’esthète et à la création, enfin, la très lourde hypothèque qui pèse ici sur toute forme de paternité sinon d’ascendance.

Conclusions

À partir du cheminement d’une figure, ici celle du naufrage, il me semble qu’il nous aura été permis d’accéder à des significations implicites de Manès Descollines, texte pris dans sa particularité mais aussi pris dans un réseau intertextuel circonscrit, de mettre en relief ces significations, significations qu’une approche se maintenant sur un plan exclusivement narratif, auraient probablement laissées enfouies dans ce qui s’apparente, plus superficiellement, à un mélange confus de fragments, fragments à partir desquels il aurait été difficile sinon impossible de reconstituer un tout, une unité.

Retracer le parcours figuratif du naufrage m’aura conduite successivement aux thèmes suivants: à la folie qui submerge peu à peu Manès, à une dimension plus sociale – l’abandon économique dont le Sud Ouest d’une des îles les plus pauvres au monde est particulièrement affecté –, à la lourde hypothèque qui pèse sur toute forme de paternité, mais également et surtout, à la façon dont cet échec généralisé cherche constamment à être déjoué par la convocation d’éléments empruntés à la culture et à l’imaginaire spécifiquement haïtiens.

Préfète Duffaut: Ville imaginaire (1990) collection particulière Montréal © photo Laurent Boutéraon (cliquez pour agrandir l'image)

Préfète Duffaut: Ville imaginaire (1990)
collection particulière Montréal
© photo Laurent Boutéraon

Cette étude est toutefois limitée. Et aux confins des limites de celle-ci, d’autres questions surgissent. Par exemple, si la figure du naufrage nous renvoie indéniablement à cette autre figure, celle du père, quelle serait la ou les figures nous renvoyant à la mère anonyme, cette «ignorante qui tressa des paniers et enfanta toute la longueur de sa vie qu’elle est morte sans savoir son âge et qu’il a fallu vendre au rabais nos trois seuls cochons pour l’enterrer dans la dignité» (6). Comment rendre compte d’une telle absence et comment interpréter cette absence même? Peut-être qu’une observation du parcours figuratif accompli par le cercle et ce qui s’y rattache me permettrait d’apporter, de ce point de vue, quelques éléments de réponse…

En effet, choisir de travailler autour de la figure du naufrage ne constitue qu’un choix parmi d’autres, autrement dit un choix subjectif. Comme je le soulignais dès l’introduction, il importe de se faire confiance, mais plus encore, de faire confiance au texte, ne jamais oublier que dans une oeuvre littéraire, chaque mot a son importance, que chaque mot mérite d’être écouté. Car ce n’est qu’à partir de là qu’il devient possible de remarquer un lexème particulier et de le suivre, pas à pas, dans le texte, pour reconstruire le parcours qu’il accomplit, le réseau qu’il tisse autour de lui.

Le cercle et ce qui s’y apparente, sphères et disques, tout ce qui est rond, tout ce qui enferme mais qui roule, qui échappe, qui éclate aussi, auraient pu être au centre de mon étude. Il ne s’agit pas, à ce moment-ci, d’approfondir ou de fouiller dans ses moindres recoins une autre figure… Néanmoins, et ne serait-ce qu’à titre d’exemple, il me serait possible de retracer très brièvement ce que je crois pouvoir lire à partir du parcours figuratif accompli par le cercle et de montrer que celui-ci nous renvoie, curieusement, à des significations sous-jacentes parfaitement superposables à celles qui ont été mises en lumière par l’examen attentif de la façon dont le naufrage «navigue» dans le texte.

Car au même titre que la figure du naufrage «sonde» le texte, cercles, sphères et disques le «cernent». En témoignent l’apparition de cette figure dès l’incipit du texte – «Il y a ces nuits blanches avec la mer qui frappe les quatre panneaux de ma tête dans le chant absurde des criquets en cercle autour de ma chambre» (5) – et la façon dont le texte se clôt par la réapparition de ce cercle, puis, pour finir, la manière dont Manès hurle, entouré de «fleurs [qui] se mettent à tomber, tombent en corolles, tressent des couronnes au pied de l’arbre rouge» (176)

Comme on le voit, le cercle fait son apparition sous le signe de l’absurde, du non-sens, non-sens qui n’est pas non plus absent de la problématique de Marc dont le premier «intercalé» traduit ni plus ni moins la perplexité dont celui-ci est accablé: «Mais qu’est-ce que je fous ici sur ce canapé vert au milieu de ces chants de coqs et les raclements de gorge de la chambre 17» (13). Chants de criquets, chants de coqs, raclements de gorge sont autant de bruits qu’il est impossible d’interpréter, sont autant de signes indéchiffrables. Ils se manifestent sans pour autant «signifier» à proprement parler. Rien ne sert à Manès ou à Marc d’être «au milieu» des choses car cette position centrale ne traduit ni plus ni moins qu’une rupture avec le monde.

Quant à l’aliénation envahissante de Manès dont on a vu que le naufrage n’était jamais qu’une métaphore, elle se caractérise aussi par tout ce qui peut rouler, bouger, remplir de manière incontrôlable ce qui n’est jamais, non plus, qu’une autre sphère: la tête. Les occurrences allant dans ce sens sont à la fois nombreuses et répétitives:

des pierres qui roulent vert bleu rouge dans ma tête frappent sautent comme le pop-corn avant le cinéma (10); des dés qui sonnent astres fous dans la corne emmêlée de ma tête 5, 9, as 4 tête en feu avec ces hiboux siffleurs battant des ailes à l’intérieur de ma tête (20); comme un piano dans ma tête tambour (79); O ces vagues déferlantes qui frappent les quatre côtés de ma tête… jouent dans ma tête. (83)

La tête, à bien des égards, se réduit ici à un contenant rempli d’éléments à la fois indésirables et incontrôlés. La tête est aliénée, hantée par des éléments exogènes. Et cette tête n’est que douleur au point, semble-t-il, de conduire Manès à fantasmer le départ de celle-ci, son amputation. De là peut-être toutes ces images renvoyant à la douleur mais également au morcellement du corps, à la décapitation perçue comme une forme de soulagement:

un marchand de chapeaux qui s’amène avec sa tour d’osier trébuche, vingt-trois têtes roulent dans la rivière (16); Abandonner ma tête sur la chaise et me retourner, trois fois afin d’être sûr qu’elle est toujours là sur la chaise à me regarder (24); Je sais que je n’aurai plus mal à la tête et que la mer va cesser de cogner (55); Il faut lui couler la tête à votre ami […]. Il a mal à la tête, il a souvent mal à la tête (71); et les bustes éclatent (116); les corps disloqués recommencent toujours (135); comme s’il avait voulu tuer sa tête. (162)

Les paroles elles-mêmes semblent être dénuées de toute forme de contrôle, de sens, ne traduisent le plus souvent, de fait, qu’une rupture avec le monde. En effet, il n’est pas rare de voir s’échapper des billes, des bulles et non plus des mots de la bouche: «Je vois des billes sortir de sa bouche» (54); «et mes paroles font des bulles qui s’égaillent dans la chambre, éclatent dans le silence et le bruit que je ne sais plus si je parle ou si je suis bèbè» (148). Jusqu’à cette dernière image qui n’est autre que celle du suicide, ultime passage à l’acte de Manès symbolisé par cette chute de fleurs, tombant en «corolles», tressant «des couronnes» (176), formant en fait de magnifiques mais très funestes cercles.

Choisir le cercle en tant que figure privilégiée m’aurait probablement conduite à traiter du bonheur de Manès et de Marc, bonheur ou malheur reliés à la féminité. Mais comme le parcours figuratif du naufrage nous l’a montré, on se serait également rendu à l’idée que du bonheur, il ne reste rien ou presque. Plus encore que le naufrage, la figure du cercle envahit littéralement l’évocation de ces très courtes périodes d’épanouissement. Le lexème est là et il est convoqué de manière particulièrement répétitive. Tout n’est que rondeur associée à la présence d’enfants.

Voici comment Manès, après avoir rencontré Rosemaine, l’avoir «gardée» tout en l’alphabétisant, exprime cette félicité: «Je l’avais gardée car je ne savais pas quoi faire, avec patience lui avais appris à lire et écrire pour la sortir des ténèbres: b,a fait ba en chantant, t,a, fait ta inlassablement que les enfants du quartier s’étaient approchés des claustras, avaient formé un cercle autour de la chambre, un cercle d’enfants chantant l’alphabet et je me sentais aussi fort qu’un cheval» (28). Cette alphabétisation en forme de ritournelle, de chant qui tourne sur lui-même, l’espoir de «sortir des ténèbres» Rosemaine et les enfants du quartier rendent ce cercle bien prometteur.

Pourtant, cette promesse s’estompe rapidement, assez rapidement pour que ces cercles deviennent «menaçants», ne traduisent plus que le morcellement dont Manès est victime, deviennent les signes avant-coureurs de l’échec affectif mais également économique du peintre: «Au fil des jours j’avais acquis la certitude que l’ambiance tout en ronds dans laquelle je vivais, ressemblait de plus en plus à un étang paisible dans lequel le Grand Maître lançait des pierres ricochantes au ralenti, faisant des cercles à la surface, des cercles s’élargissant imperceptiblement jusqu’à former des droites qui se dressaient menaçantes à l’horizon et je me sentais de plus en plus dérangé à force que rien d’autre se passait. Alors mon esprit se mit à tournoyer au-dessus de mon propre corps tel le malfini, prisonnier de ce bonheur immense, dans la chambre, au-dessus de ma tête» (29). Au cercle rassurant s’est substitué le tournoiement de l’épervier s’apprêtant à fondre sur sa proie, épervier métaphorique de la dépersonnalisation dont Manès souffre.

La déroute est bien proche… Dès le paragraphe suivant, Manès nous apprend que «trois mois après la naissance de Nirva, Rosemaine abandonna la machine, que la petite se mit à tousser et que le patron exigeait encore des tableaux» (29) désormais introuvables. À l’image des «commères en délire» (52), des «chipies fascinées» (53), des «femmes» devant lesquelles, toujours plurielles, le père a humilié Manès, à l’image des «femmes [qui] se tiennent le ventre de rire» (173), Rosemaine se moque de Manès, l’humilie elle aussi, et ce, dans la plus stricte indifférence: «Le soir elle partait sur ses talons-quiquite, bien belle bien poudrée, ne revenait qu’au matin, triste» (29). De fait, Rosemaine a beau, grâce à Manès, être «sortie des ténèbres», tout se passe comme si elle rejoignait les rangs de toutes ces femmes anonymes et hostiles qui entourent Manès et dont la première n’était autre que la mère de celui-ci.

Pour Marc, dont on sait très bien qu’il est «rivé à l’esquif de la chambre 19» où son fils étouffe, «les assiettes» et leur rondeur associées au bonheur ne renvoient qu’à une plénitude irrémédiablement révolue, ne relèvent que de la nostalgie: «Quand l’heure du repas du soir est venue et que je suis à table avec eux je me dis: « Le petit garçon a dix ans. » Déjà!… Comme le temps passe… La maman remplit les assiettes et le bonheur est partout dans la chambre» (45). Comme on le sait, rondeurs et pleins bien circonscrits de ces assiettes dans le lieu clos qui est la chambre sont dépourvus de toute promesse d’avenir puisque le temps qui «passe» ne mène qu’à la mort et au vide, à une bouteille qui sera, nous dit-on «débranchée» (165). Remarquons au passage qu’au même titre que Manès se sent «prisonnier» d’un bonheur pourtant «immense» (29), le bonheur de Marc se réduit à bien peu de choses: à de vulgaires assiettes remplies. Se confirme ici, encore, cette même hypothèse: qu’à partir de ce trop plein, ce trop simple voire ce trop utilitaire, qu’il s’agisse d’une vie qui ronronne autour d’une machine à coudre ou de vulgaires ustensiles de cuisine, aucune création ne peut décidément s’épanouir, que celle-ci s’inscrive dans le registre du réel, la procréation, ou dans l’ordre symbolique, la peinture.

Enfin et toujours de ce point de vue, la relation qu’entretient Marc avec les femmes sinon toute féminité, je pourrais m’attarder sur cette scène érotique où Marc évoque une certaine Jeanne. Là encore, comme il fallait s’y attendre, le corps proprement féminin n’est entrevu qu’à travers ses rondeurs mais sur un mode à la fois conflictuel et fragmentaire. Jamais Jeanne ne semble constituer une entité à part entière. Son corps est tout simplement décomposé alors que ce dernier finit pas s’assimiler à un arc, une arme: «Escargot, le majeur s’allonge, s’étire…»(143); «les mains de Jeanne montent en vrille» (144); «ses mains redescendues […] s’arrêtent sur ses genoux dorés et ronds» (144); «sa jambe décrit un arc de cercle» (144); «Jeanne marche vers la dodine ne s’appuyant que sur la partie arrondie de ses pieds nus» (145); «l’arc de ses pieds bande» (145); «ses mains dorment sur ses genoux» (146). Et à tous ces fragments s’ajoute une autre forme de morcellement, morcellement qui stigmatise la relation proprement dite: «Jeanne écartelée!… Jeanne, des Jeanne se multipliant qui s’enfuient à reculons qu’elles vont s’écraser sur le mur du fond» (145); «qu’elles vont finir par se désintégrer […] que seuls les craquements du bois saccagent notre silence» (146). Admettons qu’au décours de cette scène, nous ne sommes pas très éloignés de la dernière vision de Manès: celle de l’éclatement pur et simple de tout féminin, de son infinie démultiplication. Quant au silence, celui-ci pourrait bien traduire la fin de toute expression d’un imaginaire un tant soit peu créatif…

Enfin, choisir de travailler «autour» du cercle et de tout ce qui s’y rattache, m’aurait incontestablement menée à une dimension sociale du texte, et ce, au même titre qu’à travers le naufrage, il a été possible de lire le déclin, voire la décrépitude de l’île, île dont la mer n’est jamais que la circonférence, cette ligne fermée autant qu’infranchissable, aliénante au sens propre autant qu’au figuré…

J’ai beaucoup insisté sur la scène finale du texte où les «criquets en cercle» (5,162) réapparaissent. Mais cette foule circulaire formée d’individus réduits à des insectes indifférenciés, incompréhensibles, dévastateurs n’est pas, loin s’en faut, la seule du texte. De fait, comme dans le cadre d’un très long spectacle, la foule, tout au long du texte, ne cesse de cerner Manès qui d’emblée ou presque la pressent comme quelque chose qui serait de l’ordre de la déperdition, du dépérissement dont le corps social mais dont lui aussi, en tant qu’individu, sont affectés. Je crois avoir montré combien ceux qui entourent Manès lui reprochent tacitement ou beaucoup plus explicitement de n’être au fond qu’un imposteur, un parasite social. Inversement, Manès ne peut concevoir l’autre ou les autres que comme des prédateurs qui en veulent à ses forces vitales et à celles de sa fille. En témoigne cette très longue phrase, à peine ponctuée, et qui, de ce point de vue, est inaugurale: «mais moi je sais bien qu’elle négligera l’enfant, trop busy la Rosemaine avec son conseil de paroisse Catholique-Apostolique-Romain que dès le matin ses frères et soeurs se réunissent en cercle sur ma galerie chantent des cantiques récitent des prières mangent mon pain boivent mon café si-tant-bon-si-tant-bien que compère Louinès m’a demandé t’en prie souplait un ti-mamba et de la gelée de goyave pour étendre sur mes biscuits qu’ils vont finir par coucher sur ma galerie m’empêcher de vivre qu’ils reviennent le soir fatiguer les fauteuils et que Rosemaine distribue les encore et la petite se met à tousser» (10-11). Dans cette phrase, pour ce qui concerne la foule qui ne cesse de hanter le texte, tout est déjà contenu, hormis peut-être cette notion d’enfermement, certes, pour l’instant, d’ordre familial, mais qui, pour autant, ne se fait pas attendre: «Tu vois patron, j’ai fini par comprendre. Ils veulent m’enfermer dans un triangle» (11).

Or, s’il ne s’agit ici que de beaux-frères ou de belles-soeurs greffés à la vie de Manès, il est frappant de constater combien la foule, sorte de famille élargie qui ne cesse d’accompagner les principaux acteurs du texte, se caractérise, elle aussi, par l’apragmatisme, une inertie qui nous donne l’impression qu’à part regarder, rire, se taire, ou pire «s’appuyer» ne serait-ce que pour se maintenir debout dans la dignité, il n’y a rien à faire dans ce pays. De plus, l’omniprésence de cette foule renforce cette idée qu’il n’existe dans ce microcosme aucune sphère privée, aucune intimité possible. Toutes les conversations, tous les gestes semblent épiés par des êtres qui, le plus souvent en cercle, sont parfaitement désoeuvrés. Les occurrences faisant état de cet apragmatisme s’apparentant nécessairement à une forme de dépendance, à une «solution» qui ne pourrait venir que «d’ailleurs» et tout particulièrement de la mer, sont innombrables. Je me contenterai de n’en citer que quelques unes, à titre d’exemples: «Il dit qu’il a dû se résoudre à le faire [peindre ses murs en noir] parce que les Haïtiens ne peuvent rester debout sans s’appuyer» (6); «Car depuis ce temps que nous parlons, il y en a partout des badauds, pendus aux fenêtres, appuyés aux grandes portes du magasin, dans la rue qui se hissent sur la pointe des pieds, se poussent pour ne rien manquer du spectacle» (67); «Que nous ne disons rien, et que les badauds en cercle autour de la boutique commencent à s’en aller avec attrition» (70); «et tous les badauds se retournent, regardent la mer comme si quelque chose allait enfin se passer» (71); «Et tout le monde rit, qu’il y a même des badauds qui se poussent des coudes et certains qui le montrent du doigt» (72); «Et les badauds s’écartent avec mollesse pour nous laisser passer» (76); «Et la foule joyeuse bat des mains, fixe l’horizon avec certitude» (179)…

Ceci est révélateur de l’état économique de la région et atteste bien du fait qu’à la prospérité de jadis s’est substituée la pauvreté d’aujourd’hui, que si «le commerce marchait très fort» (60), que «l’argent circulait» (60) à l’imparfait, dans la longue durée, «les rues se vidèrent, le commerce dégringola» au passé simple, brutalement (69). Et ce, là encore, non pas en raison de la fatalité, de catastrophes naturelles, du non-retour de quelques bateaux ou de l’absence du seul Dieu Préserve, mais bien, encore une fois, en raison de la trahison proprement politique de certains: «Quand ni sage ni fou Antoine Simon se mit à construire des voies ferrées les sages l’accusèrent de coucher avec son bouc et le renvoyèrent à sa section rurale afin que la démocratie éclairante puisse continuer à progresser sur nos sentiers tortueux et que les révolutions permanentes demeurent banalités journalières cercles d’airain» (96).

De là ces cercles de badauds, ces cercles de criquets, ou, pire encore, d’individus plus réifiés encore, réduits à de tout petits disques, en l’occurrence des boutons, que ces boutons soient roses ou noirs… À preuve, l’issue de ce dialogue complètement décousu, où chaque interlocuteur donne pour impression de ni plus ni moins soliloquer. Alors que Dufanal parle du déclin de l’île, que Marc relate combien il n’a jamais eu de chance avec ses dindes de Noël, une fillette n’entre dans la boutique de Madame Dufanal que pour lui demander «deux boutons roses» tout en «dénouant son mouchoir crasseux» (61). La réaction ne se fait pas attendre et la boutiquière s’exclamant «Deux boutons! Quelle misère» (62) fournit à Manès, semble-t-il, l’occasion idéale d’ironiser sur la comparaison éventuelle, ayant trait à la valeur (de l’individu?), entre les couleurs rose et noire: «Deux gourdins deux boutons roses? Combien pour deux boutons noirs?» (72) C’est ainsi, et ce, alors que Dufanal, imperturbable, poursuit son exposé sur le déclin, évoquant le départ des «jeunes [qui] partent, prennent le canter» (72), qu’il devient évident aux yeux de Manès que ces jeunes Haïtiens s’enfuyant, devenant boat people, peuvent être assimilés, précisément, à ces fameux boutons. En témoigne cette répartie pour le moins saugrenue, cette conjuration très imaginative, – comme si le langage s’avérait être le dernier espace possible de liberté –, faisant appel au lexique de plusieurs langues comme s’il s’agissait de lutter contre un complot international et ce, d’autant plus qu’il s’agit d’un destin malheureusement trop partagé: «Fort! Fort-Lauderdale, ha! ha! On a fait des camps! Parqués comme des cochons les compadres! Boat people les braceros de Miami!… Et la mer qui en avale puis les vomit, gonflés, sur les «beach» des blancs!… Pas de canne de vie pour les boutons de Fort-l’eau-delà…» (73).

Outre le fait qu’elle recoupe avec précision la figure du naufrage, cette réponse m’intéresse d’autant plus qu’elle révèle une impossibilité, celle d’échapper vivant ou digne, «campé» ou debout de cet immense cercle qu’est l’île, île «où chaque jour est une désespérance» (60), cercle lui-même encerclé par la mer…

Ne reste plus qu’à s’enfermer dans le silence de cette île dont les rires de l’enfance se sont absentés, enfermement qui rejoint les sensations d’étouffement, d’asphyxie du noyé, de l’absence de tout avenir, soulignées à l’issue de l’étude du parcours figuratif accompli par le naufrage. Un enfermement dont Manès prend acte dans les termes suivants: «Les rires des enfants qui me parvenaient en voltes joyeuses se sont arrêtés comme si les enfants les avaient ravalés, qu’ils ne rient plus, leurs jeux sont des pantomimes, et quand ils lancent leurs billes, je vois des jets de lumières atterrir dans le cercle qu’ils ont tracé sur le sol. Ma vie est un cercle un cercle qui roule entre la fourche des guidons de fil de fer poussés par les enfants à demi-nus. On est toujours prisonnier d’un cercle qu’il soit port-au-princien ou populaire avec des femmes austères derrière leurs éventails lents ou des enfants maigres raclant le fond d’une marmite» (96). Tout se passe comme si, nous était donnée ici une confirmation de plus du fait que depuis «la scène du petit cheval», Manès a dû ravaler ses propres rires d’enfant, qu’il n’a jamais pu échapper à ce cercle ne confinant qu’enfants pauvres et tristes…

Ainsi et même si je n’ai pu retracer que les grandes lignes du parcours accompli par la figure du cercle dans Manès Descollines, il m’apparaît que cette figure met elle aussi en lumière l’aliénation de Manès, nous renvoie peut-être à la figure maternelle dans ce qu’elle a d’indifférencié, d’éclaté et de peu fécond, à l’enfermement et à l’étouffement de l’individu au sein d’un corps social malade, d’une collectivité qui dépérit. De fait, le cercle et tout ce qui s’y rattache, loin de diverger de ce qui a pu émerger de la problématique du naufrage, nous renvoient semble-t-il à des thèmes communs, recoupent ce que j’ai par ailleurs pu souligner de manière beaucoup plus fouillée.

Voilà pourquoi je n’exclus pas l’idée que des figures, par définition plurielles, diversifiées, travaillent dans un même sens le texte qu’est Manès Descollines et qu’à force de travailler dans un même sens, elles confèrent à ce texte une unité que l’on ressent a priori sans pouvoir, dans l’immédiateté, rendre compte.

De fait, se confirme ici, me semble-t-il, l’idée que Manès Descollines échappe doublement au «Réalisme Merveilleux» défini par de nombreux auteurs et critiques. En effet, au même titre que ce texte ne cherche manifestement pas à représenter «fidèlement» un référent, le Merveilleux qui l’anime par moments ne se donne aucunement pour fonction de traduire explicitement des aspirations d’ordres social ou politique. Aussi et décidément, pour l’instant, Manès Descollines demeure inclassable.

Enfin et au terme de cette étude, je souhaiterais confirmer l’hypothèse en vertu de laquelle il serait intéressant d’évaluer, à partir d’un corpus plus étendu mais ne mettant en jeu qu’une intertextualité précisément circonscrite à la Caraïbe, dans quelle mesure, donc, certaines images ou figures semblent se faire écho, caractériser ce contexte discursif. Comme si la créativité dans ce qu’elle a de plus éclectique, qu’elle soit picturale ou littéraire, associée à la force d’un imaginaire collectif qu’elle véhicule, comme si de nouvelles esthétiques ou formes encore indéfinies contribuaient plus que tout autre phénomène à démarquer la Caraïbe du reste du monde…


Ce texte de Sylvie Caye, «Le parcours figuratif du naufrage», correspond aux conclusions de son mémoire de maîtrise intitulé «Le parcours figuratif du naufrage dans Manès Descollines, roman haïtien de Michel Monnin» (mémoire dirigé par Christiane Ndiaye, Université de Montréal, 2000, pages 84-98). Il est reproduit ici avec la permission de Sylvie Caye. Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages du roman de Michel Monnin.


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mis en ligne : 1 octobre 2002 ; mis à jour : 29 octobre 2020