Michel Ducasse, 5 Questions pour Île en île


Le poète Michel Ducasse répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 54 minutes réalisé à Tamarin (Île Maurice) le 28 juin 2009 par Thomas C. Spear.
Caméra : Anjanita Mahadoo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Frédéric-Charles Baitinger.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Michel Ducasse.

Note technique : filmé en fin d’après-midi, vous remarquerez une lumière déclinante vers la fin de l’entretien.

début – Mes influences
15:55 – Mon quartier
20:25 – Mon enfance
37:31 – Mon oeuvre
47:02 – L’insularité


Mes influences

J’écris beaucoup plus de poésie que de prose. Mon premier contact avec la poésie, je l’ai eu dans une école mauricienne où j’ai étudié les grands poètes romantiques anglais (Keats, Shelley, Wordsworth) et le théâtre de Shakespeare. Bien entendu, j’ai aussi lu des textes comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry et Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier. Quand je suis parti faire mes études en France, j’ai découvert une poésie plus moderne avec des auteurs comme Prévert, Aragon et Éluard – autant des poètes de la résistance (des poètes engagés) que des poètes de l’amour (des poètes lyriques) – et des auteurs et des textes que je n’aurais jamais lus à Maurice, comme Guillevic, par exemple.

Avec internet, je m’intéresse à de jeunes auteurs. J’essaie de voir ce qui s’écrit aujourd’hui. Je me suis intéressé au slam, à son rythme, à ses thèmes. C’est une poésie moins intellectuelle, mais qui touche directement les jeunes, qui leur permet d’entrer dans la poésie. Le slam leur permet de comprendre que le poète n’est pas une personne qui est coupée de la réalité, mais quelqu’un qui s’intéresse aux problèmes sociaux et politiques de son époque. Dans ma poésie, et tout particulièrement dans ma poésie en créole, j’essaie aussi d’y inclure une part de revendication politique et sociale. Ma relation à la langue française et à la langue créole est une relation spéciale. Quand j’étais petit, mes parents me parlaient autant en français qu’en créole. Ces deux langues ne sont pas mes langues maternelles, mais les langues qui m’ont materné. Parler deux langues est quelque chose de naturel pour moi.

Le premier contact avec la poésie mauricienne était Édouard Maunick. J’avais 15 ou 16 ans quand En mémoire du mémorable est sorti ; j’ai acheté ce recueil avec l’argent de poche que me donnaient mes parents. À cette époque, je commençais à écrire mes premiers textes sous la forme d’un journal intime que j’écrivais en vers. J’ai toujours écrit en vers. Bien sûr, à l’époque, j’écrivais mal, mais je ne m’en suis rendu compte qu’en lisant ce recueil de Maunick, car il m’a permis de comprendre que la poésie n’est pas seulement un jaillissement, mais aussi un travail sur la langue, sur le rythme. À la même époque, j’ai acheté Paroles de Prévert. Ça a été un véritable choc pour moi. Ça m’a permis de réaliser qu’on pouvait utiliser la langue de tous les jours et qu’on pouvait dire des choses très fortes sur la société, sur la bêtise des gens et sur l’amour avec une pareille langue. Même si on reproche souvent à ce genre d’auteur une certaine facilité, écrire avec une langue aussi simple que Prévert ou Maunick, ce n’est pas facile du tout.

Jusqu’à l’âge de 21 ans, je n’ai pas écrit de poésie engagée. J’écrivais sur ma propre vie. Sur mes amours, etc. Ce n’est qu’avec ma rencontre avec Aragon (et la musique de Léo Ferré, qui chantait Aragon) que les choses ont commencé à changer pour moi. Le roman inachevé est une oeuvre qui, contrairement à ce que laisse entendre son titre, est un recueil de poésie dans lequel Aragon raconte en vers sa vie – et notamment son enfance (le moment où il découvre que la femme qu’il pense être sa soeur est, en fait, sa mère). Ce qui m’a particulièrement impressionné, c’est la façon dont Aragon mêle sa vie personnelle et son engagement politique (dans la Résistance, dans le parti communiste). Cette fusion de l’intime et du politique m’a permis de comprendre qu’on peut, en poésie, réunir ce qu’il y a de plus intime et de plus universel.

J’ajoute à cette liste d’auteurs qui m’ont marqué le nom de Dev Virahsawmy, car il me semble que tous les poètes mauriciens qui écrivent en créole, aujourd’hui, ont une dette envers lui. C’est le premier qui a publié en créole. C’est aussi lui qui a démontré, le premier, en tant que linguiste, que le créole était une véritable langue et non, comme on pouvait encore le prétendre à l’époque, un simple dialecte. Cela paraît tout à fait irréaliste, aujourd’hui, mais c’est un débat qui avait lieu, encore, à la fin des années soixante. Moi-même, j’ai mis longtemps à écrire en créole. Je n’ai véritablement commencé à le faire qu’au moment où je suis parti vivre en France. Mais une fois que j’ai commencé à le faire, je n’ai jamais plus arrêté. Mon premier texte en créole a été publié dans un journal mauricien alors que je vivais encore en France.

Mon quartier

Je suis né à Beau-Bassin, et j’y vis encore, aujourd’hui, dans le quartier Beau-Bassin Rose-Hill. Mais ce n’est pas une ville où je vis réellement. Je passe bien plus de temps à Port-Louis, sur mon lieu de travail. Je ne suis pas quelqu’un qui appartient à un lieu. Mon inspiration n’est pas liée à l’endroit dans lequel je me trouve au moment où j’écris. Je me méfie, d’ailleurs, des gens qui revendiquent une appartenance, que cette appartenance renvoie à un lieu, à une religion, à une caste ou à un clan. Je me définirais plutôt comme un grand marcheur (je n’ai pas mon permis de conduire). Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours aimé marcher.

Mon enfance

Dans beaucoup de mes poèmes, je parle de mon enfance. C’est une époque de ma vie qui m’a profondément marqué. J’ai grandi à Goodlands qui n’était pas une ville, mais un village où les gens se connaissaient bien. Il y avait encore une certaine solidarité entre les gens que l’on ne retrouve plus à Maurice. Dans la première maison dans laquelle j’ai vécu, il y a avait des arbres fruitiers ; mes parents partageaient avec les voisins les fruits qu’ils ramassaient. Je suis allé à l’école à Goodlands, car mon père ne voulait pas m’envoyer à l’école en ville, car il considérait que ses enfants se devaient d’aller à l’école là où il avait choisi de vivre – et non dans un endroit qui ne leur ressemblait pas. Ça a été une chance extraordinaire pour moi, car je me suis retrouvé dans une école où toutes les couches sociales étaient représentées : il y avait aussi bien la fille du pharmacien que le fils du boutiquier ou la fille du boulanger. C’était l’Île Maurice réelle et non l’Île Maurice des clivages, des clans, des communautés séparées. C’est grâce à cela que j’ai pu grandir et fréquenter les gens de mon village, que j’ai pu connaître des gens qui ne venaient pas de la même classe sociale que moi. Et c’est cette expérience de mixité dont je parle dans mes poèmes. Cette mixité, pour moi, n’est pas quelque chose de négatif, mais une chance inouïe.

Même si j’ai toujours été un élève brillant, mes meilleurs amis ont toujours été des cancres, ou tout au moins des gens pour qui la réussite scolaire ne représentait pas tout.

Un souvenir de Goodlands : se perdre dans les champs de canne.

Un autre élément important de ma jeunesse, c’est l’amour de la lecture et de la langue ; amour qui m’a été essentiellement transmis par des femmes : par les premières maîtresses d’école ainsi que par ma mère qui m’a appris à me servir d’un dictionnaire. Bien plus tard, au moment où je faisais mes études en France, à Nancy, j’ai créé un jeu qui consistait à inventer un mot et à lui donner un sens poétique qui puisse respecter la forme d’une définition de dictionnaire. C’est comme cela que j’ai trouvé le terme « calindrome » (qui deviendra, plus tard, le titre d’un de mes recueils de poésie) qui voulait dire, pour moi : un mot que l’on peut caresser dans les deux sens.

Mon œuvre

J’ai commencé à écrire à l’âge de 15 ans. J’ai publié mon premier recueil de poésie en 2001, à l’âge de 39 ans. Je suis donc un auteur qui a publié tardivement. Je voulais publier quelque chose qui puisse plaire, tant par son contenu que sa forme graphique. C’est Patrice Offman qui s’est occupé de la présentation graphique de mes premiers poèmes. Depuis lors, je travaille avec lui. Nous avons publié ensemble quatre recueils.

Mon premier recueil regroupe des textes que j’ai écrit entre l’âge de 21 ans et l’âge de 39 ans : soit 15 ans de poésie. Dans ce premier recueil, Alphabet, il n’y a pas vraiment de fil conducteur. C’est un choix de textes présentés selon un ordre alphabétique.

Mon deuxième recueil, Mélangés, est plus élaboré. Il se divise en trois parties. La première : l’enfance de l’île, la langue créole (qui est, pour moi, comme le blues – pour autant que la langue créole est née du fait de l’esclavage). La deuxième partie : mon enfance. La troisième partie : un ensemble de textes que je n’avais pas pu mettre dans mon premier recueil.

Dans mon troisième recueil, Soirs d’enfance, j’aborde le thème de l’enfance sous trois regards différents. La première partie est le regard d’un enfant sur une ville dévastée par la guerre (ou plutôt, le regard du poète regardant un enfant en train de regarder la ville). La deuxième : mon adolescence. La troisième partie est dédiée à ma fille, car c’est grâce à elle qu’il m’est donné de pouvoir revivre, en ce moment, une partie de mon enfance. J’ai appelé cette partie, avec un clin d’oeil à Aragon, « Les yeux de Lisa ».

Calindromes est un recueil de la maturité. Il est un juste équilibre entre poésie lyrique et poésie engagée. C’est un recueil qui parle de l’idée d’ouverture, de partage des cultures, de mixité.

L’Insularité

Vivre sur une île, c’est être prisonnier de l’île. Mais, à cet emprisonnement, certaines personnes en ajoutent encore un autre : celui de leur prison intérieure. J’ai eu la chance de pouvoir partir de l’île pour faire mes études en France. Ce départ m’a permis de m’ouvrir sur le reste du monde – tout en me donnant, bien entendu, l’envie de revenir vivre sur l’île. C’est pourquoi je dirais que mon insularité est une insularité ouverte sur l’autre. Il est une île, au fond de moi, une île dont je rêve et qui devrait être l’île que j’ai connue quand j’étais enfant, une île sereine et non pas l’île Maurice telle qu’elle est maintenant : une île pleine de préjugés, pleine de non-dits. Il ne faut pas se taire, mais il faut parler. C’est ce que je fais dans ma poésie, et ce que commencent aussi à faire les nouveaux romanciers mauriciens. Ils osent, enfin, parler des vrais problèmes que traverse l’île Maurice et non plus seulement de la beauté exotique de l’île. Maurice n’est pas une île paradisiaque ; elle a beaucoup de problèmes économiques, politiques et sociaux. Le projet sur lequel je travaille en ce moment, avec le blues-man Éric Triton, va parler de la manière dont le créole peut rejoindre le blues (nés au moment de l’esclavage), ou plutôt, de la manière dont le blues peut prêter sa force (son rythme, son soul) au créole, donner du poids à ses mots, à ses revendications. Quand Triton chante mes poèmes, ils deviennent beaucoup plus forts. Je ne veux plus me taire, mais plutôt faire entendre ce que j’ai à dire sur les problèmes de mon île et le dire haut et fort. Tout le monde pourra vivre ensemble ; il faut l’entendre dans le sens le plus noble du terme.


Michel Ducasse

Michel Ducasse, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Tamarin (2009). 54 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube : 6 juillet 2014.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Anjanita Mahadoo.
Notes de transcription : Frédéric-Charles Baitinger.

© 2014 Île en île


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mis en ligne : 6 juillet 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020