Mayotte Capécia, Je suis martiniquaise

(extraits)

Lorsque nous étions petites, ma sœur jumelle et moi, nous nous ressemblions tellement que notre mère devait nous faire rire pour nous reconnaître. Pourtant, nous sommes très différentes de goûts et de caractère. Moi, par exemple, je n’ai jamais été très douée, j’appris à marcher beaucoup plus tard que Francette. Ma mère suspendait devant ma bouche un régime de bananes. Je cherchais alors à les attraper, car je les adorais. Je crois bien que c’est par gourmandise que j’ai appris à marcher.

De ma petite enfance, je ne me souviens de rien, sinon que j’aimais battre Francette. Mais nous fûmes assez vite séparées, mes parents ayant confié ma sœur à une tante qui n’avait pas d’enfant.

Je restai donc seule à la maison, une maison de bois avec un toit de chaume, une maison de pêcheur à l’extrémité du village du Carbet, une maison à un étage, comme en habitaient les gens de couleur ou les blancs pauvres…

(Je suis Martiniquaise, pp.7-8)


Trois chapitres de la première partie sur l’enfance du premier roman sont consacrés à la question de l’éducation religieuse, de la communion solennelle et aux sentiments amoureux – et fort innocents – de la jeune Mayotte (elle a une douzaine d’années) pour le curé français du village. Voici le passage tant cité (en abrégé) qui inspira à Frantz Fanon son célèbre diagnostic de « complexe de lactification », faisant ainsi de Mayotte Capécia pour un demi-siècle l’icône de l’aliénation raciale antillaise.

– C.M.

 

– Il faut p’ofiter de ta p’emiè’ communion, ajouta [ma mère], pour te recueilli’ et p’ier pou’ ta vie futu’. La vie est difficile pou’ une femme.

Je me souvenais de Loulouze, qui m’avait dit une phrase presque pareille « surtout pou’ une femme de couleu’ » avait-elle dit. Et voilà que je me découvrais une grand’mère blanche ! Je m’en trouvais fière. Certes, je n’étais pas la seule à avoir du sang blanc mais une grand’mère blanche, c’était moins banal qu’un grand-père blanc. Et ma mère était donc une métisse ? J’aurais dû m’en douter en voyant son teint pâle. Je la trouvai plus jolie que jamais, et plus fine, plus distinguée. Si elle avait épousé un blanc, peut-être aurais-je été tout à fait blanche ?… Et que la vie aurait été moins difficile pour moi ? Mais que voulait dire ma mère, que voulait dire Loulouze ? La vie ne me semblait pas difficile. Je savais en regardant Francette, et parce que les garçons me le disaient, que j’étais jolie et gracieuse. Certains assuraient même que j’étais belle, adorable, et mon parrain, par exemple, me trouvait charmante. Il me l’avait dit encore le jour même, en me donnant dix francs…

Je songeais aussi à cette grand’mère que je n’avais pas connue et qui était morte parce qu’elle avait aimé un homme de couleur, martiniquais. Comment une Canadienne pouvait-elle aimer un Martiniquais ? Moi, qui pensais toujours à Monsieur le Curé, je décidai que je ne pourrais aimer qu’un blanc, un blond avec des yeux bleus, un Français.

(Je suis Martiniquaise, pp. 58-59)


La jumelle de Mayotte Capécia. Au mur: Portrait de Mayotte Capécia (1953), de Mercan. Photo prise à Paris © 1994 Christiane Makward

La jumelle de Mayotte Capécia. Au mur: Portrait de Mayotte Capécia (1953), de Mercan.
Photo prise à Paris © 1994 Christiane Makward

 

L'Information, Fort-de-France, vendredi 29 avril 1949.

L’Information, Fort-de-France, vendredi 29 avril 1949.


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mis en ligne : 7 janvier 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020