Daniel Maximin, Sur Aimé Césaire

Pour parler d’Aimé Césaire, cet homme dont l’envergure littéraire et politique en fait une des grandes figures du XXème siècle, j’aime à citer ces vers de son plus récent recueil de poèmes: Moi Laminaire, par lesquels il se définit lui-même le plus complètement:

J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable…

En cinq vers tout est dit, de la manière la plus juste et la plus poétique : Aimé Césaire est un homme de conviction, de création, de témoignage et de fidélité:

En effet ce qui définit Aimé Césaire c’est d’abord une fidélité à l’histoire, l’exigence du droit à la mémoire, le refus du silence sur les crimes du passé: le génocide amérindien, la traite, l’esclavage et l’oppression coloniale dont les séquelles aujourd’hui encore ne sont pas entièrement éradiquées.

C’est aussi l’exigence de témoigner des combats incessants de son peuple pour sa liberté et sa dignité. Dès son premier texte, le Cahier d’un retour au pays natal, la volonté de peindre la métamorphose de « cette foule inerte » brisée par l’histoire, en un « peuple debout, un pays debout et libre », structure tout le mouvement de ce poème qui depuis cinquante ans a fait le tour du monde pour éveiller la mémoire et l’espoir des opprimés, avec sa célèbre proclamation « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ».

Mais au-delà du témoignage, Césaire est aussi l’homme du vouloir, c’est-à-dire de l’action et de l’engagement collectif tout au long de sa longue carrière politique.

Pendant les décennies où il a représenté sans rupture la Martinique à l’Assemblée Nationale, des générations de députés de tous bords revenaient en séance quand il avait la parole, pour apprécier les qualités de style, d’humour et de pugnacité du grand orateur, mais aussi et surtout la conviction, la rigueur et l’amplitude de vision de l’homme politique. Il ne s’est jamais englué dans le court terme politicien, le souci partisan ou le sectarisme idéologique. Il a au contraire donné l’exemple de ruptures risquées et solitaires, de positions à contre courant des postures démagogiques ou des majorités sûres, comme lorsqu’il écrit ces deux grands textes politiques majeurs que sont le Discours sur le colonialisme et la Lettre à Maurice Thorez, accompagnant en 1956 sa démission du Parti communiste dont il était la principale figure issue des colonies.

Je retiens aussi que ce familier des grands rêves est aussi un bâtisseur lucide du présent, et qu’il a toujours veillé à confronter ses convictions et sa pensée à l’épreuve du concret, au souci quotidien de la vie publique et à l’écoute des aspirations immédiates de la population de la Martinique et des habitants des quartiers modestes de sa ville de Fort-de-France. Et ceci sans jamais se considérer ni au-dessus de son peuple comme un guide omniscient, ni caché derrière par prudence électoraliste, mais debout à côté de lui, traducteur fidèle de ses exigences, de ses avancées comme de ses lenteurs, mais aussi véritable éveilleur de consciences et rassembleur des volontés sincères. Comme le souligne la devise du parti qu’il a fondé, c’est d’abord le travail collectif des Martiniquais qui est pour lui la clé de l’avenir.

Et la principale leçon de son action politique, c’est bien cette certitude toujours affirmée que les véritables avancées de la liberté et de la dignité ne sont pas celles qui s’octroient d’en haut ou qui se décrètent d’ailleurs, mais celle qui se conquièrent par la responsabilité collectivement assumée.

Tout cela bien entendu ne va pas sans les blessures et sans les silences qui l’habitent selon son propre aveu. Et c’est sans doute aucun sa puissante créativité poétique et dramatique qui l’a aidé à préserver sa « soif irrémédiable » malgré toutes les sécheresses et tous les cyclones subis dans son histoire.

C’est par exemple son théâtre, où défilent dans ses quatre pièces une galerie de bâtisseurs sur les champs de ruines de l’histoire: les deux héros mythiques du Rebelle et de Caliban, qui encadrent les deux figures historiques du Roi Christophe et de Patrice Lumumba, creusant jusqu’à la mort les fondations de leur nation toute neuve à Haïti et au Congo.

Et pour cet homme de paroles, maître de l’oralité autant que de l’écriture, c’est en définitive surtout la poésie qui constitue sa « parole essentielle », réunissant les héritages culturels de trois continents, et qui en fait à coup sûr un des grands poètes de ce siècle, dont l’exemple et la lecture donnent à nous tous ses lecteurs de par le monde: « la force de regarder demain ».

Daniel Maximin et Aimé Césaire dans le bureau de Césaire à Fort-de-France le jour de son 90e anniversaire, le 26 juin 2003. Photo © Christiane Jean-Étienne

Daniel Maximin et Aimé Césaire dans le bureau de Césaire à Fort-de-France le jour de son 90e anniversaire, le 26 juin 2003.
Photo © Christiane Jean-Étienne


Ce texte inédit de Daniel Maximin, « Sur Aimé Césaire », est offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteur, en hommage à Aimé Césaire.

© 2003 Daniel Maximin


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mis en ligne : 6 novembre 2003 ; mis à jour : 21 octobre 2020