Daniel Maximin, 5 Questions pour Île en île


L’écrivain Daniel Maximin répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 47 minutes réalisé à Paris le 16 juillet 2019 par Sur la Route de la Vidéo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Daniel Maximin

début – Mes influences
9:36 – Mon quartier
16:45 – Mon enfance
22:30 – Mon oeuvre
36:16 – L’insularité


Mes influences

Comme lecteur, j’ai toujours su que les écrivains n’avaient pas d’origine, ni d’adresse, ni de couleur. Enfant, un des livres qui m’a frappé, c’était Bug Jargal de Victor Hugo. C’est un livre qui raconte la révolte d’un noir haïtien, un esclave qui était libéré et poursuivi par des colons au moment de la révolution haïtienne. Il était le représentant de la dignité et de la liberté au point même qu’il a sauvé une petite fille blanche qui était poursuivie par des colons qui allaient la tuer ou la violer. Après, il est mort dans la dignité de son combat comme un héros. Pour moi enfant, Victor Hugo était un Haïtien. Ce n’est pas un vieux monsieur français, ou un habitant du pays du colonisateur. J’ai toujours détaché l’œuvre de la personne, ou de son contexte, de sa race, de sa couleur, ou de son époque. Ça m’a donné cette idée de la littérature comme liberté absolue.

Quand Hugo a écrit ça, il avait 16 ans. Il n’avait évidemment jamais été en Amérique. Dans son enfance, la révolution était un grand sujet de l’époque. En particulier la révolution haïtienne et l’abolition de l’esclavage. Il a lu des journaux, pris des notes et regardé des choses sur l’histoire d’Haïti et il a fait un livre avec une précision sur les plantes, la forêt, les endroits comme quelqu’un du pays. Ça, c’est la force de la littérature. C’est l’une des choses qui m’a amené à la littérature.

J’étais toujours déjà dans la poésie. C’est-à-dire, mettre en musique les idées. La poésie, c’est une musique, une harmonie et des sonorités avant d’être un sens. Baigné que j’étais de toutes les musiques caribéennes à Saint-Claude, là où j’habitais. Il faut savoir que Guadeloupe et la Caraïbe entière étaient absentes ; on n’avait jamais été, mais totalement présente par les musiques. J’étais nourri dès ma naissance d’espagnol, d’anglais, de français, de créole et de musique. Ce sont ces cinq langues qui ont donné mon écriture. Il fallait que dans une de ces langues (le français) – peut-être la moins préparée à toutes ces sonorités et ces harmonies – je traduise toutes les autres. Ça m’a donné l’idée qu’il fallait que les livres aient cette même ouverture que la musique. Les lectures étaient influencées par ça. J’ai des romans qui m’ont libéré, en dehors de la poésie qui était l’esthétique ou la manière de dire les choses.

Il fallait aussi raconter et passer au roman, c’est-à-dire quelque chose qui allait embrasser l’histoire et la géographie. J’étais gêné parce que les romans traditionnels disaient une seule chose. Moi, j’avais envie de la totalité. C’est pour cela que je dévorais toute la littérature et pas un livre particulier. Par contre, à vingt ans, j’ai lu Monsieur le Président de Miguel-Ange Asturias. J’ai vu que, dans cette littérature latino-américaine, on pouvait tout dire. Il y avait de la poésie, du journalisme, les évènements politiques, des récits intimes et d’amour, des contes complètement imaginaires, un peu comme García Márquez que j’ai lu plus tard. C’est ce que les Haïtiens appellent le réalisme merveilleux : en même temps, on a le réel et les choses complètement d’imagination. J’avais trouvé dans le roman la réalité, l’imaginaire, les rêves, le réel, le passé, le futur, le présent. C’est comme ça que j’ai écrit L’Isolé soleil, mon premier roman. Il embrasse deux siècles et demi de l’histoire de la Guadeloupe avec tous les éléments dont je viens de parler. C’est-à-dire : conte, musique, articles de journaux, faits vrais et réels, et des personnages imaginaires.

Ces lectures étaient tous azimuts, puisque pour moi la littérature n’avait pas de frontière. Il n’y a pas de littérature noire ou blanche. Ma première expérience est Victor Hugo haïtien. Du coup, c’est quelque chose qui m’a mis dans la littérature. Le monde réel et le monde imaginaire ne se battent pas. Mais ils se parlent et s’expliquent l’un par l’autre. Dans mes influences, tous les romans et les poèmes parlent de la nature. Je suis né à la Soufrière, le volcan qui parle tous les jours et qui fait aussi des éruptions ; j’en ai vu deux dans ma vie (en 1956 et 1976). D’ailleurs, dans l’un de mes romans, Soufrières, le volcan prend un chapitre. C’est lui qui parle et qui raconte tout ce qu’il a vu. La nature est comme le personnage central, pas un décor ; la nature est un personnage central de l’existence. Mes lectures étaient nourries de ça. C’est pour ça que j’aime beaucoup Albert Camus, des livres comme Noces ou L’Étranger, par exemple, qui est un roman moderne, contrairement à beaucoup de romans de l’époque comme les livres de Sartre où le soleil et la lune n’ont rien à voir. Pour moi, la littérature est littérature lorsque la nature est un personnage. En plus, c’est universel.

Mon quartier

En tant qu’insulaire, je n’aime pas être trop enfermé avec la mer autour qui bloque. Même mon quartier à Paris, ce n’est pas mon quartier seulement, c’est tout Paris. Mon quartier, c’est Paris comme capitale caribéenne. Par exemple, la Caraïbe est née à Paris. C’est à Paris que nos ainés se sont rencontrés alors qu’ils ne s’étaient pas rencontrés dans la Caraïbe. Au contraire, chaque colonisateur séparait son précarré du reste. Dès mon enfance, je suis venu à Paris, en 1960 avec toute la famille. On était sept enfants ; j’étais deuxième. Je n’avais rien vu d’autre que la Guadeloupe et Paris ensuite. À Paris, je découvre la Caraïbe que je ne connaissais pas. Sauf par la musique évidemment, je suis parti de la Guadeloupe caribéenne, avec l’espagnol et l’anglais dans mes chants avant même d’apprendre les langues à l’école. Mais Paris, c’est la Caraïbe. C’est à Paris où, depuis le début du 20e siècle, des Cubains, des Haïtiens, des gens de Saint- Domingue, des Trinidadiens, évidemment de la Guadeloupe, Martinique et Guyane, se sont rencontrés. C’est extraordinaire. Non seulement c’était la Caraïbe, c’était le monde noir. On connaît la rencontre célèbre et presque mythique entre Césaire et Senghor. Toute l’Afrique était présente.

Très tôt pour moi, Paris était aussi Présence Africaine, une librairie qui était une capitale du monde noir. Les étudiants, les écrivains et intellectuels se retrouvaient debout dans la librairie au milieu des livres. Pour moi, Paris, c’est Senghor, Damas, Césaire, Cheikh Anta Diop et Fanon. Ce sont des gens qui se sont côtoyés et qui sont dialogués parfois même dans le précarré du Quartier Latin autour de trois ou quatre cafés. Et puis, quand j’étais étudiant, Paris était le Tiers monde avec les Arabes, les Algériens et des gens de l’Inde. Ça se voit beaucoup aujourd’hui dans les rues et dans les restaurants. On a le choix de toutes les cuisines du monde à deux pas de chez soi. En particulier, moi dans mon 10e arrondissement, on voit comment j’ai pu être ici et pas en exil. Pour moi, c’est la chose la plus importante. L’exil en un mot n’existe pas. L’ex île (en deux mots) existe ; c’est le titre de l’un de mes poèmes. On sort de l’île. Paris n’est pas une capitale de la France ou une capitale francophone et caribéenne ; on n’est pas limité.

Un insulaire de naissance est quelqu’un qui voit grand et qui voit large. C’est quelqu’un qui est obsédé par l’horizon pour dépasser l’obstacle de la noyade dans la mer. Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, on n’est pas enfermés. On est au contraire dans l’aspiration permanente de l’altérité. Paris, c’est aussi un archipel. C’est-à-dire, la particularité de notre Caraïbe, ce n’est pas l’identité insulaire, mais l’identité d’archipel. C’est-à-dire, de chaque île de la Caraïbe, vous en voyez d’autres : une, deux, trois ou plus. De la Guadeloupe par exemple, on voit sept ou huit îles. On n’est pas enfermé dans une île, mais on a la possibilité d’une autre île, y compris pour s’échapper. Ça s’est passé au moment de l’esclavage et plus récemment au moment de la résistance au nazisme et au fascisme dans nos îles. La résistance consistait à prendre un canot la nuit contre la surveillance des marins fascistes qui occupaient tout le territoire, et aller dans l’île anglaise d’à côté, la Dominique. La liberté est à deux pas ; elle est à portée de canot. Ça ne donne pas du tout un sentiment d’enfermement, mais une réalité visible à l’œil nu de l’archipel ; un peu comme si dans un désert, les oasis se voyaient l’une l’autre. Il n’y a plus de désert. Puisque le principe même, c’est qu’on est en danger quand on quitte l’oasis parce qu’on ne sait pas si on atteindra une autre. Cette dimension archipélique explique totalement les identités caribéennes qui sont des identités archipéliques, quelles que soient les différences et les distances. Par exemple, on a quatre langues, ça fait de l’obstacle normalement. Mais on les a additionnés dans la musique. Pour ça, mon quartier, c’est Paris et dans ce quartier, il a quelque part une dimension universelle.

Mon enfance

L’enfance pour moi, c’est la mère volcan. J’habitais en face de la Soufrière. D’ailleurs, nous, les sept enfants, nous sommes nés sur le coin du volcan. Parce que l’hôpital, le seul de la Guadeloupe était au frais, sur la pente du volcan. Maman montait à la Soufrière et redescendait avec un bébé. J’ai vu ça cinq fois, parce que je suis deuxième de sept. C’est comme si le volcan, mère de l’île, parce qu’il a fabriqué l’île, a fabriqué aussi ces enfants que nous étions. Jamais nous n’avons habité à plat sur la terre avec des jardins, on habitait à l’étage avec une inter distance par rapport au terrien ; et une espèce de proximité avec, en face, le feu du volcan. C’est pour ça que mon élément est le feu. Tout se rejoint à l’idée du feu et de l’énergie solaire.

Dans mes premiers poèmes d’enfant, c’est le volcan qui parlait et qui disait des choses aux humains. D’ailleurs, je m’en souviens très nettement, parce que j’ai raconté dans Tu, c’est l’enfance, la première fois où je devais faire l’excursion. Parce que l’enfant, il faut qu’il soit assez grand pour supporter la montée. Je rêvais d’aller voir le feu, et c’est une déception terrible puisqu’on part à quatre ou cinq heures du matin, et c’est un peu la rosée, il fait frais, et les feuilles sont mouillées. Pendant toute la montée, je n’allais que de déception en déception parce qu’il faisait froid. Et l’enfant qui rêvait d’aller voir le feu, comme tout enfant qui dessine un volcan, il fait un triangle avec un crayon rouge pour montrer la lave avec un feu d’artifice en haut. Moi, c’est là que j’allais et que je n’ai pas trouvé. Je tremblais de froid. Arrivé au refuge tout en haut, j’ai vu que la terre est de la boue ; ce n’est pas du tout le feu. À un moment donné, ma mère m’a pris et m’a amené dans le bassin d’eau soufrée, qu’on appelle les sources du galion, un bassin d’eau extraordinaire. Elle m’a plongé dedans, et c’était chaud. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai cette sensation : ça y est, j’ai trouvé le feu, et le feu était dans l’eau. Depuis lors, je ne peux pas mettre l’eau froide avant l’eau chaude dans une douche. Je mets d’abord le chaud et ensuite le froid. C’est une chose fondatrice : le feu est entré en moi. Ce feu que je cherchais et que je voyais dans le volcan. Mais il faut savoir le trouver, et c’est ma mère qui, à l’enfant transi de froid dans cette montagne, le plonge dans l’eau soufrée chaude régénératrice. C’est un souvenir très fort.

J’ai mis du temps à me rendre compte pourquoi c’était si marquant. Je n’ai pas compris ça avant d’avoir trente ans. Je me suis dit, mais je n’ai jamais eu de douche chaude. Jamais de bain chaud. C’était ma découverte, d’où ensuite l’amour des bains et douches chaudes pour rappeler ce moment qui était comme une naissance donnée par la nature via les bras de ma mère. C’est l’un de mes plus forts et mes plus beaux souvenirs, parce que la Soufrière, c’est la mère de l’île. C’est sa puissance de gestation qui a fait sortir de la terre au milieu de cet océan atlantique, l’océan des noyades du froid de l’eau et des abysses, pour donner l’île. L’île qui nous a accueillis.

Mon œuvre

Dans tout ce que j’écris, il y a l’idée de libérer la langue par la musique, l’harmonie, le jeu esthétique. C’est ce que j’appelle la musique des mots, et pas seulement une utilisation du langage pour le sens direct à donner. Dans tout ce que j’écris, il y a une modulation que j’appelle caribéenne parce qu’elle vient de la conjonction de toutes ces musiques et de toutes ces langues, comme l’espagnol et l’anglais. Ce n’est pas par langue parlée, c’est par les musiques que je les ai reçues. C’est important parce que ce n’est pas la langue de l’école, c’étaient les musiques anglaises et les calypsos. C’est une primauté à la musicalité des choses plutôt qu’à la signification. Cela a nourri toute mon esthétique et tout mon travail.

Autre chose, c’est faire parler un peu les silencieux. Je dis souvent que la nature est un personnage central de notre vie et de notre existence. Partout au monde, on l’oublie beaucoup. Mais pas chez nous, parce que chez nous, on a la nature omniprésente dans ses aspects paradisiaques (eau, terre, feu et air) et dans ses aspects cataclysmiques (eau, terre, feu et air) : l’eau (le raz-de-marée), le feu (l’éruption), la terre (le séisme) et le cyclone pour l’air.

Autrement dit, nous avons les quatre cataclysmes d’enfer. Nulle part ailleurs au monde cela n’existe, sauf dans certaines îles comme l’océan Indien où il existe une pareille conjonction des quatre cataclysmes du monde. Les gens ont, soit des raz-de-marée ou des tsunamis, soit des volcans, soit des séismes, soit des cyclones, mais rarement les quatre ensemble. Autrement dit, ça nous donne une conscience des malheurs possibles de la puissance de la nature. Dès le lendemain d’un cataclysme, la nature nous offre sa vitalité, sa puissance de régénération et sa beauté. Quel meilleur exemple pour l’homme ? Ça rejoint d’ailleurs littérairement ce que dit déjà aussi la Méditerranée et ce que dit l’Asie.

Une phrase d’Albert Camus qui m’a paru centrale pour parler de l’humanité, mais de nous aux Antilles en particulier, est : « la misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout ». Dans tous mes livres, il y a cette présence de la nature, souvent dans un chapitre où elle parle. Elle dit mieux les choses que les humains parfois. La Soufrière, laissons-la parler dans le roman Soufrières lorsqu’elle lance ses cendres le 8 juillet 1976 dans toute la moitié de l’île. Elle voit tout ce qui se passe. Elle voit par exemple une jeune femme en train d’accoucher avec une vieille dame qui l’aide. Elle raconte cette arrivée d’un enfant à laquelle elle assiste.

Mon roman L’Île et une nuit raconte une nuit de cyclone vécue par une jeune femme seule dans sa vieille maison du grand-père qu’elle occupe et qui s’écroule au fur et à mesure des six heures du cyclone, et comme Shéhérazade, elle doit résister. Pendant l’œil du cyclone qui est un silence, vous avez la nature qui prend la parole dans le roman et qui soutient cette jeune femme avant le deuxième mi-temps du match contre la violence, contre le cyclone. Ça, c’est un terme permanent. Du même coup, l’autre terme central qui est un personnage, c’est l’heure de vérité ou la minute de vérité. Nous sommes des pays et même des peuples masqués. Pour des raisons historiques, on doit faire semblant. Par exemple, sous l’esclavage, un homme et une femme qui s’aiment dans la même plantation doivent faire semblant de ne pas s’aimer. Sinon, c’est une arme pour le maître. Il faut faire semblant d’être indifférent. Ça a trompé beaucoup de gens qui disent qu’il n’y a pas d’amour dans l’esclavage. C’est totalement faux. Il faut simplement le masquer et de faire attention.

Un peu comme l’oeil de Caïn dans la tombe : il est toujours présent ; on est vus, on est sous le regard, partout, de la naissance à la tombe. Dès qu’on est vus, on change parce qu’on sait que sa sincérité peut être révélée et dévoilée. Mes romans sont faits pour montrer ça. Ils sont faits pour montrer nos régions, nos pays et nos peuples dans l’heure de vérité lorsqu’elle est imposée par quelque chose que l’on ne peut plus cacher. Par exemple, les révoltes, les abolitions, la puissance de résistance ces êtres-là qui finalement ont vaincu l’esclavage chez nous.

Dans un cyclone, comment fait-on ? Qu’est-ce qu’on fait ? J’ai vu les choses comme ça. Un jeune couple de cousins qui étaient bardés de meubles depuis ils s’étaient mariés ; ils avaient un petit enfant, un bébé ; ils ont perdu beaucoup. À la fin du cyclone, ils disent, « mais finalement, ce qui est important, c’est la vie ». Il faut un cyclone pour apprendre que la consommation n’est pas vitale parce qu’on est écrasé par ça. Dans nos pays en particulier, et pareil pour le roman sous la Soufrière, c’était l’éruption de 1976, ce qu’elle révèle de notre for intérieur. De même dans l’Isolé soleil qui lui, fait un siècle et demi pratiquement depuis la Révolution française et la première abolition de l’esclavage jusqu’à peu près l’époque contemporaine, celle de ma génération. Tout est raconté de femme en femme, de fille en mère, de père en fils jusqu’à maintenant.

Il y a les luttes pour l’abolition qui ont été terribles en Guadeloupe, parce que non seulement il y a eu des luttes pour l’abolition en 1794, mais comme on le sait, Bonaparte est venu rétablir en envoyant une armada terrible en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Saint-Domingue était plus grand, plus vaste et plus nombreux ; ils ont gagné. En Guadeloupe, on a perdu avec, en particulier, une éruption volcanique sur le volcan de la Soufrière.

Tous mes romans ont des fondements qui sont liés à des évènements qu’on peut considérer comme des cataclysmes. Pas pour raconter les cataclysmes et les horreurs de l’esclavage, des cyclones et des raz-de-marée, mais pour raconter la résistance à tout ça. Montrer que nous ne venons pas du tout, comme on le dit trop souvent, de l’esclavage, mais de la résistance à l’esclavage. C’est l’idée centrale de tout ce que je fais. Ça ne vaut pas seulement pour les Antilles, mais pour la condition humaine. Dans L’Isolé soleil, il y a des scènes qui se passent au moment où il y a le nazisme qui arrive dans les années 1930 ; on voit les premières résistances. C’est déjà l’installation du combat contre ce nazisme dans lequel les Antilles ont eu un rôle très fort.

L’Insularité

Pour moi, l’île est un point de départ. Ce n’est pas une prison. C’est au contraire une série de portes ouvertes. Si on fait le tour de l’île qui est toute petite, on voit la France, le Sénégal, l’Inde et on voit l’Amérique. Il se trouve que ces quatre continents, ce sont eux qui ont peuplé la Guadeloupe. Je dis dans un poème, quatre continents pour édifier une île. C’est vrai. Dans ma rue à Saint-Claude, il y avait une dame vietnamienne qui avait épousé un soldat ; il y avait les hindous qui avaient les cultures vivrières ; il y avait évidemment les noirs, les blancs, les békés et les Antillais d’origine africaine. L’Europe, l’Asie, l’Afrique : on a tout ça en Amérique. Sans parler de l’influence très forte des Amérindiens, même disparus en nombre, mais présents dans la culture et dans la civilisation.

Quatre cataclysmes viennent des profondeurs de la géologie et des confins de l’Afrique où naissent les cyclones. On voit bien comment nous sommes une espèce d’arche de Noé faite de malheurs et des espérances du monde. Quelque part, l’île est née remplie. Souvent on dit que c’est vide. D’ailleurs tout visiteur découvre, non pas l’étroitesse de l’île quand il vient, mais la variété qui fait qu’on se promène de virage en virage et on tombe sur des paysages différents.

J’avais amené des écrivains du Congo à des rencontres littéraires en Guadeloupe. Avant qu’ils n’arrivent, je leur ai dit : vous savez, vous allez venir en Guadeloupe, c’est tout petit ; on peut mettre la Guadeloupe au milieu du fleuve Congo. Au bout de trois jours, Sony Labou Tansi me dit : tu t’es trompé, c’est plus grand que chez nous. J’ai dit non, c’est une blague. Il m’a dit non, parce que chez nous, quand il y a la savane, c’est 1000 kilomètres, quand il y a le fleuve, ce n’est que le fleuve ; quand il y a la forêt, ce n’est que la forêt ; alors que chez vous, on fait un virage, on passe de la forêt à la savane, à la rivière, à la mer, et tout ça sur 10 kilomètres. Donc, c’est grand. Ça m’a beaucoup frappé, parce que pour moi, c’était l’étroitesse, mais je ne ressens plus cette étroitesse parce que tous les peuples du monde sont chez nous. C’est cette variété très grande qui fait qu’on ne peut pas se sentir à l’étroit, même si, dans la réalité, la Guadeloupe, c’est 1600 km2 et 400.000 habitants. C’est Césaire qui disait, « ce plus petit canton de l’univers où pourtant l’univers tout entier est présent ».

Pour moi, l’insularité au sens de clôture n’existe pas. Deuxièmement, l’œil voit l’horizon. Il cherche à aller vers l’horizon. Nous avons cette chance dans la Caraïbe d’avoir cette dimension d’archipel, c’est-à-dire de voir les îles d’à côté depuis chacune de nos îles. On le voit dans nos cyclones et nos séismes : c’est la même histoire géologique. Quand il y a un cyclone annoncé trois jours avant qui arrive de l’océan, tous les Caribéens regardent où il va aller. Pourvu qu’il n’aille pas chez moi ! Mais personne ne dit « pourvu qu’il aille dans l’île à côté ». Le cyclone, on le suit jusqu’à ce qu’il parte dans les hauteurs parce que nous savons que c’est un destin commun. Ce destin de l’archipel. Voilà pourquoi cette dimension d’insularité n’est pas une clôture, mais finalement une relation avec le monde entier, à la fois par la population, et à la fois par la géographie et la géologie qui nous relient sans arrêt à des lointains. On voit d’où vient le cycle, on voit d’où vient le séisme, ou une éruption volcanique. C’est très concret.

Le 16 août 1976, on attendait que la bombe éclate. Une éruption majeure était prévu par les scientifiques. Pour ça, on avait fait fuir toute la population autour de Basse-Terre. Je raconte cette nuit dans Soufrières : un groupe de jeunes qui sont ensemble et qui passent la nuit à attendre. Puis le matin, on se réveille et on apprend qu’on a eu la chance que le volcan n’a pas éclaté. Et on apprend dans les nouvelles, 300.000 morts en Chine dans une éruption. C’est la terre, les humains, les terriens qui sont en cause. Tout est lié et tout est solidaire. Cette insularité est une condensée d’humanité et aussi de terre. C’est beaucoup plus une ouverture qu’une clôture. C’est dans ce sens qu’il n’y a pas d’exil. Puisque la Soufrière est centrale chez moi (comme je le raconte dans une nouvelle), on ne quitte pas la Soufrière. On l’emmène avec soi. On prend une boîte d’allumettes, on met dedans un peu de cendre du volcan, et on amène la boîte d’allumettes qui, jusqu’à aujourd’hui, est sur mon bureau, avec une pierre de soufre qui sent toujours le soufre.


Daniel MaximinDaniel Maximin. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Paris (2019). 47 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 6 juillet 2020.
Entretien réalisé par Sur la Route de la Vidéo.
Équipe technique : Édouard Lemiale, Marie Guimond-Simard, Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2019 Île en île


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mis en ligne : 6 juillet 2020 ; mis à jour : 26 octobre 2020