Maxime Germain, Subway – Boutures 2.1

Boutures logo
Création
vol. 2, nº 1, page 22

 

24 heures 45. Ce train avance définitivement trop lentement. Il me semble que je n’arriverai jamais chez moi. Le numéro 2 vers le Bronx est express pourtant. Je me suis attardé à prendre un café avec une amie, puis je l’ai raccompagnée chez elle. Je me trouve donc à cette heure avancée dans ce train qui me semble traîner de toutes ses roues électriques. Train qui traîne, c’est marrant. J’essaie de lire un passage dans un livre de Jung, mais mon attention est instable, et je sens une sorte de déprime. Ce doit être l’effet contraire de la caféine contenue dans mon cappuccino. Et puis aussi, je suis fatigué : internship, formalités de graduation, correction de mes devoirs de classe. Vivement la fin de ces études.

J’entends une musique sourde des écouteurs d’un Blanc assis en face de moi. Il chante en gesticulant sur un rythme de RAP, musique totalement incompréhensible pour moi, le Noir. À certain moment il se met debout et fait des gestes en direction d’un homme de nationalité indienne, debout appuyé contre la portière à côté de moi. Deux autres passagers du train rient. L’Indien ne pipe mot, mais il doit se sentir menacé ou gêné, car il change de compartiment au prochain arrêt. C’est New York, et il est presqu’une heure du matin. Ne pas prendre de risque.

Une petite fille d’environ une dizaine d’années vient de monter avec son père. Elle semble complètement perdue dans le livre qu’elle lit. Impossible d’en voir le titre. À quoi cela me servirait ! Elle me fait penser à ma fille aînée qui a la moitié de son âge, et qui doit dormir maintenant. Je voudrais la voir développer ce goût pour la lecture. Les livres sont comme des portes ouvertes sur des pays vastes et merveilleux.

Un autre Blanc a remplacé celui qui écoutait la musique RAP. Celui-ci tient à la main une cannette de bière qu’il sirote de temps à autre. Il en a renversé un peu par mégarde sur le banc, et l’essuie de sa main et de son chandail. Il doit être déjà à moitié éméché. Il continue à boire de la bière. Une femme monte. L’homme déplace son chandail et sa valise pour lui offrir une place à côté de lui. Peut-être qu’il est gentil après tout.

Petit note gaie. Deux Noirs viennent du compartiment où était parti l’indien. Je les regarde et je sais qu’ils vont présenter un numéro, mais quoi, ils n’ont pas d’instruments. Le métro de New York recèle des dizaines de ces artistes offrant de la musique ou quelque autre distraction contre quelques pièces. Ces deux compères retiennent mon attention. Que vont-ils offrir? Leur technique est fabuleuse. Il est 1heure15 du matin. Les gens dans le subway doivent sentir le train plus ou moins sûr, c’est New York, et tout peut arriver. Alors nos deux bonshommes leur offrent un peu de réconfort en chantant des cantiques religieux où il est question de Dieu protégeant et aimant. Cela ne peut que marcher. Leur communication sans paroles semble aussi tout à fait au point. Pas une seule fois, ils ne réclament ouvertement de l’argent. Mais celui qui semble être le leader tient bien en vue un billet d’un dollar. L’autre fait rythmiquement sauter dans la paume de sa main des pièces de monnaie. Le message est clair: nous préférons les billets, mais ne dédaignons pas les pièces. Cela marche. Après avoir chanté, ils circulent dans le compartiment, souriant à chacun. Plusieurs personnes leur donnent des pièces. Mon ami à la bière offre même un billet d’un dollar qu’il invite les chanteurs à prendre sur sa tête. Peut-être est-il vraiment gentil ! Le duo s’en va vers un autre compartiment. Dommage, ils mettaient une certaine animation.

Le compartiment redevient calme, sinon le bruit infernal des roues sur les rails. Je n’arrive vraiment pas à m’intéresser à l’inconscient collectif, la psychologie analytique, l’anima et autre charabia de Jung ce soir. J’entends quelques bribes des mots que l’homme -bière adresse à la femme à côté de lui. Celle-ci ne parle pas. À une de ses questions pourtant, elle répond « Albanian ». L’homme fait alors un geste et une grimace qui pourraient se traduire par « Oh merde ! » Je prête attention. Il parle de conflits, de guerres, de gens qui se font tuer à cause des Albanais. Il s’excite au fil des mots. Il parle de son fils dans l’armée américaine, devient insultant envers la femme. Elle abandonne son siège à côté de lui, et se tient debout en s’accrochant à une barre de fer horizontale. L’homme ne se calme pas, devient menaçant. Il se met debout, fait quelques pas. La femme s’éloigne et va occuper une place quelques mètres plus loin. Lui continue, dit que la femme devrait changer de compartiment, qu’il ne veut plus la voir et que c’est à cause de gens comme elle que des dizaines de personnes meurent, que son fils va peut-être mourir en Europe, loin de sa famille. Il me regarde, essaie d’obtenir mon appui. Je hausse les épaules et détourne les yeux. Je ne veux pas être mêlé à cela. C’est New York, il est 1heure30 du matin et n’importe quoi peut arriver. D’ailleurs je descends au prochain arrêt. Je pense que la femme devrait descendre pendant qu’il y a encore du monde dans le train et à la station. C’est New York.

En parcourant les quelques centaines de mètres qui me conduisent à mon studio, je ne peux m’empêcher de penser à l’Albanaise. Peut-être souffre-t-elle encore plus que cet homme de la guerre dans son pays. Elle a peut-être des parents, des proches, des amis restés là -bas et qui vivent au jour le jour les retombées de ce conflit, et du bombardement des forces de l’OTAN. La menace constante, la faim, l’insécurité. Et ici dans ce train, elle doit encore subir les injures et les menaces d’un homme au trois quart saoul et qui la prend pour souffre-douleur. Elle réagit avec le caractère des femmes de son pays : silence et stoïcisme. Peut-être voudrait-elle lui crier sa propre peine, sa peur de nouvelles qui peuvent l’atteindre à chaque instant et crever son cœur de mère, de fille, d’épouse ou d’amie. Mais surtout ne pas exciter l’ivrogne. C’est New York, il est 1heure45, et tout peut arriver.

Deux jours plus tard, mes yeux tombent par hasard sur une annonce banale dans le journal. Une femme de nationalité albanaise a été retrouvée assassinée dans une station déserte du train numéro 2, dans le Bronx. Juste quelques mots, rien à ajouter. C’est New York.

bout

Maxime Germain est né en Haïti. Il vit actuellement aux États-Unis.

Retour:

Boutures logo

flèche gauche flèche droite

/maxime-germain-subway/

mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 17 octobre 2020