Max Rippon, 5 Questions pour Île en île


Max Rippon répond aux 5 Questions pour Île en île, à Castel-Lamentin (Guadeloupe), le 14 juillet 2009.

Entretien de 37 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Max Rippon.

début – Mes influences
05:01 – Mon quartier
09:34 – Mon enfance
23:06 – Mon oeuvre
30:34 – L’insularité


Mes influences

Parmi les auteurs qui m’ont influencé pendant ma scolarité, il y a Baudelaire, Victor Hugo dans le rapport à la famille avec « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne », ou encore le travail de description de Chateaubriand.

Plus tard, je découvre Jacques Roumain, le père de la négritude avant même que celle-ci soit nommée, le travail de Césaire, et je fais le lien avec Jacques-Stephen Alexis, Nicolás Guillén avec West Indies et Joseph Zobel.

Ces textes sont autant de strates culturelles qui font mon mille-feuille culturel et me permettent de décanter mon expérience pour trouver ce que j’ai d’essentiel à dire.

Mais le catalyseur et le révélateur a été Guy Tirolien. Il me dit : emprunte la voie la plus difficile de la langue créole, un langage de poésie et des plantations qui n’était pas véritablement écrit à l’époque.

« Aujourd’hui, je travaille sur le blues. Je considère qu’il y a une parole commune, un enracinement commun comme un baobab gigantesque qui aurait laissé toutes ses racines éparpillées de son montuno de Cuba, de la guajira de Porto Rico, de ces chansons de la Louisiane, de ce blues du Missouri.

Partout où l’homme de l’Europe a amené les diasporas nègres à planter le coton, l’indigo, la canne, la banane, le tabac, il y a une sorte de récupération dans le style pan ; lorsqu’on fait venir ces futs pour transporter quelque chose et que l’esclave avec son génie transforme ça en instrument et finalement le donne aux blancs pour en jouer.

Nous sommes maîtres dans une arène.

Le blanc a inventé la trompette, mais nous la jouons à notre façon. Nous sommes les nègres, les seuls à pouvoir dire que le piano est une percussion. »

Mon quartier

Les espaces – les terreaux amendés – qui m’ont construit ne sont pas dans le centre ville mais à l’extérieur, que ce soient la ville de Grand-Bourg à Marie-Galante, le quartier de Lalé Pôyé (une périphérie non nommée), le Passage des braves, le quartier de la Petite Guinée au Moule ou le Carmel à Basse-Terre. Autant de zones qui sont l’opposé de la ville, du downtown, mais des espaces auxquels on peut se passer.

« En fait, j’ai vécu dans des espaces qui sont comme entre deux virgules dans une phrase, pas utiles pour la compréhension, mais qui donnent une bonification. »

Dans ces quartiers, les arbres et les plantes étaient la pharmacie des gens, les desserts pendaient aux arbres. Il n’y avait pas de réfrigérateur, on ne pouvait rien garder et tout était immédiatement consommé. Chaque instant où on devait passer à table était un défi. On mettait le doigt dans la poule pour voir si l’œuf était prêt à sortir et si on pourrait déjeuner à midi.

Les quartiers de mon enfance en Martinique, Guadeloupe, Marie-Galante étaient des lieux où on réglait l’immédiateté ; on avait faim qu’une fois que le repas était déjà cuisiné, contrairement aux espaces centraux et aux grandes urbanités où les gens doivent s’encourager à manger.

Ces lieux-là ont construit pour moi une manière d’aborder le monde, en se disant que finalement le monde on le prend par le petit bout.

« Ces lieux-là, en Martinique, le Gros Morne où on roule en jeep Willys […] et où on laisse après la communion quelques pâtés pour nous nourrir, ou à Marie-Galante, on sait le temps de la canne, de chaque fruit, on sait greffer une mangue pour qu’elle devienne mûre plus rapidement. Dès lors qu’on l’a scarifiée, cette mangue-là mûrit sous votre nom, aucun copain ne va manger la mangue qu’on a signé, c’est un code de l’extraordinaire. Ces quartiers-là ont constitué mes codes sociaux. »

Ces quartiers existent dans des lieux différents, on les retrouve à Bamako, à Granada au Nicaragua. Autant de lieux où je suis légitime et qui m’habitent.

Mon enfance

J’ai participé à une conférence sur la littérature de l’anamnèse (technique qui explique comment retrouver les séquences du temps de l’enfance). J’ai écrit un ouvrage [Le dernier matin] retraçant un jour de mon enfance.

J’ai eu une enfance extraordinairement heureuse. Mon père était absent mais omniprésent par référence. J’avais une hiérarchie de cinq mamans. Ma mère biologique était la dernière de sa fratrie et la plus effacée. Mes tantes avaient autorité sur mon éducation.

« Ma plume est féminine. […] Quand je vois le monde, je le décris comme une femme le perçoit avec sa sensibilité, sa nuance, souvent immaîtrisable par les hommes dans leur rapidité d’exécution. »

Dans l’espace africain et antillo-guyanais, il y a un rapport au matriarcat ; la femme dirige et l’homme sous ses regards oblitérant confirme avec son silence. C’est comme un rapport dyslexique, un strabisme. Le pays a besoin d’unir ces deux éléments, de re-centraliser l’éducation. J’ai grandi dans une famille normative, mon père n’a jamais utilisé la violence, mais me parlait avec des différences de tonalité. Le vouvoiement par exemple avait valeur de coup de fouet, c’était la veille de la correctionnelle, une juridiction d’exception.

Aujourd’hui, les abords des villes ont été déboisés pour faire des banlieues. Les jeunes se regroupent dans des lieux en rupture avec les lieux d’habitation, ils attendent sous un abribus à la place du manguier. Avant, on faisait des choses, on allait à la plage, on attrapait les crabes et les anolis au lasso, des choses essentielles. Les jeunes se sentent maintenant en conflit par rapport à ça ; il y a une dégradation sociale qui est venue par le développement des communications internationales et de la télévision. Les autorités morales, dont l’église, ne font pas d’effort pour maintenir ces préceptes. L’Église par exemple a déplacé la fête du mercredi des cendres au vendredi à cause du carnaval pour s’adapter à la corrosion sociale. Du coup, il n’y a plus de repères.

Il ne faut pas désespérer, mais comment y répondre ? Il faut une catharsis, une refonte sociétale. Avant de se demander quels canaux et codes réformer, il faut nettoyer les substrats.

Ce langage n’est pas instinctif, mais le fruit d’une éducation, et la première graine c’est la générosité de l’éducation nationale et républicaine gratuite qui est aussi un puits d’injustice. J’ai été traité comme « un non-particulé » à l’école. Au dernier rang, on voit moins bien, alors que le fils du gendarme blanc a les meilleures places. Nous devions apprendre nos leçons mais, sans livre, il fallait attendre que le camarade ait fini avec la leçon pour l’apprendre aussi avant de dormir. Chaque degré gravi est un sacrifice.

« Il faut travailler pour nous soyons un jour à notre place, ce n’est pas parce que tout est à faire qu’il ne faut rien faire. »

Mon œuvre

Mon travail, c’est la poésie et l’écriture. Je parle de travail, car il y a une souffrance – tripalium. La poésie est difficile en créole qui est le langage du pays dans une recherche esthétique du pays.

Racontage

Ensuite je suis allé vers des textes plus longs mais je n’étais pas prêt à la rigueur du roman et ses codes. J’ai trouvé une autre manière et un rythme différent ; le racontage qui est entre le conte et le récit. Dans ce récit, j’ai introduit la forêt hermétique de chez nous et des lignes d’écobuage comme en Provence, des lignes qui sont la respiration pour le lecteur.

Le travail fait à Bordeaux par Dominique Deblaine conclut que le racontage est un moyen de rendre dynamique la parole, son exotisme, sa non-précision. Par exemple, si vous demandez une adresse, on vous répondra par tous les endroits où le lieu n’est pas, c’est une manière de dire qui est négative.

Ce style se rapproche de mes confrères d’Amérique du Sud, d’Amado, de Cent ans de solitude par Gabriel García Márquez.

Poésie

Ma poésie s’adresse à l’éboueur derrière son camion à ordures, c’est la parole qui est la sienne, celle des bouches sans voix.

Lors du passage de Frédéric Mitterrand [en juillet 2010], le Ministre le Culture, j’ai lu un de mes textes « Keep singing black cob » (Continue de chanter, vieux signe noir, en argot).

« Ce texte définit ce que je voudrais être ; je voudrai pouvoir incendier une ville entière, lui donner de l’énergie à partir de quelques mots de poésie. »

L’Insularité

« L’écrivain, il faut qu’il vive dans une île mentale, l’écrivain est nécessairement un insulaire, son lieu de construction est en apnée. Il faut qu’il soit distrait du monde, on est dans une île. »

Physiquement, je suis fils de l’île de Marie-Galante.

L’essentiel dans l’île est qu’elle oblige à découvrir l’île pour vagabonder dans le monde, elle développe une capacité à occuper le monde. Tout pour nous est ailleurs, l’île est la chambre à coucher, le refuge. Dès qu’on a les yeux ouverts, il faut annexer le monde, l’ingérer.

« L’île n’est pas une nuisance, l’insularité est un enrichissement. »

Il y a beaucoup de marie-galentais qui dépensent de larges sommes au niveau des obsèques pour ramener les corps ou les cendres. Les Marie-galentais reviennent re-féconder la terre. L’insulaire s’absente de son île pour mieux revenir.

« J’ai besoin de Marie-Galante. […] Marie-Galante, ce sont des lieux extraordinaires, dont les seuls noms évoquent le bonheur comme Quatorze Détours, Notre-Dame-des-Champs, Lalé Pôyé, le Passage des braves, la mare d’Aimer [boire cette eau neuf jours de suite donnait à la promise la chance de trouver un amoureux dans l’année]. J’ai besoin de savoir que ça existe comme on a besoin de savoir qu’on a des chaussures aux pieds. »


Max Rippon

Rippon, Max. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Castel-Lamentin (2010). 37 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 3 octobre 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 3 octobre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020