Max Jeanne, 5 questions pour Île en île


Le poète, romancier et diseur Max Jeanne répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 45 minutes réalisé au Carbet le 15 juillet 2010 par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Max Jeanne.

début – Mes influences
04:23 – Mon quartier
08:51 – Mon enfance
22:37 – Mon oeuvre
37:41 – L’insularité


Mes influences

Le déclic s’est produit, en 1969 en lisant des écrivains haïtiens. J’étais à Port-au-Prince en voyage d’études. J’ai rencontré les élèves maîtres de l’École Normale supérieure qui ont organisé une veillée culturelle en notre honneur, nous, étudiants guadeloupéens et martiniquais. Ils ont commencé à dire des textes caribéens. Lorsqu’ils nous ont passé le relais, nous nous sommes rendu compte que nous étions incapables de citer même un vers solitaire de mémoire. Au cours de cette veillée culturelle, j’ai découvert (à travers les textes déclamés) Jacques Roumain et René Depestre, notamment le poème « Au rendez-vous de la vie ». Deux noms phares donc : Depestre et Jacques Roumain.

De retour d’Haïti, je me suis jeté à corps perdu dans la littérature caribéenne. Il y a un troisième nom qui me vient à l’esprit évidemment, c’est Aimé Césaire, que j’ai lu avec passion. Je connaissais le Cahier d’un retour natal presque par cœur. Quand j’étais étudiant à Bordeaux et qu’il y avait des amis de passage, je leur disais de prendre le Cahier d’un retour au pays natal, de l’ouvrir à n’importe quelle page, de commencer une phrase et si je n’étais pas capable de terminer, je leur donnais 5 francs, 10 francs et puis, à la longue, je ne trouvais plus personne pour jouer avec moi.

En Haïti, j’ai rencontré Les Quatre Cloches, c’est-à-dire quatre musiciens aveugles que les étudiants haïtiens avaient invités ce soir-là. Ils chantaient leurs propres textes et aussi citaient en espagnol des auteurs caribéens comme Nicolas Guillén. Cela m’avait profondément marqué. Je me suis dit que jamais plus on ne me prendrait en flagrant délit d’ignorance de cette littérature caribéenne. C’est comme cela que ma vocation de diseur s’est déclenchée. J’ai appris des textes, notamment de Depestre, de Césaire et de Jacques Roumain. Voilà les trois noms qui me viennent à l’esprit comme influences littéraires. Mais bien sûr, il y en a eu d’autres, c’est évident. J’ai mentionné Nicolas Guillén, mais j’ai eu aussi la grande joie de découvrir Anthony Phelps, qui est venu en résidence d’artiste en Guadeloupe et avec qui j’ai participé à des récitals de poésie. Cela aussi a été une rencontre décisive.

Voilà quelques noms que je peux citer. Évidemment, quand j’étais plus jeune, j’ai lu comme tout le monde beaucoup de romans d’aventures, ayant le plus souvent rapport avec la mer, qu’il s’agisse de L’île au trésor ou de Robinson Crusoé… À côté de cela, je dois mentionner des films, les adaptions de l’œuvre de Jules Verne, comme Vingt mille lieues sous les mers.

Mon quartier

Aujourd’hui, Le Gosier* subit une profonde mutation. Il n’y a pas grand-chose en commun entre la commune de mon enfance et Le Gosier actuel qui est essentiellement une ville touristique. On peut regretter qu’on ait tout misé sur la carte du tourisme, parce que la personnalité de Gosier en a été profondément altérée. Gosier était un bourg traditionnel ; maintenant, c’est un peu le choix du « tout béton » qui prévaut. On construit des édifices disproportionnés par rapport à la superficie réelle du bourg. Il y a beaucoup d’hôtels, notamment à la Pointe de la verdure, où l’on trouve également un casino, alors que ce lieu avait une âme autrefois. En même temps – et c’est peut-être là un paradoxe –, on ne fait pas assez pour le littoral maritime. Gosier a pratiquement 12 kilomètres de côtes, de Petit Havre au Bas du Fort. Avec le phénomène de l’érosion, Le Gosier sera confronté sous peu à des problèmes écologiques sérieux. À 500 mètres du rivage se trouve l’îlet du Gosier qui autrefois jouxtait un banc de sable qui a disparu après le cyclone David, et l’érosion continue. Au fur et à mesure, la mer gagne sur cet îlet sans brise-vagues pour le préserver. De temps en temps, lorsqu’il y a un raz de marée, il y a des sépultures de Caraïbes qui sont exhumés ; on semble alors redécouvrir le passé de cet îlet.

Le Gosier actuel est une ville dont l’économie repose sur les restaurants, les hôtels et les gites touristiques. En même temps, on ne fait rien pour préserver le patrimoine culturel. Le Fort Fleur-d’Épée est sous-utilisé. À mon avis, le développement de Gosier n’est pas maîtrisé. Il y a trop de béton et on ne préserve pas assez l’âme de cette commune. La population a été en dix ans multipliée par cinq. C’est énorme. Il y a une spéculation immobilière qui interdit à tous les Gosiériens qui sont partis de revenir s’installer à Gosier, parce qu’ils ne trouveront pas un terrain à un prix abordable. C’est dommage. Il faut revoir le tout béton et le monopole, au plan économique, du tourisme, parce que cela porte un coup aux relations humaines. En outre, Le Gosier est confronté au chômage endémique des jeunes, à la drogue, à la violence et à la délinquance ; toutes choses qui hypothèquent lourdement la qualité de vie.

Mon enfance

Issu d’une famille nombreuse, je suis le septième enfant (de huit). Aussi loin que je remonte, dès que je parle de mon enfance, je pense à la mer. Mon grand-père était pêcheur et charpentier de marine. Il a construit lui-même sa maison (et d’autres maisons) et son canot qui s’appelait La Madone.

Mon oncle était gardien de phare. Véritable force de la nature, on l’appelait Tarzan. C’était aussi un conteur de veillée remarquable dont je garde encore en mémoire certains contes. De tous les gardiens de phare, il passait pour le plus indiscipliné. Le phare fonctionnait selon un système de poulie. Il fallait faire monter un poids au sommet à 18 heures, et le poids arrivait à terre à 24 heures. À minuit, il fallait le faire remonter et il arrivait à terre à 6 heures du matin. Évidemment, les gardiens de phare devaient regagner l’ilet à 17 heures, mais mon oncle n’était jamais ponctuel. Donc, ses collègues partaient souvent sans lui, le contraignant à regagner l’îlet à la nage, parfois avec des fruits à pain sur sa tête. J’étais jeune ; je me rappelle qu’il restait sur le pont de l’îlet et sifflait avec son index et son auriculaire dans la bouche, et nous l’entendions à terre. C’était la manière de dire que la pêche de nuit avait été bonne et qu’il nous ramenait du poisson.

Mon père était dépositaire en pharmacie. C’était un autodidacte exceptionnel, déclamant souvent des poèmes de Musset qu’il adorait Musset. À l’époque, il n’y avait pas de cabinet médecal à Gosier et il faisait office de médecin, parcourant à bicyclette toutes les sections de Gosier pour faire des piqures aux gens et pour leur proposer toutes espèces de pommades qu’il faisait lui-même à partir de ses connaissances en pharmacopée traditionnelle, ce qu’on appelle rimed rayzé. Ma mère, fille de pêcheur, l’épaulait. J’ai en mémoire le pilon avec les plantes, les petits paquets de sulfate de soude et tous les sirops de sa composition.

Le Gosier à l’époque, je l’ai dit, était un bourg traditionnel. On connaissait le cordonnier ; c’est lui qu’on allait voir la veille de la rentrée pour qu’il vous fabrique vos chaussures. On connaissait le menuisier qui vous fabriquait le plumier, c’est-à-dire la boîte où vous mettez vos porteplumes, vos gommes. On connaissait le boulanger. C’est là qu’on allait récupérer les sacs de farine pour faire nos cerfs-volants. On connaissait les pêcheurs qu’on aidait haler leurs canots. Le Gosier avait d’un côté une vie orientée vers la mer et, de l’autre, vers la campagne (qu’on appelait les palétuviers). C’est là qu’on allait chercher des crabes, des sangsues dans les mares. Mais mes frères et moi étions plutôt orientés vers la mer.

Comme anecdotes, il y en a deux qui me viennent à l’esprit. Quand les gardiens de phare étaient à terre dans la journée, nous prenions leur bateau de fonction qu’on appelait Le Plomb (parce qu’il était vraiment solide et lourd) et nous passions le plus clair de la matinée à plonger des lambis. Nous allions très loin. Pour que quelqu’un fasse partie de notre bande, il fallait qu’il soit capable aussi de plonger son lambi. C’était un jeu dangereux. Une fois, l’un de nos amis a essayé de nous imiter ; il a plongé et il est remonté les mains vides. Il a été accueilli par des moqueries. Il n’a pas repris son souffle, il a plongé une deuxième fois, « échec et mat », nouveau concert de rires. Il a replongé et il était encore sous l’eau que nous voyions déjà du sang. Il est remonté, mais il a eu des problèmes d’oreilles énormes et il crachait du sang. Ce jour-là, cela aurait pu mal finir.

Une deuxième anecdote : mon frère et moi avions l’habitude de passer la matinée à pêcher. Un jour, nous avons pêché un poisson « vingt-quatre heures » : un poisson dont on dit que la piqure est mortelle (quand il te pique, tu en as pour vingt-quatre heures). Comme nous n’avions pas le feu vert des parents, nous ne pouvions pas leur dire que le poisson nous avait piqués. Donc, nous sommes rentrés chez nous avec le compte à rebours déjà déclenché. Écroulés de peur et de fatigue sous le paratonnerre de notre oreiller, nous nous sommes endormis. Quand nous nous sommes réveillés, je ne savais pas quelle heure il pouvait être. Je me rappelle encore ma main qui bégayait quand je le touchais : Hé ! Est-ce que tu es mort ? Et lui, se réveillant en sursaut me dit : Non ! Et toi ? Après, cela a été la crise de fou rire. N’empêche que nous avions eu drôlement peur.

Voilà deux anecdotes parmi d’autres, les autres anecdotes que je pourrais en raconter renvoient à mon oncle. C’était un gars qui pouvait faire n’importe quoi, il grimpait à des cocotiers la tête en bas. Il plongeait aussi des lambis par les pieds. C’était un autodidacte remarquable qui a passé le certificat d’études adulte, pour devenir gardien de phare titulaire. La légende veut qu’il avait commencé à apprendre le dictionnaire Larousse par ordre alphabétique.

L’école ? Quand j’étais petit garçon, il n’y avait pas d’école maternelle. Il y avait ce que l’on appelait l’école payée. Les parents contactaient le plus souvent une dame qui enseignait aux enfants les premiers rudiments de lecture, la pédagogie restait souvent boiteuse. Le plus souvent la maîtresse, comme nous l’appelions, n’avait comme bagage que sa bonne volonté. N’empêche que beaucoup de ces maîtresses d’école payée ont fait un boulot intéressant.

Quand je suis rentré à l’école publique, je connaissais déjà les principaux instituteurs installés, pour la plupart, de manière permanente à Gosier. C’étaient des références en matière d’autorité ; on respectait les maîtres d’école, les directeurs. Il y avait deux écoles dans le bourg : l’école des garçons et l’école des filles (pas la mixité que nous connaissons aujourd’hui). Le directeur de l’école des garçons, Monsieur Georges Marcel, était un peu la terreur de ses élèves. S’il entendait une insulte de la bouche d’un de ses anciens élèves, il lui attrapait la peau du ventre – « c’est ce que je vous ai appris, monsieur ? » – et l’individu en question était tout penaud ; jamais cela ne lui effleurait l’esprit de manquer de respect au directeur d’école.

Pour nous, l’essentiel s’est quand même joué dès cette école primaire. Nous étions vraiment bien formés. Nous devions apprendre par cœur aussi bien la grammaire que les mathématiques et l’histoire. À l’époque, on ne parlait pas encore de régionalisation des programmes. C’étaient l’histoire, la géographie et les sciences naturelles de France. On nous demandait à nous, enfants, de dessiner des manèges, des maisons avec des cheminées. D’une certaine manière, notre vécu était occulté. Après l’école primaire, je suis passé par le lycée Carnot, de la 6e à la philo. Même quand nous avions fini avec l’école primaire, nos anciens maîtres continuaient à s’intéresser à notre parcours. Je leur dois une réelle reconnaissance.

Mon œuvre

Dans mon œuvre, il y a un thème récurrent : la mer. Mais attention ! il ne s’agit pas de la mer dont parlent les écrivains doudouistes et exotiques. C’est plutôt la mer comme historienne. J’associe la mer et l’histoire. Pour moi, la mer est vraiment le témoin privilégié de notre histoire ; elle était là à l’époque des Caraïbes et à l’époque de la traite négrière. Elle est là aujourd’hui à rythmer nos saisons d’hommes, lorsque nous entendons, par exemple, que des pêcheurs ou encore des boat people ont disparu en mer. Je parle de la mer comme de notre griot.

Dans mon œuvre, je fais un travail de mémoire. En 2007 d’ailleurs, l’Académie de la Guadeloupe m’a nommé « passeur de mémoire ». Et, de fait, mon premier roman, La chasse au racoon,témoigne des événements de mai 1967 en Guadeloupe. Mon deuxième roman, Jivaros traite de la guerre d’Algérie et de ses conséquences en Guadeloupe. J’évoque des visages comme celui de Fanon ; je raconte ce qui se passe à la Martinique, le procès de l’OJAM. Comme par hasard, j’ai un personnage qui est gardien de phare, à la retraite, qui vit dans les Grands fonds où se déroule une partie de l’action. Je parle aussi beaucoup du lycée Carnot comme lieu de mémoire, avec les professeurs pieds-noirs qui nous ont fait observer cinq minutes de silence en l’honneur de militaires français tombés dans une embuscade du FLN. Je me rappelle à l’époque comment on déformait l’histoire, comment on travestissait les sens des mots. Le mot « fellaga » était synonyme d’infamie, tout comme le nom « cubain ». On appelait le quartier Lauricisque « Cuba » à cause de la révolution cubaine de 1958-59. Dans un stade de football, des jeunes s’insultaient : Tu es un Cubain !  Et la petite fille qui avait sa poupée sur les bras lui disait « petite fellaga, tu vas te taire ! ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, « fellaga » et « cubain » étaient synonymes d’insultes. Voilà pour la toile de fond de Jivaros.

Plus récemment, j’ai publié un roman qui s’intitule Brisants. Là, je suis dans l’actualité puisque je parle de la vague de xénophobie anti-haïtienne qui a déferlé sur la Guadeloupe. Que n’a-t-on pas entendu à propos des Haïtiens « vermines », des Haïtiens « chiens » ?…. Comble de l’hypocrisie, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, tout le monde parlait des « frères » haïtiens, tout le monde se sentait l’âme caribéenne.

Voilà pour mon œuvre romanesque, toujours à dominante historique, mais chaque fois lié à la mer.

S’agissant de mon œuvre poétique, là encore il y a omniprésence des deux thèmes : la mer comme miroir de nous-mêmes, et l’histoire. Je dois avouer que j’ai commencé à écrire de la poésie. Cela est lié à ma rencontre avec les Quatre Cloches. Comme diseur, je dis des textes des plus grands poètes de la Caraïbe : Depestre, Roumain, Phelps, Nicolas Guillén, mais cela va même au-delà, avec des poèmes de Pablo Neruda et de bien d’autres encore. Je privilégie la dimension historique. Compte tenu du fait que la poésie n’a pas bonne presse, les éditeurs sont souvent réticents. J’ai un peu pris des distances par rapport à la poésie pour m’investir dans le roman et la nouvelle. Au Festival de Poésie de Trois-Rivières, j’ai pu rencontrer d’autres poètes. C’est Anthony Phelps qui m’y avait fait inviter d’ailleurs. Cela m’a stimulé, et j’ai recommencé à écrire de la poésie. J’ai publié l’année dernière Phare à palabres. J’invoque toute mon enfance. Et je suis en train de travailler sur la tragédie haïtienne, j’appelle cela « géo-poésie », je parle des relations que la Caraïbe entretient avec Haïti et ainsi que le reste du monde, notamment les États-Unis d’Amérique.

Comme poète, j’aime bien innover. Western, mon premier recueil, est un ciné-poème. J’ai conçu le texte comme un film.

Le deuxième texte, Boutou, un poérama, se présente comme un journal avec différentes rubriques ; il y a un éditorial, un sommaire. Il y a une partie consacrée à la Guadeloupe : regard sur la Guadeloupe. Une partie consacrée à la Caraïbe : Cariboscope. Une partie consacrée à l’Afrique. Une partie : petites annonces et faits divers.

Mon quatrième recueil s’intitulera Borlette, géopoésie. Chaque fois, tout en gardant la même thématique, j’essaie d’innover au plan formel.

En tant que professeur, je me suis rendu compte que les élèves ne lisaient pas assez. Pour les inciter à lire, j’ai privilégié la nouvelle. J’ai publié deux recueils de nouvelles. Le premier recueil estL’aveugle et le cerf-volant. C’est ma première nouvelle qui donne son titre au recueil. Il s’agit d’un enfant plutôt paresseux, qui remporte un concours de cerfs-volants grâce à un vieil aveugle.

Mon deuxième recueil de nouvelles, Un taxi pour Miss Butterfly, comporte quatorze nouvelles, très différentes. Il y a des nouvelles où j’aborde le thème de l’enfance. Une autre s’intitule « Washington », qui concerne les nuits bleues en Guadeloupe à l’époque des bombes.

Donc, plusieurs nouvelles, toujours à dominante historique. Cette année, j’ai animé à la Médiathèque de Gosier un club de lecture pour les adolescents. J’ai privilégié des nouvelles, notamment de Gabriel Garcia Márquez, Xavier Orville, Chester Himes, Salman Rushdie, etc.

Comme diseur, j’ai continué à voyager dans la Caraïbe : Trinidad, Barbade, et plus tard la Caraïbe hispanophone, dont Cuba où j’ai pu déclamer Guillén en espagnol. J’ai d’abord commencé par apprendre des textes, à faire des montages poétiques avec mes élèves. Puis je me suis pris au jeu, ce qui fait que maintenant, j’ai un répertoire de textes des poètes de la Caraïbe. Je travaille le plus souvent avec une chanteuse haïtienne, Chantal Laurent. Je travaille également avec Malaïka, guitariste et chanteuse.

Mon public privilégié, ce sont les scolaires ; je suis souvent invité dans les lycées. Et je vais à la rencontre des élèves, notamment lors de la manifestation rituelle « Le Temps des Poètes » qui a lieu en mars. Et puis, l’ASSODOC, l’Association des Documentalistes de la Guadeloupe, organise chaque année une rencontre poétique. Avec d’autres poètes, nous disons des textes. Mon frère Éliot est guitariste ; souvent, au cours des repas familiaux, nous improvisons des récitals de musique et poésie.

J’avoue que j’éprouve beaucoup de plaisir à dire des textes, même s’il n’y a personne qui m’accompagne. Lorsque je fais ma marche le matin, pour exercer ma mémoire, je dis des textes. Lorsque je nage, j’en dis. Parfois, je crée l’occasion, chez moi, avec des amis : on délire, on dit des textes. C’est une expérience extraordinairement riche qui aide à lutter contre l’Alzheimer ! cela entretient la mémoire. J’ai eu le bonheur d’entendre certains discours d’Aimé Césaire, des discours politiques, à Fort-de-France. Sans prendre pratiquement de notes, je m’efforçais de reconstituer l’essentiel de ces discours. C’est un exercice très intéressant.

Ce que j’aime par-dessus tout, c’est faire poètes et romanciers dialoguer. Commencer par dire un texte de Jacques Roumain et terminer avec un passage de Simone Schwarz-Bart ; commencer avec Nicolas Guillén et continuer avec Pablo Neruda. « Qui et quel nous sommes ? » demande Césaire, eh bien, Jacques Roumain répond « ce que nous sommes, si c’est une question, alors je vais te répondre : et bien, nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous ». J’adore faire les textes se croiser en écho.

L’Insularité

Je vais moduler ma réponse.

Il y a une insularité que l’on pourrait évoquer en mode négatif. C’est vrai que quand j’étais enfant, j’entendais parler d’un complexe d’insularité. On avait le sentiment que l’île, par définition, c’était un espace étriqué où résidait un esprit de clocher ; que la vraie vie était forcement ailleurs. On disait « ti peyi vye mès », c’est-à-dire, petit pays, mœurs détestables. On avait le sentiment qu’il fallait sortir de l’île pour arriver à la vraie vie. Je me rappelle, avant que je ne parte faire mes études, une expérience que j’ai vécue comme instituteur à Terre-de-Haut. À l’époque, c’était les réfrigérateurs à pétrole, il n’y avait pas l’électricité de manière permanente. À 21 heures, c’était l’extinction des feux. Lorsqu’on voyait le dernier bateau quitter Terre-de-Haut, on avait le sentiment d’étouffer de solitude. On disait, si je tombe malade, comment faire ? On souffrait de l’insularité. On s’ennuyait. J’ai vécu la même expérience à Marie Galante où j’ai été instituteur. C’est vrai qu’il était hors de question pour le jeune que j’étais de rester un week-end à Terre-de-Haut ou à Marie Galante, a fortiori d’y vivre de manière permanente. C’était un peu vrai, pour toute la Guadeloupe ; lorsqu’on avait réussi au Bac et on voyait ses amis partir, on disait « Ah ! Ils ont de la chance ». On les enviait. On se disait : ils vont voir du pays. En fait, Fanon a très bien analysé cela dans Peau noire, masques blancs ; celui qui a vu du pays et qui revient a une sorte de complexe de supériorité par rapport à toi qui n’es jamais sorti de ton bled. Voilà donc pour l’île au mode négatif.

Après, il y a l’île que l’on peut évoquer, mais en mode positif. Au fur et à mesure que tu avances, que tu étudies, que tu apprends à connaître ton pays (puisque l’école n’a pas assumé son rôle de te le faire découvri et ne t’a pas appris non plus à l’aimer). J’ai dit tout à l’heure que la littérature antillaise restait hors jeu. Quand je suis allé en Haïti, cela a été vraiment une expérience enrichissante. À partir d’Haïti, cela a été systématiquement la découverte de Trinidad, Barbade, Guyana, Cuba, Porto-Rico. Et là, j’ai découvert d’autres insulaires. Je me rappelle, j’étais à Guyana, je voyais des gens qui me saluaient : « Hi !… ». Je me retournais. Et c’était bien moi que les gens saluaient ! C’est là que j’ai rencontré Braithwaite ainsi que d’autres poètes antillais. Et là, j’ai vécu l’île sur le mode positif.

Les Haïtiens étaient fiers en dépit de leur dénuement matériel, fiers de leur indépendance, fiers de leur pays. Il y avait l’amour du pays qui transparaissait dans leurs moindres faits et gestes. Je me suis jeté à corps perdu dans la découverte de la Caraïbe dans toutes ses composantes, avec deux îles phares : Haïti et Cuba.

À peu plus tard, j’ai été étudiant à Bordeaux. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, c’est souvent au miroir de l’exil qu’on peut le mieux voir son île. Au fur et à mesure, j’ai eu des échanges avec des étudiants de tous horizons venus.

Aujourd’hui, c’est la synthèse. L’île, c’est l’île non-clôture dont parle Césaire. L’île ouverture au monde. La mer n’est pas une barrière, mais un trait d’union avec les autres îles. Je me sens citoyen du monde. Il n’y a pas lieu d’éprouver un complexe d’insularité, d’avoir peur de dire que je suis guadeloupéen. Il n’y a pas lieu non plus d’en concevoir de l’orgueil. Je suis un insulaire. Cela ne m’empêche pas le moins du monde d’être citoyen du monde. Je suis sur la même longueur d’onde que la plupart des écrivains caribéens que j’aime, que j’admire et que je respecte. Césaire le dit, Partir de l’île pour arriver à la Caraïbe, pour arriver à l’Afrique, pour arriver à l’Amérique, pour arriver au monde : c’est toute la démarche du Cahier d’un retour au pays natal. Et c’est à force d’être guadeloupéen qu’on devient antillais et à force d’être antillais qu’on devient citoyen du monde, si je dois paraphraser Glissant.

* N.B. Max Jeanne a grandi dans le bourg Gosier ; il nous explique qu’on y ajoute l’article – Le Gosier – plus tard. Vous noterez les deux emplois, Gosier et Le Gosier.


Max Jeanne

Jeanne, Max. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Le Gosier (2010). 45 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 3 octobre  2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 3 octobre 2012 ; mis à jour : 25 avril 2021