Maurice Casséus, Viejo

Dans l’extrait qui suit, Mario, le personnage principal de Viejo, raconte pour ses compatriotes Chez Dom’lac (un bar malfamé du district «Whart-aux-Herbes» de Port-au-Prince) comment il a participé à la lutte ouvrière dans une plantation de canne à sucre à Cuba.
Les notes sont celles du texte original.
V.K.

Viejo

[…]  Mario racontait comment il avait tué un blanc à Cuba.

– …Buen! disait Mario. Je prenais toutes sortes de précautions pour ne pas avoir d’affaire avec cette homme. Il me haïssait parce que c’est moi qui avais dit aux haïtiens de la «Central» qu’il fallait faire la grève le 2 janvier en souvenir de Dessalines, et organiser une révolution dans les «Centrals» de Camagnuey à cause des salaires. Tous les com’pagn me disaient qu’il fallait surveiller mes os avec cet homme-là. Un jour l’un d’eux vint me trouver. Il était natif natal des Cayes du Fond.

– Mario, dit-il, nous laissons «Central Elio Sajal». On prend des hommes à Oriente. Buen! Je vais voir le commodol [1] en chef et régler les jours. Mais le matin même, me dit-on, il avait pris le ferrocaril [2] qui descend vers Santiago. Or ce blanc américain qui s’appelait Dorton et qui était un chef aussi, un jour, vint faire l’inspection des outils. Il avait dans sa main un gros stick. Quand je passai mes outils, il me toisa des pieds à la tête. Parmi mes outils, il y avait une grande pince ébréchée qu’à la machine-shop on n’avait jamais voulu échanger. Buen! Salope-là dit li coupé cinq piastres sur largent’m. Quoi? Cinq piastres sur l’argent’m?… Je lui dis qu’on avait pris trois piastres déjà, mais que jamais on ne m’avait remis la pince neuve que paya mon argent. Com’pagn on dirait qu’il n’attendait que cette réponse. Il fit un seul bond, et me flanqua un coup de stick en pleine figure. Carajo! com’pagn, je ne sais pas ce qui se passa dans ma tête, mais, tonnè crasé’m, je devins enragé quand ce cochon me frappa! D’un seul coup de pince je l’étendis à terre où il y avait de vieilles roues de machine et des débris de rail qui gisaient. J’écrasai sa tête contre cela. C’est alors qu’un com’pagn haïtien cria: min la police! Il y avait dans la salle des machines une grande turbine abandonnée, je m’y engouffrai et quand la nuit fut venue tout à fait les haïtiens qui m’avaient vu entrer dans la turbine m’apportèrent mes affaires. Ce fut dehors, sur la route, que je compris ce que je venais de faire. J’avais exactement 24 ans, et je venais de tuer un homme.

Notes:

1. Commodor.
2. Chemin de fer.


Cet extrait a été publié pour la première fois dans Viejo, de Maurice Casséus, roman publié aux Éditions la Presse à Port-au-Prince en 1935, pages 27-29.


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mis en ligne : 14 mars 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020