Maryvette Balcou, « Chienne de vie »

     Bande de voleurs… J’en ai assez de vous voir fouiner tous les jours et toutes les nuits dans ma poubelle. Espèces de sales cabots affamés. Je ne vais quand même pas passer ma vie à nourrir des vermines comme vous, des rescapés sur quatre pattes, sales, baveux, mal peignés et qui salissent ma portion de trottoir. Ce soir, je vous garantis que vous allez manger comme vous ne l’avez encore jamais fait…

     Ariste Dorimond avait entendu la clef tourner dans la serrure et, dès que madame Pierre avait éteint la lumière de sa cour, il s’était approché. À pas de vieux loup, sur ses talons ferrés par de la corne noire, en bavant d’envie. Quelle odeur! Cela faisait si longtemps… Des saucisses grillées, là, dans une gamelle, devant le portail. Sa mère aussi, en préparait. Ses yeux de félin balayaient le sol fumant. Il avait faim. Il avait froid. Les habitants qui possédaient les somptueuses demeures ne mesuraient plus ce que l’hiver tropical faisait endurer à ceux qui n’avaient pas de toit. La fraîcheur du noir, l’humidité de la nuit et les bruits du dehors. L’inconfort, la peur des chiens, des hommes, des hommes-chiens et des crocs de la vie. Ariste se cachait d’eux durant le jour et, lorsque le soir endormait les activités des autres, il quittait sa tanière pour se consacrer à son travail: le tri des poubelles. Sélectionner pour manger, éplucher les restes abandonnés dans les bacs verts au chapeau bleu puis, organiser la vie des voisins. La recomposer et la réécrire. D’un côté les bouteilles de bière à proposer à la déconsigne, de l’autre les débris de ferraille rouillée, les pointes, les crochets oubliés sur des étagères détrônées lors d’un déménagement. Et pour lui, entre les deux tas, les lectures épargnées par les eaux de vaisselle et les restes de sauces.

     Il y avait environ trois mois de cela, il avait trouvé une paire de ciseaux dans un cartable qui n’avait perdu que sa lanière. Il avait fait glisser la fermeture éclair. La nuit aidant, il avait d’abord cru qu’il n’y avait rien, au fond du noir. Puis, sa main avait caressé la peau cuirassée qui ravivait les souvenirs d’école. Et là, au bout du chemin, il avait senti les lames d’acier. Ils étaient presque intacts. Juste un peu tordus, tout au bout. Mais ils fonctionnaient. Ils coupaient tout. Le papier. Le carton. Le tissu. Ariste avait passé la première nuit à faire des essais et, de satisfaction, au matin, il avait embrassé sa nouvelle acquisition. Les nuits suivantes, il n’avait plus vu le temps passer. Il s’était mis à éplucher les journaux qui remplissaient inlassablement les poubelles. Il ne connaissait pas les personnages de la presse métropolitaine. Ce n’était pas son pays. C’était trop loin. Et abstrait. Alors, il ne traitait plus que les quotidiens locaux. Peu à peu, il avait réécrit la vie de l’île sous forme de petits tas, qu’il avait rangés dans des boîtes à chaussures bien distinctes. La plus grande, réservée aux photos des hommes politiques. Une autre pour les voitures et les motos écrabouillées sur la route côtière et meurtrière. Une plus fine pour les meilleures recettes de la cuisine locale. Une suffisamment grande pour pouvoir recevoir les portraits en gros plans des violeurs ou des braqueurs de coffres-forts. Enfin, la plus belle, pour les jambes, les mains et les visages des jolies métisses avec, dans le fond de la boîte, une enveloppe réservée à la collection d’annonces. Code facile. Nuit et jour. Jour et nuit. Comme lui. En dehors du temps. Le remplissage des boîtes était devenu son passe-temps favori et les récipients de fortune garnissaient sa chambre à ciel ouvert, là, sous la nouvelle arcade du boulevard qui desservait les quartiers résidentiels. Chaque soir, profitant de la lueur occasionnelle distribuée par les voisins, au gré de son humeur et de ses envies, Ariste ouvrait l’un de ses coffres à photos et il se mettait à raconter les tourments de l’île à ses meilleurs compagnons, les chiens errants.

     Depuis qu’Ariste avait élu domicile dans le quartier, les chiens maudits n’aboyaient plus la nuit. Ils avaient appris à se taire lorsqu’ils sentaient les odeurs de nourriture. Grâce à leur compagnon de rue, ils avaient compris que les plaisirs gustatifs devaient s’associer au silence, sous peine de voir, comme ce fut souvent le cas auparavant, les propriétaires des résidences sortir de leur logis. S’énerver. Crier. Donner des coups de pied. Lancer des cailloux. Ôter de leur vue ces taches ambulantes qui salissaient l’image de leur quartier. Et refouler ces animaux au poil rêche qui tantôt exhibaient leurs sexes rougis par les plaisirs de la vie, tantôt se promenaient nonchalamment en laissant pendouiller leurs mamelles trop vides pour nourrir une nouvelle armée de chiots. Ils avaient élu domicile dans cette zone où, certes ils ne vivaient pas aussi intensément que lorsqu’ils habitaient les bas quartiers de la ville mais où, au moins, leurs estomacs étaient souvent rassasiés. Au début, ils n’étaient que deux. Puis un bâtard entièrement noir s’était joint à eux. Enfin, la bande s’était enrichie d’un basset plus court sur pattes que la moyenne et d’une sorte de petit loulou blanc, tout chiffonné, à qui il manquait un œil. Ainsi l’équipe s’était-elle consolidée autour des deux plus anciens éléments. Ils ne se séparaient plus. Ils déambulaient dans l’ombre des habitants qui feignaient de les accepter. Ils se ruaient maintenant sur la nourriture et ils se taisaient.

     En l’espace de quelques minutes, la gamelle de fortune fut vidée de son contenu. Jamais les oubliés de la rue n’avaient eu droit à un repas aussi copieux. Des saucisses bien graisseuses, rondelettes à souhait et parfumées d’une senteur qu’aucun des convives n’avait eu l’occasion de tester jusqu’alors. Même dans les creux des poubelles, là où toutes les inspirations culinaires se fondaient pour créer de nouvelles saveurs, ils n’avaient jamais trouvé ce goût si particulier. On y reniflait une saveur végétale, signe de la présence d’une écorce ou d’une feuille. On y respirait surtout le soin particulier que madame Pierre avait su apporter pour que son plat s’inscrive dans la mémoire de ses hôtes. On subodorait des fragments de lardons fumés et le goût des quelques oignons qui avaient crépité dans la graisse. On flairait le goût d’un repas que l’on ne fait qu’une fois. Et ce parfum!

     Vers minuit, les hurlements fendirent le sommeil des âmes. Au numéro 3, le contrôleur des impôts se mit à froisser nerveusement ses draps en cherchant à retrouver ses rêves interrompus. Plus loin, la femme du notaire somma son mari d’aller faire taire ces sales cabots. Et le nourrisson des jeunes mariés, au bout de la rue, en profita pour réclamer une tétée supplémentaire. Derrière les volets des différentes villas, les lumières s’allumèrent, l’une après l’autre. Une constellation de vies dans la noirceur de la nuit. Des lampes qui s’enflammèrent comme des cierges. Au début, seuls les rais de lumière se faufilèrent entre les interstices des battants de bois. Puis, les hommes craquèrent. Ils ouvrirent les volets et, les yeux encore embués de songes, ils se mirent à scruter leur cour commune. La clairière de leur quartier. Là où ils effectuaient leur demi-tour, avec leur voiture, le matin. Sur les traces laissées par les pneus, les chiens frottaient leur dos, les pattes tendues vers les étoiles. Comme s’ils avaient composé les éléments d’un manège d’enfants, monté à l’envers, tournant sur les airs nasillards d’un disque rayé. Le bâtard noir, le basset, le loulou borgne et les deux sans race combattaient la mort qui étreignait leurs boyaux. Du haut des balcons, les voisins échangeaient les premiers commentaires. Et derrière eux, les chiens enregistrés dans les fichiers des vétérinaires criaient la douleur de leurs confrères. Une cacophonie de pleurs. En bas, ceux qui luttaient. En haut, ceux qui voulaient rejoindre la junte animale. Pour caresser les museaux tièdes, pour lécher les muscles endoloris, pour accompagner les leurs, même s’ils n’étaient pas du même rang. Mais il n’en était pas question. Le Picasso de monsieur le contrôleur ne descendrait pas, le berger allemand au nom d’artiste espagnol ne se mélangeait guère aux autochtones. La Caramelle rousse de madame l’épouse du notaire non plus, elle avait ses chaleurs d’hiver. Pas question d’aller traîner sur les trottoirs, avec n’importe qui. Quant à Dagobert, le labrador de madame Pierre, il était enfermé dans la cave et personne ne pouvait l’entendre gémir. Dans la demeure du couple de commerçants, les ampoules n’avaient pas été allumées. Monsieur et madame faisaient semblant de dormir.

     Dès les premières douleurs dans le bas du ventre, Ariste avait compris. Accompagné de sa dignité, il avait fait les quelques pas qui le séparaient de son arcade. La main appuyée sur sa ceinture, il avait rejoint la pénombre et là, il avait ouvert l’album de ses propres images. Pour finir au milieu de ceux qu’il avait tour à tour connus dans le livre de sa vie. Les témoins de son accident, sur la route du littoral. La voiture de police, sa moto, défaite, et tous les tracts qu’il portait dans ses sacoches, par terre. Puis, l’hôpital. Lui, allongé, connecté à des tuyaux transparents. Une photo de Magalie, souriante, avant le drame. À la page suivante, la même, entourée de fleurs. Sur les dernières feuilles, plus aucun cliché. Comme si l’avalanche d’eau avait tout détruit. La veille de l’accident, il avait beaucoup plu. À l’Équipement, les manœuvres avaient dit qu’il faudrait prévoir des chutes de pierres mais personne ne les avait pris au sérieux. Quand le rocher s’était décroché, Ariste amorçait le dépassement d’une voiture. Magalie le serrait, à la taille. Très fort. Après, il avait tout oublié. Le choc. La dégringolade. Comme le caillou. Les pleurs en silence. Le miroir que l’on ne regarde plus. Le futur que l’on ne pense plus et le présent que l’on se force à panser. Quelques cambriolages sous cagoule. Puis, le pont. Le dessous du pont. Pour ne plus rouler sur le bitume.

     Du haut des premières loges, les conversations s’engageaient. Jusqu’à quand vont-ils nous faire suer comme cela? On se demande ce que fait la S.P.A. Pourtant, à la télévision, l’autre soir, ils avaient annoncé une campagne sérieuse de ramassage, quartier par quartier. Tous les chiens qui n’auraient pas de collier, allez zou! À la fourrière! Enfin un quartier propre, déblayé, comme après le passage des poubelles. Plus de bêtes galeuses, plus d’odeurs, plus d’aboiements. La paix. C’est vrai quoi, quand on a bossé toute la journée, on la mérite, non? En plus, les loyers sont si chers. On peut au moins avoir la tranquillité en échange. Ça se paye, ça aussi. Mais bon, ça fait quand même mal au cœur. Les pauvres bêtes. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là? À cette heure-ci? Personne ne va se déranger pour des sans-logis, des sans-papiers. À quatre pattes, en plus. Et ils vont continuer à nous rebattre les oreilles pendant toute la nuit. Ah ça non!

     C’est surtout pour ma femme que c’est pénible. Avec ses problèmes d’insomnie. Quand elle est réveillée en pleine nuit, après, c’est fini. Plus moyen de fermer l’œil. Alors moi, ça m’embête aussi. Pensez donc, quelqu’un qui n’arrête pas de tourner et virer dans son lit, c’est vraiment pas marrant. Chez nous, c’est le petit. Dès qu’il voit un chien errant, il veut qu’on le prenne. J’lui ai dit, plus tard. Assez d’embêtements comme ça. Lui, il fera ce qu’il voudra quand il sera grand mais moi, j’ai assez à faire avec le dressage de mon berger. Je n’en veux pas d’autre. Mon p’tit, il veut être vétérinaire. Ils veulent tous être vétérinaires, les gamins. Ils veulent tous des bêtes et après, qui est-ce qui s’en occupe, hein? Regardez ceux-là. Ils ont dû dévorer quelque chose qui ne leur a pas réussi. C’est bizarre quand même. Cinq d’un coup. On se demande bien qui a pu laisser traîner une saloperie dans ses poubelles. Ça leur apprendra à fourrer leur museau dans nos restes. Après tout, ils nous appartiennent, nos déchets. C’est eux qui sont en faute, c’est pas nous. Hein… Bon, essayons quand même. Voyons… Sur la page des services de garde, le journal local n’affiche aucun espoir. Le SAMU ne se déplace pas pour les chiens. Pas la peine d’appeler le médecin de garde, ni l’infirmier. SOS solitude, non plus. Allô enfance maltraitée encore moins…

     Vu d’en haut, le renflement de la rue ne ressemble plus qu’à un jaune d’œuf dans lequel cinq moustiques se seraient laissés emprisonner. Les sans-logis se taisent. Un peu plus qu’avant. Sur les terrasses, les observateurs ne trouvent plus les mots. Ils ne peuvent plus se plaindre de la nuisance occasionnée par les hurlements. Maintenant, ce sont les leurs qui fendent la nuit de leurs pleurs. Dans leurs pelages bien soignés, leurs colliers signés, leurs crocs aiguisés, ils agonisent leur révolte. Leur mal de ventre se situe plus haut, sous la gorge, sous un collier qu’ils auraient besoin d’arracher. Ôter les marques du domptage et fuir leurs maîtres pour en finir avec ces vies fabriquées. Assez. Partir tous les six mois en métropole. Un coup on crève de chaud, un coup on grelotte sous le manteau tricoté. Et on se sent ridicule, quand on déambule sur les «crottoirs» de la capitale. On promène son âme d’exilé et on croit que chaque passant se détourne sur son passage. Assez des gamelles remplies de mets équilibrés, légumés, viandés. Finis les dressages du dimanche. Plus de gardes de la propriété en l’absence des maîtres. Au diable la solitude d’animal unique contraint d’amuser l’enfant unique au cours de ses nombreuses heures perdues. Ni besoin ni envie d’avoir les oreilles taillées en biseau pour avoir l’air plus stylé. Fatigués de ces crottes qui ne sentent plus rien et que les femelles ne viennent même plus renifler. Rayées du carnet les consultations de routine chez les vétérinaires et les thermomètres enfoncés dans le derrière. Courir. S’échapper. Être plusieurs. Sous la pluie, dans le vent. Pouvoir sauter de joie dans les flaques d’eau. Et vivre. L’animalité. Avec eux. Même s’ils sont morts.

     Au matin, le camion de la mairie est là. Les hommes en salopette grise ont chargé les masses inertes dans la benne et, en attendant de rejoindre la pénombre de la terre, les sans-logis prennent leurs aises dans leur voiture à ciel ouvert. Gueules béantes. Langues écumeuses. Poils avachis. Pattes flasques. Queue sale. Dès les premières lueurs, madame Pierre a donné l’alerte. Bien entendu madame, votre mari nous a déjà rendu tant de services. Comment cela a-t-il pu arriver. Vous savez, nous avons l’habitude de traiter des affaires bien plus embêtantes. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, il a fallu que je mobilise quatre de mes hommes durant toute une matinée pour récupérer un dogue allemand qui avait été jeté au fond d’un puits. Manque de chance, le type n’avait pas vu qu’au fond, il n’y avait pas une seule goutte d’eau. Alors, vous imaginez, les hurlements du chien quand il s’est payé la caillasse au lieu de plonger dans le liquide. Mes types, ils l’ont récupéré en miettes. Cassé. Quand ils ont réussi à le hisser jusqu’en haut, il vivait encore. C’est le vétérinaire qui l’a piqué. Tout ce mal pour, finalement, injecter la mort par le biais d’une seringue. Alors vous savez, hein, cinq cadavres à ramasser, pour nous, c’est rien. On en récolte à la pelle sur les routes. Et faut voir dans quel état, des fois. Vous allez voir, ils ont l’habitude mes types maintenant. C’est nous qui vous remercions, madame. Nos employés seront à votre disposition dans moins de dix minutes. Mes hommages à monsieur votre mari. Dites-lui qu’il n’hésite surtout pas à faire appel à nos services.

     Trois semaines plus tard. Rubrique des faits divers. Un homme âgé d’une quarantaine d’années a été retrouvé hier, mort, sous un pont, à quelques pas du quartier de Ravine Grise. C’est une femme du quartier qui, la première, a découvert la victime. Elle a immédiatement alerté les services. Elle est toujours en état de choc. L’état de décomposition du quadragénaire étant déjà bien avancé, une autopsie n’a pu être pratiquée. Apparemment, l’homme vivait seul et on suppose qu’il est décédé de mort naturelle. Pour l’instant, la victime n’a toujours pas été identifiée. Toute personne qui aurait constaté la disparition d’un proche est donc priée de se faire connaître auprès des services de police.

     À côté de l’article, une photo. Un linge blanc enveloppe le corps. Autour, des herbes folles, quelques boîtes de conserve, des papiers gras, un pneu usagé, un bout de mousse troué comme du gruyère. Dieudonné Gerville découpe l’article. Puis la photo. Soulagé, il dépose les deux documents dans une nouvelle boîte à chaussures, à côté des autres. Avant de refermer le couvercle, il observe encore une dernière fois. C’est bon. Personne ne peut deviner où a été prise l’image. Tant mieux. Ça aurait été dommage de dévoiler sa planque à tous les sans-logis de l’île. Dans ce quartier-là, en fouillant régulièrement les poubelles, au moins, il mangera à sa faim. Quant au reste…


La nouvelle « Chienne de vie » de Maryvette Balcou a été publiée pour la première fois dans son recueil Entrée libre (Paris: L’Harmattan, 1999, pages 17-28). Elle est reproduite sur Île en île avec la permission de l’auteure.

© 1999 Maryvette Balcou


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mis en ligne : 23 mai 2004 ; mis à jour : 21 octobre 2020