J.-C. Carpanin Marimoutou, Sur André Robèr : Douze Hypothèses et un envoi

Hypothèse 1 : habitation/inhabitation

Île, quelle est celle île, où est cette île, qu’est-ce qu’on en fait de cette île ? Les poètes meurent de ce genre de question.

Jean Albany, en 1951, dans un recueil qui s’appelle Zamal a cette phrase étonnante :

Mon île était le monde et je dois y mourir.

La seule place pour le sujet poétique réunionnais semble être de faire de son île un tombeau, Le même Albany, dans Zamal  toujours, écrit un texte qui s’appelle « après-midi », où il dit :

St Gilles, Manapany, Étang-salé,
villages oubliés de ma bizarre enfance.

« Après-midi » est un texte de la perte de soi, de la perte des repères, de la perte du lieu. Et puis il réécrit ce texte en 1972 dans un recueil qui s’appelle Bal indigo et ça devient :

St Gilles, Manapany, Étang salé,
villages ça mon jeune temps,
crois pa mi pé oubli.

Il dit exactement le contraire. Qu’est ce qui s’est passé entre temps, sinon , peut-être qu’Albany a trouvé un lieu qu’il pouvait habiter, que ce lieu c’était la langue créole ; ce lieu permettait peut-être de retrouver, l’espace, le lieu, l’histoire et d’écrire cette habitation possible et tant d’autres qui continuent d’écrire.

André Robèr quitte la Réunion très tôt quasiment analphabète.

Toute cette histoire est racontée par Julien Blaine, je vous renvoie à la préface de Carnet de retour au pays natal. Je n’y reviendrai pas sauf pour dire qu’après avoir vécu dans l’ inhabitation d’une vie d’habitation de ce que peut être une vie de petit blanc pauvre dans les années 50/60, illettré donc, il débarque en France dans des conditions qui sont celles – on ne disait pas mobilité à l’époque, on disait déportation – de la déportation des jeunes Réunionnais devant aller en France pour des raisons sociales et politiques que vous connaissez.

La Réunion, c’est dangereux, les jeunes sont dangereux, les classes sont parfois dangereuses ; les envoyer en France, où il va travailler à l’EDF.

Quittant un lieu qu’il n’a pas habité, il va retrouver un lieu qu’il aura du mal à habiter.

Un symptôme : le corps parle, le corps parle énormément. Pendant 20 ans, André Robèr a porté des chaussures qui étaient de 3 pointures au-dessous de sa pointure parce que personne ne lui avait dit qu’on pouvait choisir sa pointure.

Le corps parle, le corps rétracté, douloureux de l’enfant de la Plaine des Palmistes qui, à ce moment-là, n’est pas encore André Robèr.

Hypothèse 2 : Récupération

Comment récupère-t-on son corps, sa langue, son histoire ?

André Robèr commence son travail de poète, peintre, plasticien, anarchiste par un travail d’abord de récupération, récupération politique :

Qu’est-ce qu’on fait quand on est un jeune Réunionnais déporté en France dans le cadre du Bumidom ?

On milite à l’extrême gauche avec le PSU et on se rend compte très tôt que le PSU est une forme de récupération de son histoire à soi, de son désir à soi, de son corps à soi et on récupère. Se récupérer, c’est aller ailleurs vers le mouvement anarchiste. J’y reviendrai. Récupérer c’est récupérer son rapport au monde et ça passe par l’œuvre plastique. L’œuvre plastique d’André Robèr a été d’abord une œuvre de récupération, récupération du monde, des déchets du monde industriel, en souvenir sans doute de la pauvreté – on récupère la pauvreté pour en faire quelque chose de riche – mais c’est aussi la récupération de ce que la terre donne, des objets de la terre. La terre donne tout, récupérer, récupération, c’est aussi toute l’histoire du marronnage.

L’œuvre d’André Robèr « Kan nou la sort maron » tourne autour de ça, les objets récupérés. Dire, mettre en scène sans jamais l’exprimer verbalement, l’histoire des résistances et de cette histoire du marronnage. Et surtout « kan nou la sort maron », c’est le titre d’une exposition d’André Robèr qui a eu lieu à Marseille et ensuite à La Réunion..

Ce titre est tout à fait incroyable : « kan nou la sort maron », ça signifie quoi ?

Quand nous sommes sortis du marronnage, peut-être ; ça peut vouloir dire aussi « quand nous sommes devenus marrons ». Nous sommes toujours là-dedans, sommes nous devenus marrons ou sortis du marronnage.

Récupérer c’est donc ça, récupérer l’histoire, la sienne, Histoire avec un grand H, s’affronter à ses fantômes, ses fantômes de marrons, ses fantômes de notre histoire, ça entraîne tout le travail de la mémoire, le travail de la mémoire d’André Robèr et c’est un tout. Ce sont les hypothèses d’André Robèr, la poésie d’André Robèr, et – c’est la même chose – c’est le travail d’édition : récupérer, c’est aussi mettre en place le travail d’édition autour des CD de Ziskakan, autour de la parole des poètes créoles et des poètes de l’avant-garde européenne.

Éditer ceux qui écrivent aujourd’hui pour que justement cette question qui tourne sans cesse autour de l’habiter, soit posée, circule et revienne et c’est aussi le rapport à l’avant-garde. Récupérer, c’est aussi ce rapport, Julien Blaine en a parlé, je n’insisterai pas, on ne comprendrait sans doute pas l’écriture d’André Robèr et son travail si on ignorait ce rapport à l’avant-garde.

Hypothèse 3 : Habiter de nouveau

Mais habiter quoi ?

Habiter le lieu, habiter le lieu depuis le dedans du lieu. André Robèr écrit depuis Paris, depuis Marseille, il n’écrit pas depuis la Réunion, et habiter ce lieu depuis le dehors ça veut dire faire ce travail qu’on lui déniait, qui lui était interdit, que notre histoire semble lui interdire, revenir au lieu mais non pas comme un lieu approprié puisque ce lieu, il ne l’habitait pas, habiter le lieu d’abord, par l’entour, par le détour, par ce qui se joue dehors dans l’avant-garde européenne, dans l’avant-garde internationale mais qui n’est pas l’avant garde d’ici.

Habiter le lieu depuis tout ce travail là pour pouvoir enfin le dire ou plutôt pour pouvoir enfin essayer d’arriver à penser que ce lieu là pouvait être habité. Et ce sont effectivement les premiers textes d’André Robèr : écrire « dopi lot koté la mer » et ça change tout le rapport que la littérature réunionnaise avait jusque là avec la question de l’habiter, c’est depuis l’autre coté de la mer qu’un Réunionnais écrit.

Jusqu’à présent les Réunionnais écrivaient depuis « lot koté la mer », Gamaleya, bien sûr. Mais c’étaient les autres surtout qui écrivaient sur le lieu depuis lot koté la mer, les Réunionnais écrivent depuis le lieu, l’impossibilité du lieu et donc cette écriture du lieu depuis lot koté la mer (premier recueil d’ANDRÉ ROBÈR) amène cette construction et ce nouveau rapport au lieu d’abord.

Hypothèse 4 : Habiter la langue depuis le dehors du lieu

Cette langue, le créole, créée par le lieu, unique par le lieu, impensable en dehors du lieu, quelqu’un l’écrit depuis le dehors et essaie de l’habiter depuis le dehors.

Depuis le dehors de quoi ?

Depuis le dehors du lieu, des pratiques du lieu, depuis le dehors de la langue, cette langue oubliée, cette langue enfouie, cette langue cachée.

J’ai dit qu’André Robèr était analphabète pendant très longtemps ; cette langue, la langue française ; il se l’est appropriée lentement dans les luttes sociales, dans la recherche de soi, dans le travail d’écriture.

Mais la langue créole, d’où l’habite-t-il, cette langue forclose ou quasiment forclose depuis le temps de l’enfance ?

Il va se mettre à l’habiter à travers de ce qui ne s’écrit pas, à travers la récupération plastique, à partir des chants, à partir de l’écoute et à partir de ce qu’il entend désormais lorsqu’il entend parler du lieu et qu’il n’est pas là. C’est la rencontre, ce sont les grandes rencontres : Julien Blaine, Patrice Treuthardt, Gilbert Pounia, Anny Grondin et c’est l’entente, l’écoute de la parole qui enfin dit quelque chose qui n’est pas « viens voir mon pays » ou « donne à moin la main » ou « na mange cari ».

Habiter la langue depuis là. Et la langue se met à changer et le rapport avec la langue se met à changer.

Hypothèse 5 : Créer le lieu

Créer le lieu avec cette terre et ce lieu qu’on peut habiter puisque d’autres essaient d’y habiter. D’autres : le travail de Ziskakan, le travail de Danyèl Waro, le travail des militants créoles, Alain Armand et les autres depuis les années 60 et 70 du vingtième siècle.

Créer le lieu entraîne de perdre le « T » de Robert et s’inventer un accent. Ce n’est pas pour rien que Robert perd un « T » et s’invente un accent. Il s’invente son accent, et son accent est créole, et son accent renvoie à sa langue et crée le lieu.

Cela implique aussi de prendre la langue à bras le corps : la poésie concrète : enfiler la langue, s’enfiler la langue, dans tous les sens du terme, se la mettre à l’endroit, à l’envers, la mettre au soleil, la mettre à sécher, la mettre dans la machine à laver.

La poésie concrète d’André Robèr, ses tee-shirts, ses cartes postales, des cartes postales justement, le mail art, autre façon de créer le lieu, s’expédier ailleurs pour se retrouver ici.

Hypothèse 5 : Faire le deuil du lieu et de la langue

Écrire, lorsque André Robèr se met à écrire, implique d’abord que cela soit fait, cela qui n’a jamais été fait, parce que précisément, cela n’était pas possible sur une terre habitée par les fantômes, faire le deuil de ce lieu là, ce lieu mythique, ce lieu fantasmé inhabité, faire le deuil pour pouvoir écrire. Aucun écrivain n’écrit s’il ne fait le deuil de sa langue maternelle ni du lieu d’où il écrit.

Hypothèse 6 : Habiter le lieu et la langue

Depuis cette fois-ci, les langues du lieu et c’est les Carnets de retour au pays natal. Le sous-titre, ce n’est plus « dopi lot koté la mèr » mais « pou rodésot la mèr », faire le carnet de retour, non pas à la façon d’Aimé Césaire, encore moins à la façon des voyageurs, mais le retour vers ce lieu pour le rendre à son tour habitable, ce lieu de nulle part qu’est l’île. Riel de Bars définissait l’île comme :

Espace de nulle part où mènent des portulans trafiqués :

Habiter c’est revenir vers ce lieu.

Habiter ce lieu, cette langue de nulle part, cette langue venue de partout mais construite sur le lieu et ce pays, c’est aussi habiter la parole et les langues dont a fait le deuil et qui permettent enfin d’écrire.

Hypothèse 7 : Récupérer la langue

C’est précisément parce que le deuil a été fait que la langue peut être récupérée et enfin écrite. Elle est tellement récupérée cette langue que la langue de tout le monde peut enfin devenir la langue d’André Robèr. Les poèmes d’André Robèr s’écrivent à partir de la langue des autres. C’est une citation permanente de la langue créole et de tout ce que les poètes créoles ont écrit, citations et détournements sans cesse pour renvoyer à la langue et à ce qu’on lui fait à la langue,. Je prendrai un seul exemple : Patrice Treuthardt a écrit un texte merveilleux qui s’appelle Kozman maloya, il a écrit ces vers :

Zordi la pli, domin soley
Zordi mi pli, domin mi révey

Vous avez tous vu sur les grands panneaux du Port ceci :

Zordi mi plis, domin mi révey

Ce n’est pas inadvertance, ce n’est pas faute d’orthographe, ce n’est pas une coquille ; c’est un choix, une volonté de reprendre la langue de l’ami poète qui est la langue de tous et de faire changer cette langue en lui donnant un autre sens, précisément là où Patrice Treuthardt, pour des raisons qui le concernent, refuse de s’aventurer dans le sexe même de la langue, j’en parlerai tout à l’heure.

Hypothèse 8 : Montrer la langue et ses bords

C’est la poésie visuelle, je n’en parlerai pas beaucoup puisque vous avez travaillé suffisamment longtemps là-dessus mais c’est là le projet : montrer la langue et les bords de la langue. Comment la langue est bordée, comment une langue bordée, au sens créole li la bord a mwin peut aussi devenir, comme on dit en français : une langue bordée ; border la langue, lui donner un cadre pour pouvoir précisément excéder ensuite le cadre, pour excéder le cadre, il faut lui donner un cadre et faire en sorte que la langue ne soit plus bordée juste pour pouvoir la déborder.

Hypothèse 9 : Inventer la langue, les bords et le lieu

C’est tout le travail actuel, celui de la ter i donn tout et celui du poème « chouchoute ». Inventer la langue, sa langue, parce qu’écrire c’est inventer la langue des autres, la langue sienne, inventer cette langue sienne parce qu’elle est celle des autres et inventer celle des autres parce qu’elle est sienne, et inventer sans cesse parce que désormais tout le monde peut la comprendre, parce qu’on l’a rendue habitable, et inventer évidemment les bords et le lieu, les mantras du lieu. Avez-vous lu dans Carnets de retour au pays natal le moment où le poète écoute et comprend les mantras du lieu, les mantras : ces paroles sacrées, ces formules sacrées que personne ne comprend sinon ceux qui les inventent et qui les écoutent.

Hypothèse 10 : Explorer toute la langue, le sexe et le corps de la langue

C’est le travail de « kan chouchoute i bav » que je ne relirai pas parce que Patrice Treuthardt partirait en courant, très beau texte, Patrice !

Explorer toute la langue, reprendre tout ce que tout le monde a dit et en faire autre chose. Explorer le sexe même de la langue, le corps de la langue.

Avant, peut-être, que le poète ne se mette à habiter son propre corps.

Hypothèse 11 : Inventer enfin le mi, le je

Aucun texte d’André Robèr ne dit mi sauf la fin du Carnet de retour au pays natal. Aucun texte d’André Robèr ne dit le mi   parce que justement cette rencontre là sera pour nous du sujet à soi, à son corps, à sa langue et en construction. Là où le « je » français pouvait surgir dans Carnet… grâce à la construction de la figure de l’autre, « maman, la lettre à maman ».

Là où le français posait quelqu’un à l’écoute, à l’attente, en reprise du texte dit, le texte créole n’arrivait pas étrangement à énoncer ce sujet alors que cette langue est précisément la langue de l’autre, de l’écoute, de ce rapport de l’autre à soi-même : té dalon, té mon dalon. Et le « je » surgissait dans le mi créole dans les textes d’André Robèr, de façon morcelée comme si il n’arrivait pas à se percevoir comme sujet entier, sujet plein alors que tout le travail avait été fait depuis si longtemps et dans le créole. Et enfin, le « mi » surgit précisément tant le rapport à la poésie, à la langue est la poésie d’avant-garde ; le « mi » surgit, pas dans n’importe quel texte mais dans le texte final, ce texte final s’adresse à un poète :

lavé in fwa un gran poéte mi kkrwa

texte repris de Patrice Treuthardt et transformé :

la rni ek son fonker argard nout pei, mi krwa

le mi surgit ici parce que précisément la figure de l’autre est devenue une figure qui permet de se construire, la figure de l’autre c’est celle d’un poète, d’un ami, c’est quelqu’un avec qui les combats pour le lieu et la langue, la poésie et le rapport à la terre ont eu lieu. Il s’agit d’un texte adressé à Julien Blaine.

Le créole cesse d’être monologique. Étrangement c’était le français qui était dialogique. La question est de savoir quelles voix habitent désormais cette voix du poète, quelles voix habitent désormais cette langue avec qui on peut discuter. Les autres voix de la langue, certes, les voix des autres poètes, les voix de la langue elle même en tant que telle, les voix de la langue de tous les jours mais aussi les autres, celles de la terre, les mantras de la terre, celle des esprits que l’on entend, qui descendent le 2 janvier lorsque la déesse Karli descend et les autres esprits et les voix des fantômes qui peut-être cessent enfin d’errer dans la parole d’André Robèr.

Et puis, bien sûr, l’anarchie du je, le mi qui surgit dans l’anarchie mais pas n’importe laquelle, l’anarchie, l’individualisme de Stirner. L’unique et sa propriété ; mais précisément la propriété de l’unique : qu’est ce que c’est ? Sinon cette possibilité de construire tout autre en sujet comme soi-même.

Hypothèse 12 : Que chaque lecteur invente alors son propre texte à partir des propositions d’André Robèr

Un seul exemple, parce que je l’ai lu en arrivant au Port : na trap la vi la pankor éné.

Avez-vous, vous, élèves des Beaux Arts, écrit

na la éné trap la vi pankor

en rouge

na la éné

et en noir

trap la vi pankor ;

Vous avez inventé votre propre texte à partir des propositions d’André Robèr et vos propositions et vos lectures nous renvoient à la vieille problématique de la littérature réunionnaise. Que dites-vous :

trap la vi pankor la na éné ?

Sinon que dites-vous, juste devant ce bâtiment :

mon rev lé kom in zwazo ?

Vous avez écrit :

rev lé kom mon in zwazo

Toute la béance de votre futur, écriture de votre future vie, île.

Envoi

Qu’André Robèr qui a écrit, qui a fait, qui a construit sa poésie, la lise enfin dans l’appropriation de son corps rendu à soi et au sujet qu’il est devenu.


Ce texte « Sur André Robèr : Douze Hypothèses et un envoi », par J.-C. Carpanin Marimoutou, figure comme préface à son texte Isi tout domoune lé kréol, publié pour la première fois à Ille sur Têt aux Éditions K’A, 2005. Il est reproduit avec permission sur Île en île.

© 2005 J.-C. Carpanin Marimoutou


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mis en ligne : 22 mai 2006 ; mis à jour : 29 octobre 2020