Marie-Noëlle Recoque, Débouya pa péché

deux extraits

Pour l’essentiel, le roman de Marie-Noëlle Recoque se déroule dans une habitation caféière du côté de Vieux-Habitants, Guadeloupe, à la veille de l’abolition de l’esclavage.

C’est une œuvre touffue, haute sur pieds, resplendissante, un arbre aux mille feuilles d’ombre et de lumière […]. La langue est simple et belle, le récit tout à fait linéaire, et pourtant on y va d’étonnement en étonnement. […] Lire ce livre, c’est, d’une certaine façon, se recueillir sur les tombes de nos ancêtres, leur rendre hommage en notre cœur, en une sorte de commémoration discrète, chuchotante, d’une force sans égal.

– Simone Schwarz-Bart
préface au roman (extrait), Présence Africaine 2004

On connaît la rengaine. Notre rengaine : débouya pa péché. Un credo plutôt, qui semble coller à la peau de notre histoire au point d’entendre cette sonorité proverbiale comme une verbalisation de notre chair : on dirait un écho palpable de notre identité incertaine. Manque de peau ? C’est à une autopsie de cette débrouillardise que nous invite Marie-Noëlle Recoque dans son roman qui prend pour titre ce proverbe. Nous sommes dans les derniers temps de l’esclavage sur une habitation de la côte Sous-le-Vent ; dans le huis clos colonial esclaves et maîtres se livrent aux dernières pulsations de l’inhumain et aux premiers balbutiements de l’humain. Il s’agit donc de passage, et on voit chacun, à la fois représentant de son camp mais surtout de lui-même, entamer les préparatifs du rite de passage : l’auteur nous propose surtout de suivre le quotidien des femmes. Elles sont au coeur de la débrouillardise car en charge des enfants et donc du demain, et aussi elles savent par corps la connivence charnelle qui peut les emmener dans les bras de l’homme blanc. N’ayons pas peur des mots : une débrouillardise sexuelle ! Frantz Fanon disait que la débrouillardise était une « forme athée du salut », avec ce roman nous plongeons dans la soupe originelle de notre identité, c’est ce qu’a bien compris Marie-Noëlle Recoque en nous présentant les acteurs dans la simplicité dense de leur ambiguïté. Il faut relire Jean-Paul Sartre à propos de la dialectique victime/bourreau pour bien comprendre la complexité qui s’installe dans l’expérience de l’inhumanité. Ces derniers jours avant le débarquement, ceux des esclaves dans la citoyenneté, sont oeuvre de fiction malgré le fonds historique, ainsi on y rencontre le poète Arthur Rimbaud, celui « qui voulut se faire nègre pour mieux parler aux hommes le langage des genèses », le tout servi par une tranquillité narrative.

– Wonal
Lemotphrasé (mai 2004)


1847 : Léanette fit un crochet jusqu’à l’atelier de Vindo le vieux menuisier auquel elle était chargée d’apprendre la mort de Rosette. Il se mit à dodeliner de la tête en maugréant contre l’absurdité de l’existence humaine ; il ponctuait chacune de ses imprécations par une affirmation qui revenait lancinante : « La vie est une femme folle ! la vie est une femme folle ! ». Soudain, il saisit à pleines mains quelques éclisses rongées par les termites et les rejetant avec fracas sur son établi, il s’exclama : « Pauvre Rosette, elle n’aura pas de cercueil, ces planches sont mangées par les poulbwa ». Il surprit le regard de Léanette posé sur un lot de beaux madriers rouges ; il poussa les hauts cris.

« Petite, tu perds la carte ! C’est pour faire un meuble, je dois m’y mettre aujourd’hui. Tu es jeune, tu ne connais pas la valeur des choses ; jamais on n’a vu le corps d’un nègre allongé, à l’heure de sa mort, dans du bois d’acajou.

– Et si nous étions libres, père Vindo ?

– Tais-toi, petite malheureuse !

À ce moment précis, Laurencin le géreur passa devant l’atelier. Léanette trembla à l’idée qu’il eût pu entendre la question qu’elle venait de poser. Les esclaves parlaient de plus en plus souvent de la liberté mais entre eux et toujours à voix basse, dans l’intimité des cases ou sous les caféiers, dans l’ombre complice de l’en-bois.

Confuse, Léanette se dandinait tout en se tordant les mains, elle craignait d’avoir attiré l’attention sur le vieux menuisier. Laurencin n’allait-il pas l’accuser de fomenter quelque complot ?

– Petite, va faire tes affaires. Si tu es trop en retard, Man Héloïse n’en finira pas de babiller.

Au moment où Léanette tournait les talons, le vieillard ajouta à voix haute :

– Quand nous serons libres, nous coucherons les carcasses de nos morts dans des planches neuves, taillées dans les troncs des arbres les plus solides. Fini pour nous les trous fouillés vitement-pressé et les tombes englouties sous les herbes-guinée ou rongées par les racines des orangers grosse-peau.

Et il ajouta : « Rassure Man Héloïse. La pauvre Rosette, elle l’aura son cercueil !

Et pour lui-même, il marmonna : Merci mon dieu, la débrouillardise n’est pas un péché.

* * *

Marie-Elméïde a retrouvé sa bonne humeur. C’est une femme avenante et qui présente pour moi l’avantage de parler français.

– Je veux aller sur l’habitation Sevray, lui ai-je dit.

Marie-Elméïde a affiché une moue dubitative teintée de réprobation. Mon idée, de toute évidence, la choque. Elle m’a fait comprendre que l’habitation n’est plus depuis longtemps qu’une terre recouverte d’une inextricable friche. Je la soupçonne d’avoir menti pour me détourner de mon projet. Elle n’a fait que piquer ma curiosité.

Quant à Maria et Eugénie Soudard, elles m’ont opposé une fin de non recevoir.

– Il n’y a plus de chemin pour entrer sur l’habitation. Et la maison de votre oncle est en ruine depuis longtemps. Vous ne trouveriez que quelques pierres rongées par la végétation. […]

J’ai été reçue par l’épouse de M. Dublondin, le blanc rencontré tantôt. D’emblée, elle a su me mettre à l’aise et me parlant de ses enfants, de ses amis, de ses chiens, elle m’a fait une excellente impression. J’ai perçu dans ses propos l’élévation morale et la bonté d’âme de personnes soucieuses de plaire à Dieu.

– Moi qui suis née sur cette habitation, je peux vous dire qu’on s’ennuie parfois. Il n’y a pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde, personne à qui parler. C’est difficile à supporter.

– Personne à qui parler ? vous m’étonnez un peu. Ce qui me frappe dans cette région, c’est au contraire qu’on peut difficilement y être seule. Le long des chemins, sur le flanc des mornes, dans la vallée, partout, il y a des cases et…

Le regard que m’a lancé Mme Dublondin m’a fait brusquement ravaler mes paroles. J’ai compris qu’elle ne compte pas au nombre des humains les paysans noirs qui cultivent ses terres et celles des autres blancs. Sa foi chrétienne ne va pas jusqu’à lui faire admettre que son prochain peut aussi avoir la peau noire.

– Vous ne savez encore rien de nos mœurs, a-t-elle diagnostiqué. Vous apprendrez vite. […]

– Vous avez des voisines blanches, ai-je dit pour détourner la conversation. Mes hôtesses n’habitent pas si loin de chez vous…

– Ma chère, apprenez que dans ce pays, il y a blancs et blancs. Les demoiselles Soudard ne sont pas de notre monde. Leur père était un petit blanc-goyave et leur mère une pauvre sotte d’une grande vulgarité. Mais vous êtes, m’avez-vous dit la nièce de François Ledarne.

– Je suis, en fait, la fille de son frère adoptif.

– François Ledarne, je l’ai connu. Je ne vous cacherai pas qu’il buvait beaucoup, vous devez le savoir et il était un peu mou, apathique mais c’était un homme de bien. J’ai connu aussi son épouse, une femme que le malheur a terrassée, vous êtes au courant ?

– Non, mon oncle a cessé d’écrire, je pense, à l’époque de ce malheur. J’espérais un peu que vous me renseigneriez.

– Son fils Julien est mort en 1848… Le pauvre garçon… La pauvre mère…

J’ai perçu chez mon interlocutrice comme une gêne, peut-être l’envie réprimée d’en dire plus. Mais elle a repris :

– La malheureuse est devenue folle, elle a d’abord été à l’hospice d’aliénés du Camp Jacob, peu de temps après, elle a quitté la colonie avec sa fille Zélie. On a dit qu’Hortense devait entrer dans un asile en France. Ni l’une, ni l’autre, ne sont jamais revenues. François est resté seul, occupant son temps à boire. L’habitation a périclité. Aujourd’hui, c’est comme si, elle n’avait même jamais existé.

De retour à l’habitation Bellevue, je me suis rendue à la cuisine où j’ai trouvé Marie-Elméïde penchée sur un morceau de coton blanc. Elle incrustait une dentelle au point de bourdon. J’éprouve de plus en plus d’amitié pour cette femme.

– Madame Dublondin m’a tout raconte, ai-je menti. Pauvre Julien, mourir si jeune.

Marie-Elméïde a relevé la tête. Une ombre est passée dans son regard.

– Madame Dublondin ne sait rien de ce qui s’est passé, a-t-elle dit. Mais, moi je sais. J’étais là. J’ai tout vu.


Les deux extraits sont reproduits, avec permission, du roman de Marie-Noëlle Recoque, Débouya pa péché (Débrouillardise n’est pas péché), publié pour la première fois à Paris aux Éditions Présence Africaine (2004), pages 32-33 et 311-312 (Épilogue).

© 2004 Marie-Noëlle Recoque


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mis en ligne : 2 mars 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020