Marie Leblanc, « Vieille histoire d’amour »

Nous sommes en plein janvier ; la chaleur est torride, mais il règne pourtant dans la bonne petite ville de Port-Louis une agitation extrême.

Les dames, vêtues de pimpantes toilettes, émergent de différentes directions ; leur pas est vif, alerte… Où donc vont-elles ainsi, pendant que Messieurs leurs époux pestent et transpirent à l’aise dans leurs bureaux ?

Une réunion de charité, peut-être… le sermon du prédicateur en vogue… la coquetterie n’exclut pas la dévotion…

Erreur – Penchez-vous, indiscret, sur l’épaule rondelette de cette jolie brune qui, d’un geste gracieux, relève ses jupes pour franchir un microscopique ruisseau. Sa légère voilette cache des yeux de sultanes d’Orient, mais la bouche est à découvert, et la mignonne laisse tomber ces mots à l’adresse d’une blondinette qu’on lui a confiée – à elle, jeune Madame – « On dit qu’elle sera merveilleusement belle ; le voile, – oh, ma chère ! (avec un soupir) en vrai point d’Alençon !…

La Cathédrale s’est mise à l’unisson de la cérémonie qui se prépare, le soleil entre à flots, mettant des nimbes d’or aux fronts des statues, debout dans leurs niches, ses rayons se jouent dans leurs yeux de pierre, il rit même sur les lèvres immobiles qu’il semble vouloir animer.

Les servantes vont, viennent, s’empressent et se pressent ; les enfants de chœur en surplis blancs regardent, les sournois, par la porte de la sacristie à peine entrebâillée, tandis qu’aux tribunes les arrivées, curieuses, se courbent sur le saint Rosaire qu’elles égrènent distraitement.

Deux fauteuils en velours nacarat sont placés devant le Maître-Autel, qui étincelle de milliers de bougies et de cierges.

Dans le lointain un bruit continu se fait entendre, il se rapproche peu à peu et bientôt la grande porte de la Cathédrale roule sur ses gonds…

L’orgue remplit le lieu saint d’accords doux et voilés, un bruissement d’étoffes de soie, des nuages de dentelle, des parfums subtils, pénétrants, qui flottant dans l’air… c’est une noce.

La mariée s’avance au bras de son père, un vieillard courbé par l’âge.

Qu’elle est belle, mais pâle !…

Est-ce l’émotion qui a fait disparaître les couleurs de ses joues et mis comme un cercle de bistre autour de ses yeux lumineux ?

Celui qu’elle épouse est un homme d’une cinquantaine d’années, d’une suprême distinction ; ses cheveux se sont éclaircis aux tempes et se tintent de gris, sa bouche est impérieuse, néanmoins son sourire se fait doux pour celle qu’il a maintenant assise près de lui à l’autel.

Nul dans cette foule d’invités et de curieux, nul, ne peut douter de l’infinie tendresse qu’il éprouve pour la jeune fille qu’il a choisie, sa femme d’élection dans quelques minutes.

Suzanne reste grave, et si M. Nilmot avait posé sa main au-dessus du bouquet d’oranger qui tremble à la ceinture de la mariée, les battements de ce cœur féminin lui eussent donné à réfléchir.

L’évêque, dans ses habits épiscopaux, s’est avancé vers eux ; des paroles éloquentes et paternelles s’échappent de ses lèvres ; il parle de bonheur conjugal, de vie passée en commun, de peines partagées avec amour… puis la bénédiction tombe sur leurs têtes inclinées, et l’anneau, gage indissoluble de fidélité est mis au doigt de la jeune fille.

Les mariés se rendent alors dans la sacristie, le silence règne dans l’église, rompu de temps à autre par le rire étouffé de quelque jolie profane…

Mais les voilà de retour, et le cortège nuptial se prépare à quitter le saint lieu, tout rempli du parfum mystique de la myrrhe et de l’encens.

L’orgue mêle de nouveau sa voix grave aux voix harmonieuses s’unissant dans un hymne composé exprès pour ce jour béni.

M. et Mme Nilmot sont sur le péristyle. Suzanne, sous son voile léger qui l’entoure comme un nuage impalpable, est d’une pâleur telle qu’elle fait involontairement songer à ces blanches apparitions qui peuplent les vieilles églises…

Le carrosse s’avance avec difficulté, la place est encombrée de voitures… soudain un homme se précipite vers la jeune femme, lui saisit la main et murmure tout bas quelques mots…

Suzanne pousse un cri d’agonie, elle arrache son bras de celui de son mari. « Trop tard ! oh, Lucien, trop tard » … et elle tombe privée de sentiment.

L’inconnu a disparu dans la foule, il a voulu frapper au cœur l’infidèle, lui laisser son souvenir comme un remords, une torture … il l’a revue, il l’aime toujours et il part désespéré…

Jetons un coup d’œil en arrière et faisons des investigations dans le passé afin de nous rendre compte du triste incident arrivé le 14 janvier 18***.

Lucien de Sennecourt avait vingt-quatre ans lorsqu’il revint de France où il avait été élevé. A peine de retour à l’Ile Maurice, sa première visite fut pour M. Minville, un vieil ami de son père qui l’avait toujours traité en fils.

Il fut accueilli avec un réel plaisir par le planteur. Celui-ci ne voulut pas le laisser partir tout de suite et le garda un mois entier à St Aubin.

Le charme souverain de l’endroit, c’était la rieuse Suzanne, cette petite fille, « Suzon » qu’il avait quitté portant des pantalons en grimpant, en vraie chatte joyeuse sur tous les arbres de la propriété. Elle s’était transformée en une délicieuse jeune fille, ayant encore tout l’attrait provocant de ces fruits verts, qu’il croquait jadis à pleines dents !

Il jura qu’il en ferait la reine de son « Home », mais il fallait travailler, Suzon était riche, et lui, trop orgueilleux !…

Il se fit donc aimer de sa mignonne amie d’autre fois et certain soir, après sa partie de piquet, mis en joyeuse humeur pour avoir battu « son vieux voisin » à plates coutures, le bonhomme Minville écouta d’une oreille indulgente l’aveu de Lucien et ses beaux projets d’avenir… Finalement la petite main blanche de Suzie se plaça dans la main fine et loyale de son amoureux.

Il fut convenu que Lucien accepterait les offres avantageuses faites par son oncle paternel établi en Australie ; l’absence ne devait pas être longue, et Suzanne était si jeune !…

* * *

Quatre ans se sont écoulés, Lucien n’est pas de retour.

M. Minville est bien changé ; deux mauvaises coupes l’ont totalement ruiné. Il a contracté emprunt sur emprunt, sa position est affreuse.

Adieu les rires perlés de l’heureuse Suzie, son âme est abattue par l’épreuve, ses traites ont perdu leur enfantine expression, parfois même un sourire amer crispe les coins de sa jolie bouche.

Celui qui s’est rendu acquéreur de la propriété est un riche Anglais, l’un des principaux directeurs de la Banque Commerciale, il a conservé M. Minville comme administrateur. Lui aussi n’a pu voir Suzanne sans l’aimer.

Que de fois, dans les bals donnés à l’Hôtel du Gouvernement ou à l’Union Catholique, que de fois en l’emportant dans une valse enivrante, ne lui a-t-il pas murmuré des paroles d’amour en lui demandant d’être sa femme !

Mais Mlle Minville, d’un air très sérieux lui répondait, qu’elle avait donné son cœur et promis sa main.

L’espérance meurt difficilement, l’Anglais rebuté ne s’était pas découragé.

Profitant de la position critique dans laquelle se trouvait le père de la jeune fille, l’avait fait une démarche directe.

Le vieillard craint de perdre sa place ; il a des engagements d’honneur, puis si le chagrin le conduisait à la tombe que deviendrait sa Suzie aux prises avec le besoin ? Il la presse d’accepter le protecteur qui s’offre à elle, il lui parle de sa vieillesse sans abri, de l’ingrat, oubliant peut être aux pieds d’une autre femme les serments échangés. Elle a compris, elle s’est sacrifiée…

* * *

Lucien, sur la terre australienne eut fait bien des conquêtes s’il l’eut voulu. Fine moustache, yeux noirs amoureux et rêveurs, en fallait-il davantage, je vous le demande, pour captiver les inflammables « Misses » ?

Mais dans son cœur, cachée à tous est l’image lumineuse de sa fiancée…

Il est parti de Maurice avec le désir d’amasser une fortune afin de pouvoir donner à Suzanne un nid tout de soie. Il a donc travaillé sous la direction de son oncle ; il avait dit qu’il ne resterait que deux ans éloigné, hélas ! « le travail » est un engrenage qui ne lâche pas aisément ceux qu’il tient ; une opération magnifique doit doubler et tripler ses revenus, l’occasion est trop belle pour la laisser échapper. Il a écrit à sa bien-aimée, ils souffriront tous deux de l’absence, puis on se reverra pour ne plus se quitter, pour s’aimer toujours…

* * *

La Malle d’Australie est signalée, Lucien de Sennecourt est au nombre des passagers.

À peine débarqué il voudrait déjà être parti pour cette Savanne où se trouve sa plus chère tendresse ; il se sent le besoin d’aller d’abord plier le genou dans ce lieu où il a balbutié ses premières prières, ce lieu tout imprégné de ses mille souvenirs d’enfance…

L’église est parée comme pour un jour de fête. Peu à peu il l’a vue s’emplir de ces belles Mauriciennes avides d’admirer une des leurs qui bientôt fera partie du brillant escadron des jeunes femmes.

Un nom vient d’être prononcé, il écoute… il doute… des lueurs étranges passent devant ses yeux, il porte la main à son front… il se sent devenir fou…

Caché derrière un des piliers massifs de la Cathédrale, il assiste pantelant, meurtri, à cette maudite union qui vient briser ses rêves d’amour, d’avenir, de bonheur…

Insensé, il ne connaissait pas la perversité féminine !

Mais avant de fuir, de quitter Maurice pour toujours, il veut revoir face à face celle qui l’a trahie, lui jeter son dédain comme présent de noce, l’humilier devant tous !

Il n’eut pas le triste courage d’exécuter son projet ; Suzanne défaillante, l’a désarmé.

Saisi de désespoir, ce mot : « Trop tard », prononcé par son adorée bruissant encore à son oreille, Lucien s’est embarqué le soir même. Il ira n’importe où ; il veut oublier, arracher la vision chérie de son souvenir …

Oublier ! En vain Lucien de Sennecourt promène sa douleur sur tous les continents, il n’a pu retrouver le calme, le repos… la blessure est inguérissable…

Et cependant, huit ans se sont écoulés ! ! !

Un peu fatigué des voyages, il s’est installé dans un riche hôtel du Faubourg St. Germain.

Un matin qu’il était dans son fumoir, une lettre placée au milieu de ses journaux attira son attention.

Un timbre bien connu le fit tressaillir.

Qui donc songeait encore à lui, au bon vieux pays ?

Il brisa le cachet en tremblant, et voici ce qu’il lut :

« Méchant garçon. Que deviens-tu ? Quel mauvais démon te pousse d’un pôle à l’autre, effaçant de ta mémoire jusqu’au souvenir de ce petit point perdu dans la Mer des Indes, où l’on s’agite, où l’on souffre, où l’on aime, comme partout ailleurs.

J’ai fait des prodiges d’amitié pour me procurer tes différentes adresses, mais ces braves Prussiens cultivent l’égoïsme ! ! ! !… il se sont contentés de me répondre « Connais pas » !

Heureusement le petit Alfred vient d’arriver par le dernier vapeur, il m’a certifié t’avoir rencontré, flânant sur les boulevards. Me voilà t’écrivant !

J’ai tant à te dire.

Quand nous feras-tu, mon vieil ami, l’aumône d’une visite ? Assis tous deux, ainsi qu’au temps jadis, la pipe au bec et les jambes sous la table, nous causerons des choses inoubliables, nous parlerons de cette jolie Suzie, que tu as crue infidèle, cupide, et qui défraie pour l’heure la conversation de la petite île si babillarde (babillarde est mise ici pour le beau sexe.)

La nouvelle que je vais t’annoncer est abracadabrante. Je te la donne en cent, en mille, – style de Mme de Sévigné ! ! !

Eh, bien, puisque tu jettes ta langue aux chiens, laisse-moi te dire que ta Suzie vient de perdre son richissime époux et, qu’elle n’a point d’enfants ; mais il paraît qu’elle a découvert dans les tiroirs du défunt certaines lettres d’un certain Lucien qui ne sont jamais parvenues à celle à qui elles étaient adressées.

Indignée de cette odieuse soustraction elle a refusé la fortune qui lui était léguée.

Le Couvent de Bon Secours, la Léproserie de St Lazare, ont bénéficié de ce refus que mes charmantes compatriotes se plaisent à qualifier de folie.

Pour elle, obscurément confinée dans sa maisonnette, elle gagne son pain par son travail.

Il n’y a vraiment que nos créoles pour avoir de ces spontanéités de décision, de ces désintéressements dignes de l’âge d’or.

Puis, qu’on vienne nous parler des femmes de Paris et de Londres !

Tu es riche, elle est jolie… à croquer… fais ton profit de mes renseignements !

Je ferme ma volumineuse lettre en te disant,

Farewell, dear,

Yours for ever,

G. R.

P.S. Je t’invite à manger des brèdes et un chatini avec moi, le jour de ton arrivée.

Ai-je besoin d’ajouter, cher lecteur, que notre Lucien eut vite bouclé sa valise. Il part pour Marseille, arrête son passage sur le premier paquebot en partance et bientôt les flots bleus de la Méditerranée disparaissant à ses yeux.

L’attente lui pèse.

Que de fois son regard cherche cette patrie qu’il ne comptait plus revoir ?

Oh ! quelle joie délirante l’envahit quand il s’aperçoit dans le vague du soir ce petit coin de terre, où il pourra goûter les félicités rêvées !……

* * *

Vêtue d’une robe sombre, ses cheveux follets rebelles à la dent du peigne qui a tenté vainement à les lisser en bandeaux, Suzie a la tête penchée sur une petite robe de bébé que ses doigts intelligents viennent d’achever.

C’est une merveille, et la jeune femme est plus fière de son travail que des fêtes somptueuses données jadis dans sa princière demeure.

Par la fenêtre ouverte montent les senteurs des violettes et des jasmins que Suzanne cultive elle-même.

Dans la pénombre de la porte un étranger se tient debout, sa figure à moitié dans les plis de son manteau………..

Il est là, depuis des minutes, peut-être !…

Un sanglot brise sa robuste poitrine. Suzanne a laissé tomber la fraîche toilette ; pâle, oppressée, son cœur lui révèle le nom du visiteur inconnu…..

« Me voilà ! Serai-je plus heureux aujourd’hui ? Voulez-vous être » …..

La jeune femme était dans ses bras, le reste de la phrase se perdit dans un baiser.

Rougissante, émue, Suzanne lui répondit :

« Je vous rendrai doublement heureux, ne faut-il pas que vous oubliiez tout ce que vous avez souffert ? »

M. LeBlanc


« Vieille histoire d’amour » est un texte de Marie Leblanc publié en trois livraisons dans Le Voleur Mauricien, numéros 22, 23 et 24 de juillet-août 1888, puis dans le recueil de nouvelles La vie et le rêve de 1890 et publié de nouveau en deux livraisons dans La Nouvelle Revue Historique et Littéraire numéros 91 et 92 en janvier et février 1908.

Le texte est repris dans le volume Une Mauricienne d’exception : Marie Leblanc: présentation et anthologie, dirigé par Danielle Tranquille, Vicram Ramharai et Robert Furlong. Port-Louis: Editions Les Mascareignes, 2004, pages 130-140, et offert aux lecteurs d’Île en île par Robert Furlong.


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mis en ligne : 18 avril 2007 ; mis à jour : 22 octobre 2020