Marie-Claude Teissier-Landgraf, Le tourbillon francophone

Littérama'ohi

Littérama’ohi numéro 12 (novembre 2006), pp. 44-50

On s’est connus, on s’est reconnus
On s’est perdus de vue, on s’est r’perdus d’vue
On s’est retrouvés, on s’est réchauffés,
Puis on s’est séparés

La voix de Jeanne Moreau dans le film « Jules et Jim » de François Truffaut, hante ma mémoire. Le refrain pirouette dans ma tête, soulève et amplifie à chaque tour de ronde la joie anticipée des découvertes et celle des retrouvailles : nos invités sont de la Réunion, de la Martinique, des Antilles, de Haïti, du Canada, ainsi que des anglophones des Samoa Occidentales, de Fiji et de la Nouvelles Zélande. Nous partageons avec ce dernier groupe non pas le langage certifié par nos passeports mais le langage du cœur d’où est issue notre écriture. Quant aux retrouvailles avec la forte délégation des auteurs calédoniens elles seront jubilatoires. Je le sens. Je le sais.
Je déambule sur la place « To’ata » où s’ouvrira demain le 5eme salon « Lire en Polynésie ». J’espérais pouvoir prêter mains fortes aux exposants. Mais l’endroit est déserté Je me revois, petite fille, faisant l’école buissonnière en ces lieux lors de la préparation du tiurai, des fêtes du 14 Juillet, qui duraient un mois. Les stands décorés sentaient bon les fougères fraîches et les oranges de la vallée de la « Punaru’u « . La fébrilité ambiante s’amollissait parfois au rythme régulier des vaguelettes s’échouant sur une plage intime de sable noir, puis s’échauffait soudain aux sons des tambours to’ere que l’on promenait en truck, bus local, pour émoustiller les habitants de la capitale.
Inutile de radoter ! Les squelettes des stands, délaissés et dévêtus, s’alignent sur un sol en béton. La mer a été repoussée très loin par de nouveaux remblais de terre nue et poussiéreuse. Le lagon n’est plus. La brise du large les a désertés. Ainsi en est-il du « Développement ».

Des enfants me regardent fixement, le menton au ras du stand des revues « Littérama’ohi », les doigts tripotant les ouvrages. L’institutrice a répété la sempiternelle recommandation:
– « Les enfants ! Les livres, on les touche avec les yeux ». Palper leurs couvertures est cependant la première étape de la découverte de ces objets mystérieux. Je me réjouis et je m’amuse de leur désobéissance.
Tout en espérant qu’il n’y aura point d’empreintes du plus mauvais effet pour la vente de la revue. Des signets en cartons illustrés et colorés sont le cadeau que secrètement chacun attendait. Ils courent ailleurs, agitant mains levées leurs trophées ; ils s’agglutinent vers d’autres stands, puis vers d’autres lieux magiques où les mots sont contés.

Ouverture du salon. Moment tant espéré où j’embrasse les écrivains du « Caillou » (Nouvelle Calédonie). Où en sommes-nous de nos projets communs ? Quoi de neuf pour chacun depuis la dernière fois, il y a deux mois, au salon du livre de Paris ? Découvrir là-bas des vagues et des vagues de bouquins à perte de vue, ainsi que subir l’indifférence des chapelles littéraires parisiennes alors que le thème de ce rassemblement était la francophonie, a été une épreuve bénéfique pour notre petit groupe ; cela nous a soudés.

Présentation des invités inconnus. Politesses conventionnelles. Mais larges sourires. Que j’ai hâte de connaître leurs perceptions d’événements communs à tous les îliens : le passé des migrations, les questions identitaires, l’attachement à la terre émergée, les départs, etc.
Vont-ils dévoiler leurs enthousiasmes, leurs révoltes et autres émotions avec leur cœur ou bien vont-ils énoncer leurs pensées avec art littéraire et distinction ? Ou bien encore vont-ils s’exprimer en jouant des deux registres ? Aurai-je la possibilité de lire certaines de leurs œuvres ?
Cela sent bon les couronnes de fleurs de tiare que chacun porte autour du cou. Inauguration oblige. Les stands se sont parés par magie de pareos et d’affiches multicolores ; on déplace encore – en s’excusant – des arbustes décoratifs emprisonnés dans des pots.
Les tréteaux débordent d’ouvrages qui donnent envie de tous les acheter.
Les dames de RFO radio, coincées dans un recoin des stands, commentent gaiement l’événement. Par soleil ardent comme par temps de pluie, elles inviteront sans relâche et toujours dans la bonne humeur tous les acteurs du salon. Elles seront le tambour to’ere moderne aux sons étendus à toute la Polynésie qui motiveront le public à écouter, et les Tahitiens à visiter le salon, malgré les embouteillages routiers ainsi que la difficulté à se garer. A midi et le soir les studios de télévision prendront fidèlement le relais. Puis les journalistes s’en mêleront. Les interviews se succèderont sans cesse. Que les média nous gâtent ! Et nous aimerons nous prendre à leur jeu, dans la décontraction et la bonne humeur.

Première séance de dédicaces pour mon récent roman. Aux temps de pose je m’amuse à observer un point stratégique particulièrement convoité. Une petite jeune femme aux jambes agiles se dirige souvent vers un immense réfrigérateur, disparaît en ouvrant la portière, puis la referme d’un pied, les bras chargés de bouteilles d’eau délicieusement embuée. Grâce à sa démarche de gazelle, les exposants et les participants sont rapidement réhydratés. Ce manège ne passe point inaperçu aux yeux des visiteurs assoiffés. Certains, tentés, tournent autour de la citadelle glacée ; mais timides ou polis, ils s’éloignent l’air abattu. D’autres circulent entre les tables où se déroulent les signatures d’auteurs, et lâchent à mi-voix en reluquant nos bouteilles :
– Décidément, il y en a qui ont de la chance !
Dans l’après midi, alors que je suis de nouveau au même endroit, que la chaleur nous emprisonne en se réverbérant sur le sol et sur les panneaux blancs des stands, un écolier flânoche autour de la tentation.
Subitement il ouvre la porte du réfrigérateur ; prestement il la referme, un précieux butin glacé dans son autre main. Un gamin, témoin de la scène, s’exclame :
– Il a pris un Coca dans le frigidaire !
Aucune réaction. Mais petit à petit le dépouillement s’effectue d’une façon précise et décontractée qui trompe les organisateurs. Au crépuscule, le réfrigérateur est vide et chaud.

Au deuxième jour, je me rends compte que mon emploi du temps réservé aux dédicaces de mon nouveau roman, me prive et me privera de tous les exposés littéraires. Je voulais tant les écouter ! J’enrage ! Sourire aux lèvres. Bienséance oblige.
Il pleut. Guère de lecteurs durant la matinée. Très gentiment quelques invités viennent faire connaissance avec moi. Je suis ravie de les découvrir. Mais je voudrais en savoir tellement plus ! Hélas, des conférences, je ne saisirai que le rythme régulier d’une voix en solo, suivi du brouhaha des accents – parfois très vifs – aux tonalités variées.
La lecture du livre d’expressions populaires « Le dire et l’écrire » recueillies lors du salon de l’année précédente, m’émeut profondément tout en me divertissant. Poèmes, récits, pensées et dessins, dévoilent en instantanés et en résonances multiples les perceptions intimes des jeunes qui ont eu le courage de s’exprimer à la première personne du singulier.

Troisième et quatrième jour, beau temps. C’est le week-end. Aux premières heures les stands sont vides. Je marche de ci delà pour renouer des contacts avec les auteurs de la veille. Trop tard. Les groupes d’affinités sont constitués ; les conversations et les échanges vont bon train. Je ne me sens pas le droit de les interrompre, de faire répéter ce qui a été exprimé. J’ai loupé la dynamique du salon. Frustrations. Solitude dans la foule. Tristesse. Cela se voit-il ? On me chuchote des bonnes blagues du « Caillou » (Nouvelle Calédonie) pour me faire rire. Merci !
Hasard ? À quelques dizaines de mètres plus loin le jeune Paul Wamo scande en public ses poèmes sur un rythme de rap, dont celui-ci :

Plus tu veux toujours Plus
Plus d’instants, plus de jours
Plus de temps, plus d’amour
Tu veux toujours l’avoir ce Plus
Ce Plus qui prolonge le moment
Ce Plus qui tient l’espoir en suspens
Plus vite, plus beau, plus fort
Tu veux toujours plus
Mais tu restes sur ta faim *

Les lecteurs arrivent par vagues espacées mais continues. Ceux qui me demandent un autographe me distraient de ma frustration à devoir rester rivée à une chaise et à une table. En fait, leur présence me procure plus que du plaisir. J’aime ceux, très nombreux, qui me donnent leurs avis sur mes écrits. Etant donné que mon expérience d’écrivaine est semblable à celle d’une trapéziste de cirque se lançant dans le vide sans filet, je leur suis reconnaissante de bien vouloir me faire leurs remarques face à face. Quand ils apprécient, je suis très aise. Mais je suscite, je recherche aussi critiques et mises au point chez ceux là. Tous les commentaires me font réfléchir et la majorité d’entre eux m’ont fait progresser en écritures.
Lors de la dédicace, beaucoup de lecteurs évoquent leur vécu, susurrent leur identification à certains personnages ; cela nous unit un temps dans la connivence, parfois dans la gaîté, souvent dans la philosophie. Je suis fascinée par le fait de voir mes romans se métamorphoser et renaître à de nouvelles vies grâce à la sensibilité et à l’imaginaire de leurs nouveaux maîtres.

Durant mes temps d’attente immobile, je médite sur la réalité de la francophonie littéraire pour nous, auteurs de la région du Pacifique Sud.
Au salon de Versailles, cru 2006, je me rappelle l’absence du mot « Océanie », dans les envolées officielles. Le journal Le Monde, numéro spécial du 17 mars intitulé « Des livres », a totalement ignoré les POM du Pacifique Sud. Nos stands ont attiré des parents, des amis, des nostalgiques qui ont séjourné dans nos îles. Une exception cependant ; semblable à un vol de cigales sur le Maghreb. À l’heure du cocktail, des amuse gueules, du saucisson et du vin rouge, des doigts piocheurs, des bouches anonymes sont venues tout dévorer en potinant, avant de repartir ailleurs. Indifférence.
Pourquoi toutes les productions artistiques polynésiennes autres que littéraires – je pense au chant et à la danse en particulier – font elles partie intégrante des manifestations francophones aussi bien parisiennes que provinciales ? Peut-être parce que toutes deux confortent l’image traditionnelle du paradis terrestre et de la vahine lascive ?
La plupart de nos écrits actuels cassent ces mythes exotiques. Très mauvais de briser les illusions.
Peut-être que notre histoire coloniale qui n’a pas connu les horreurs de la déportation, de l’esclavage, de l’exil – les îles Marquises exceptées, durant 2 ans – n’est pas attirante ? Il faut beaucoup de sang, des montagnes de cadavres, des scandales, des révolutions, des atrocités inédites, pour intéresser loin de chez soi.
Peut-être que notre écriture est autre ? Inclassable ? Peut-être n’est-elle pas encore perçue comme un faire-valoir ? À beaucoup de points de vue. Peut-être se méfie t-on, doute t-on, secrètement des capacités d’un peuple bercé par l’expression orale à écrire sur lui même ?
Peut-être fais-je fausse route dans mes suppositions ? J’aimerais tant obtenir des réponses. Je resterai sur ma faim durant ce nouveau salon du livre.
Devrions-nous utiliser des filières anglophones pour être reconnus ailleurs que chez nous, auprès du grand public ? Célestine Hitiura Vaite nous prouve que cela est possible. Elle est actuellement notre seule ambassadrice internationale qui insiste à chacune de ses interviews :
« Mais si, c’est vrai, on écrit aussi à Tahiti, en Polynésie. »
L’espoir le plus sérieux passerait-il par la traduction de la langue anglaise et par la publication anglo-saxonne ? De POM, pourquoi, alors, ne pas nous transformer en POM POM (Majorettes) ? Et parader avec nos crayons en guise de bâtons ? Cette raillerie me fait rire toute seule.

Le moment des adieux est arrivé. Les colliers de coquillages remplacent les guirlandes de fleurs. Les accolades, les embrassades, les émotions authentiques, scellent les liens d’une famille littéraire agrandie. Puissent nos invités habitant l’autre côté de la terre être les témoins francophones de notre existence. Puissent nos invités du Pacifique Sud être toujours nos alliés en littérature. Nos amis.

On s’est connus, on s’est reconnus,
On s’est perdus d’vue, on s’est r’perdus d’vue
On s’est retrouvés, on s’est réchauffés,
Puis on s’est séparés.
Chacun pour soi est reparti,
Dans l’tourbillon d’la vie

Marie Claude Teissier-Landgraf

* Poème de Paul Wamo extrait du livre Le Pleurnicheur, Éditions l’Herbier De Feu – Nouvelle Calédonie.


Littérama'ohi - retour à la page d'accueil

Retour:

/marie-claude-teissier-landgraf-le-tourbillon-francophone/

mis en ligne : 21 mars 2007 ; mis à jour : 30 novembre 2020