Marie-Célie Agnant, Noël – Boutures 2.1

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vol. 2, nº 1, pages 20-21

 

Le premier soir il était revenu de son périple, le visage et les pieds blanchis, la gorge sèche. Il y avait longtemps qu’il ne s’était aventuré sur le bord de mer. Lorsqu’il était enfant, le bord de mer était ce lieu béni de la chasse aux trésors. Il y retrouvait des corps brillants que la sueur consumait, cette odeur de bourlingue qui charriait l’espoir, contre vents et marées, et cette force qui s’imprimait dans les gestes et les cris des porteurs, charretiers, bourretiers, charroyeurs.

Adolescent, le bord de mer était comme l’antre d’un navire, plein de ces désirs qui venaient en tout sens, que l’on pouvait attraper, au détour d’un étal, ou au milieu de cette foule dans laquelle il n’était jamais seul. Le bord de mer lui avait toujours porté les rumeurs du monde. Il avait pris l’habitude de confier ses rêves aux mugissements des sirènes des grands navires en partance, et son cœur, plein d’espoir, se gonflait á chaque fois comme une voile et attendait… parfois, jusqu’à la prochaine année. Puis passait la vie, et il se rendait compte qu’il attendait tout la vie… La foule était toujours là. Mais elle n’était plus la même. Elle était dense, compacte, mais il semblait ne plus avoir d’espace ni pour les rêves, ni pour les désirs. La foule était toujours là, mais elle paraissait absente à tout jamais du monde, et si menaçante, dans cette horrible absence. La brise aussi, était toujours présente, mais une chaleur humide et malsaine semblait l’envelopper, comme une gangue… Il eut le sentiment fugace d’un mauvais présage et la sensation d’étouffer. Alors, il reprit le chemin en sens inverse, les bras ballants, et les mains vides.

Ce soir-là, il était revenu, à la case, dans la bouche, le goût du sel, et son cœur, tel un abîme plein d’une espèce de fiel. Il était revenu, les mains vides, et ce rêve a offrir à l’enfant qui, dans un coin de la case, faisait semblant de dormir, nageait dans son cœur au milieu de tout le fiel.

Le deuxième soir, il était encore revenu après avoir arpenté en tous sens cette ville informe, ville, tas de loques, dépouillée de tous ses charmes, dépossédée de tous ses sortilèges. Il avait parcouru les chemins tortueux, où se dressent ces cases nées flanc contre flanc. Il avait gravi les raidillons, chuté, trébuché, marché, dégringolé la ville, un cri de supplication, comme un os, en travers de la gorge. Le cœur battant, il avait traqué chaque pile d’ordures touillé, supplié en vain les piles d’immondices abandonnées par les porcs et les chiens. Il s’était lacéré les mains, et avait regardé, étonné, son sang qui colorait des bouts de papiers froissés. Ce soir-là, il avait recueilli un vieux morceau de chiffon, quelques bouts de ficelle.

Ce soir-là, aussi, il avait plu. Une pluie fine, monotone, qui, à travers son maillot sale et détrempe avait engourdi ses os. Battu par les rafales de vent, courbé ployé, par le dédale des ruelles sans mystère du bidonville, il était revenu. II avait glané en chemin toute leur puanteur et cette espérance têtue qui s’affiche en lettres maladroites sur les rares murailles. Alors, et à cause de cette espérance féroce, il se dit que demain peut-être, il trouverait le rêve promis à l’enfant.

Ce soir-là, lorsqu’il était arrivé, la pluie avait cessé. Il aurait voulu lever l’enfant, tordre les haillons, enlever l’excès d’eau avant de le recoucher. Mais il ne lui restait que la force pour déposer son vieux corps sur la natte aux côtés de ce gamin qui gardait son regard cloué à une ouverture de la tôle rouillée par où était entrée l’eau et les rafales du vent furieux. II était revenu, fourbu, les mains vides, mais ce rêve à offrir à l’enfant, qui, sur la natte à ses côtés, mimait le sommeil, se faisait encore plus précis, plus pressant, l’oppressait, lui enlevait tout repos.

Le dernier soir, ce rêve à offrir à l’enfant lui brûlait tout le corps, et quelque chose lui disait qu’il n’y aurait plus jamais d’autres soirs, que c’était ce soir-là où jamais. Alors, sans trop savoir comment, ses pas l’avaient conduit là-haut. C’était la première fois qu’il venait de ce côté-ci de la ville, et il découvrait ahuri, que le monde se trouvait là. Avec étonnement, il se demandait comment il avait pu croire toute sa vie qu’il fallait prendre les grands navires pour aller à sa recherche. Avec stupéfaction il se disait qu’il avait passé son existence á confier ses rêves aux grands navires et à attendre, attendre, indéfiniment et patiemment… Il regardait avec émerveillement, humait avec avidité, respirait à pleins poumons le monde. Toute sa vie, avant de devenir père, il s’était demandé pourquoi fallait-il que certains vivent en dehors du monde. Les rêves des enfants, découvrait-il, ce soir-là, ont besoin, pour prendre vie, du cocon et de la lumière du monde.

Les années avaient passé vite. Huit ans déjà que le petit garçon attendait qu’arrive ce rêve promis depuis tant de Noëls… Peu à peu, au fil de années, il ne lui restait qu’un tison et il avait appris tout comme son père à faire semblant de ne plus savoir désirer tout à fait. Sur le morne, son père regardait le ciel, se sentait si près du ciel et si prés des étoiles. Sur le morne, il s’interrogeait, se demandait pourquoi cette chose immense au –dessus de lui, semblait tout comme sa misère, n’avoir ni commencement ni fin, et le fil montait depuis son ventre, trouait le vent, éclaboussait la montagne, et les murs blancs des forteresses du monde. Tant de choses ont changé, tant de choses changeront mais ma misère semble immuable se disait-il, debout, sous les étoiles. Elle est, cette misère, ce sable mouvant de la faim et du silence, ce mortier de l’injustice et des avanies, elle est ce goût du sang qui monte des entrailles et bat dans les temps, mais elle est aussi l’espérance sans limites. Il continuait à grimper, plus haut, toujours, plus haut, dans sa poitrine, son cœur était un colibri palpitant de peur et dans la nuit tentatrice, nuit qui engloutit tout, seul le guidait ce rêve désiré par l’enfant.

Le ciel s’offrait à lui, plus proche. Il avisa la plus grande des forteresses, et par une immense fenêtre, y jeta un coup d’œil tremblant. C’était comme un très grand rêve plein de lumières et de couleurs. Dans ses oreilles, se mit à bourdonner avec une force inouïe ce rêve à offrir à l’enfant gisant sur la couche humide. Alors, s’agrippant aux coupant des tessons et des barbelés, il enjamba la haute muraille. Le crissement de ses pieds nus, sur les dalles, semblait interpeller l’indifférence assassine des gens du monde. Dans le salon illuminé comme un rêve, de grands miroirs couvraient tous les murs. Il s’y regarda et offrit à son double, son regard chargé de tristesse et d’étonnement. Il se hissa jusqu’au faîte de l’arbre à rêves et dé crocha ce rêve promis depuis si longtemps, depuis tant et tant d’années à l’enfant qui dans l’obscurité de la case, gisait sur les haillons humides, et il sortit. C’était un rêve multicolore, un rêve de cellophane, léger, comme ce colibri qui dans sa poitrine, tremblait encore de peur tandis qu’il dévalait le morne en s’éloignant du monde.

Le crépitement des balles dans la nuit, ressemblait au bruit de la pluie sur les tôles de la masure, se disait-il, et le goût du sang qui lui emplissait la bouche était celui de la marrée qu’il glanait sur le bord de mer, lorsque, enfant, il allait confier ses rêves aux grands navires. Il avançait maintenant en titubant. D’une main, il portait le rêve multicolore, comme un arc-en-ciel au-dessus de sa tête, et de l’autre, soutenait ses entrailles, arrachées par le crépitement des balles dans la nuit. Il avançait comme s’il avait bu, zigzaguait entre les cases de torchis, laissait sur leurs parois rugueuses, les lambeaux de sa chair meurtrie. Sur sa tête, comme une couronne d’arc-en-ciel, le rêve semblait sourire et danser. Il avait une queue, une longue chevelure, qui lui battait les reins, tandis qu’il titubait et manquait de tomber à chaque instant.

Cette dernière nuit, parce qu’il n’y en aurait pas d’autre, lorsque dans le logis humide, il pénétra, sur la natte, était couché l’enfant. Un manteau d’obscurité enveloppe tout dans la case, la dernière bougie s’était consumée depuis très longtemps. II tendit le rêve à l’enfant, minuit sonnait. Le regard du gamin se transforma en scintillement d’étoiles, il s’agrippa à la longue chevelure et se mit à monter, monter dans une cascade de ries heureux qu’il n’avait jamais entendus. L’enfant était la pluie, l’enfant était le vent, croissant de lune heureux, il se balada sur les mornes, et vit les forteresses et leurs lumières. Le vent soufflé pour lui seul et il montait toujours plus haut en riant aux éclats dans le vent. Je suis le roi, criait l’enfant en emportant son rêve. En bas, tous le regardaient s’éloigner plus haut, toujours plus haut. Puis dans un amas de nuages noir et effilochés, loin très loin, il disparut avec son rêve multicolore, son rêve et sa longue chevelure, ne laissant dans les oreilles de ceux qui d’en bas le regardaient, que le carillon joyeux de son rire.

Dans la case obscure, sur les haillons humides, gisait l’homme, un père. Il venait de découvrir le monde, lui avait dérobe un rêve, et l’avait offert à son fils. Son rêve dans les mains, le fils s’en était allé, loin, là où se trouve la clef de tous les mystères, ne laissant dans la case obscure que le carillon de son rire et l’écho de sa voix : je suis un roi. Dans la case obscure, il n’y aurait plus d’aube ni de crépuscule, plus de rêves, ni de sanglots, ni ambitions, ni regrets. Dans la case sombre, un homme tente un ultime espoir pour enfouir ses entrailles dans son corps ouvert par les tessons et les rafales de mitrailles du monde qu’il venait de découvrir. Dans l’absence des mots, l’absence de tout, sa bouche est un fruit acide. Le vent, colporteur de rumeurs n’aura pas besoin d’annoncer sa mort. II n’est pas mort. Il n’est qu’un voleur de rêves. Malgré ses déceptions, il n’a jamais connu d’instinct meurtrier .Toute sa vie n’a été que patience.

En cette nuit de Noël, il hurle l’espoir malgré son ventre ouvert, tandis que résonne là haut la voix de son fils: je suis le roi. Son fils s’appelait Petit-Pierre. Il appartient désormais aux légendes de Noël de Belle-Île.

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Marie-Célie Agnant, poète, romancière et nouvelliste, est née à Port-au-Prince. Elle vit actuellement à Montréal. Publications : Balafres, poésie, 1994 ; La dot de Sara, roman, 1995 ; Le Silence comme le sang, nouvelles, 1997.

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mis en ligne : 29 mai 2009 ; mis à jour : 17 octobre 2020