Marie-Célie Agnant, « La maison face à la mer »


Les fenêtres donnent sur la plage. Après le drame, nous y avons mis des rideaux très épais qui sont tombés à tout jamais. La mer elle-même n’assistera plus au spectacle de notre malheur ni à celui de notre délivrance. Pour nous, c’est sans doute une autre façon d’atténuer les ombres qui, obstinément, se dressent sur la grève entre la mer et nous. Le jour, tout va bien. Dans le va-et-vient du quotidien, il est moins nécessaire de faire semblant. Cependant, dès que vient le soir, dans l’obscurité, nous pensons à eux. Nous pensons aussi à lui, là-haut à Rochelle, dans ce petit palais qu’il s’est fait construire au milieu des bois. Me revient alors la même phrase, pénible et lancinante, avec les mêmes mots : Tout s’est terminé ou plutôt tout a débuté en cette veille de la Saint-Sylvestre où il s’arrêta pour venir en aide à un motocycliste…
Derrière les fenêtres closes, je vis avec Adrienne, ma mère. Nous sommes deux ombres, deux fantômes, dérivant sur des rives de l’absence. Nous sommes les cendres d’une existence dont nul ne se souvient plus. La plupart des familles qui, comme nous, ont vécu ce qui s’est passé en cette veille de la Saint-Sylvestre sont parties, emportant avec elles ce qui leur restait de lambeaux et de miettes. Ont-elles pu oublier ? Du moins, trouver la paix ?

Nous ne quitterons pas Sapotille. Lorsque j’étais enfant, le monde pour moi se résumait à cette ville, ses maisons aux grandes galeries et leurs cours ombragées. La nôtre, la cour de notre maison, c’était mon royaume. Il y avait le grenadier, ses fleurs rouges et ses fruits. C’était mon palais des merveilles. Il y avait le bassin où naviguaient des bateaux qui n’étaient rien d’autre que les feuilles des arbres. Et le grand pied de fruit à pain avec ses feuilles en parasol. C’était le roi de mon royaume. Il y avait tous mes sujets, mes frères, et bien sûr, Philippe, à qui je pensais, assise à califourchon sur les branches du grenadier. Le grenadier est toujours là. J’écarte le rideau pour y jeter un coup d’oeil furtif.

Lorsque j’étais enfant, le monde c’était l’église de Sapotille et son clocher qui domine la butte Jacob et surplombe l’océan. Sapotille, dont les maisons sont rongées par le sel de la mer qui, lors des grandes marées, écorche leurs flancs. Sapotille que je n’ai jamais quitté demeure encore pour moi le monde à qui j’ai donné tout ce que mon coeur pouvait contenir d’amour, de haine et de passion.

À maman et à moi, qui n’avons plus rien à chérir, même pas des initiales gravées sur une pierre dans un cimetière, les rues défoncées, le murmure infini de la grève et les souvenirs, c’est tout ce qu’il nous reste, nous ne pouvons les abandonner. Les souvenirs sont d’affreux geôliers et d’ignobles tyrans. Ils nous tenaillent, nous poursuivent, nous possèdent et règlent notre existence depuis ce jour. À cause d’eux, maman et moi, nous sommes devenues muettes, comme des pierres, ne sachant d’autre langage que celui qu’ils nous dictent.

Quelquefois maman écrit. Elle avait rêvé jadis d’être écrivain. Mais dans ce pays où il n’y a toujours eu de place que pour les puissants et leur démence, Adrienne avait dû enterrer très tôt ce désir des mots. Elle avait sagement rangé ses cahiers et ses crayons. Mais quand la douleur devient trop crue, elle les sort, en chasse la poussière et écrit pour essayer d’atténuer ce chagrin qui, comme une fièvre maligne, a pris possession de toute son existence. Tout s’est terminé ou plutôt tout a débuté en cette veille de la Saint-Sylvestre où il s’arrêta pour venir en aide à un motocycliste…

Derrière les fenêtres closes, Adrienne et moi, deux îlots à la dérive de la grande île, Sapotille, cette ville qui continue à vivre, à respirer, nous ne savons trop comment. Longtemps, nous nous sommes interrogées, longtemps nous nous sommes demandé comment tout cela a bien pu arriver, et surtout comment avons-nous pu trouver la force de continuer. Comment l’être humain, nous demandions-nous, peut-il survivre à tant d’horreurs ? Nous ne voulons plus aller au fond des choses désormais. C’est inutile. Il ne nous reste plus qu’à être. Le désir d’une fin qui nous délivrerait de tout est la seule chose vivante dans cette maison qui regarde la mer. Il est là, palpitant, blotti en nous, tel un enfant que nous ne finissons plus de porter.

Tous les autres, ceux qui ne sont pas morts, sont partis, abandonnant Sapotille à cette saison interminable de peur et de déraison. Ils s’en sont allés sur la pointe des pieds. Le dernier à partir, Guy, le benjamin, celui qu’ils ont épargné par mégarde, parce que ce jour-là il s’était endormi dans le grenier, a traversé la frontière, dans des habits de femme enfilés à la hâte. Une longue jupe de paysanne pour cacher ses mollets velus. Il avait essayé de tenir avec nous. Mais il a fini lui aussi par faire ce choix terrible: partir. Puisqu’on ne saurait exorciser le passé, puisque tous les autres étaient morts et qu’il était là, lui, là-haut avec ses gardes et ses chiens, sa piscine et ses chevaux, puisqu’on n’y pouvait rien, il ne restait plus qu’à fuir. Voilà les derniers mots que Guy nous avait dits avant de s’enfoncer dans la nuit de l’oubli, il y a trente ans déjà.

Lui, là-haut, il s’appelle Philippe. Philippe Breton. Je vous dis son nom afin que, comme moi, vous vous souveniez. Il a été mon fiancé, il a grandi avec nous. Avec mes frères, Carl, Jacques, Guy et les autres, et avec moi, moi qui l’aimais depuis… je ne sais plus. Tout ce dont je me souviens aujourd’hui, trente ans après que tout soit fini, c’est ce qui jusqu’au dernier jour de ma vie remontera en moi, du plus profond de moi, cette houle têtue qui me soulevait lorsque dans le grenier Philippe me couvrait de son souffle. Enfant, je rêvais déjà à lui dans les branches du grenadier. À dix-huit ans, j’aimais Philippe, de cet amour des dix-huit ans que l’on ne sait point nommer.

Enfant, jouant aux billes, Philippe s’était écorché les genoux sur les mêmes cailloux que mes fils, écrit encore ma mère. Les frères de Marisa, ils étaient six, s’étaient mesurés à lui sur le chemin de l’école. Ils avaient ensemble couru sur la plage, plongé dans la mousse blanche des vagues, s’éclaboussant et riant. Souvent, il avait mangé à notre table, le midi, à côté de mes fils. Avec mon aîné, Jacques, il avait passé des soirées entières à lire dans le grenier. Combien de fois le sommeil les avait-il surpris tous les deux, épuisés, les paupières lourdes…

Combien de fois je les avais contemplés avant de me résoudre à les réveiller, pour surprendre Philippe, l’air hébété et confus au milieu des bouquins qu’il voulait lire tous en même temps. Cette bibliothèque, dans le grenier, appartenait à mon père et seuls Jacques et Philippe avaient ainsi le droit de s’y installer. À l’époque, Philippe était un garçon doux, respectueux, empressé et bûcheur, qualités que mon père, professeur attentif, savait apprécier.

« Ce garçon ira loin », disait papa, plein d’admiration et me jetant un regard à la dérobée. « Quel dommage que Guy et Antoine ne soient pas comme lui ! » poursuivait-il, lui qui sans cesse déplorait la bohème de ses deux plus jeunes fils. Mon père, Daniel Saint-Cyrien, était aussi avocat, mais il avait cessé toute pratique, car il avait compris, comme il aimait à le dire, que les jours n’allaient plus être les mêmes, ni à Sapotille ni dans aucune autre région du pays ; ceux qui avaient décidé de tout contrôler étaient ainsi résolus à transformer les habitants du pays en spectateurs de leur propre existence.

Tout s’est terminé ou plutôt tout a débuté en cette veille de la Saint-Sylvestre. Je venais d’avoir dix-neuf ans et Philippe, vingt-quatre. Revenant d’une visite, mon père, qui débouchait du carrefour des Quatre-Chemins, tomba sur un motocycliste en panne.

– Comment, Philippe, toi, à cette heure ?

– N’approchez pas, monsieur Saint-Cyrien ! laissa tomber Philippe, d’une voix froide et pleine de défi.

Malgré l’obscurité, mon père se rendit compte que Philippe avait non seulement les yeux injectés de sang, mais que ses mains et ses vêtements étaient aussi couverts du rouge le plus vif. Il essayait maladroitement de dissimuler un revolver dont mon père aperçut l’éclat de la crosse dans la pénombre. Il ne pouvait retrouver le visage de ce Philippe intelligent et bûcheur qu’il connaissait depuis toujours. À quelques pas de lui, se tenait un être défiguré par la haine, prêt à lui tirer dessus.

– Toi aussi, Philippe ?

– Maintenant que vous savez, monsieur Saint-Cyrien, que comptez-vous faire ?

Mon père tourna les talons et s’en fut, le coeur soulevé de tristesse et de dégoût.

Le lendemain, il se réveilla plus tôt que d’habitude, et nous parla longuement à mes frères et à moi. Maman savait déjà. Elle avait la tête d’un condamné à mort, les yeux cernés et rougis par une nuit sans sommeil.

Sans détours, papa nous parla de Philippe et des gens comme lui que l’on recrutait partout et que l’on dressait à tuer. Il nous expliqua leur rôle dans ce climat de terreur qui s’était abattu sur Sapotille et le pays tout entier. « L’odeur fétide de la corruption, du crime et des trahisons sans nombre a désormais envahi nos demeures », nous dit-il pour terminer. « Viendra un jour où ces types mangeront sans hésiter la chair de leur propre mère. »

Il y avait longtemps déjà que Philippe, prétextant préparer des examens, ne venait plus que rarement à la maison. « Je savais, poursuivit mon père, que cette désertion cachait quelque chose d’étrange, mais je priais le ciel, avec l’espoir idiot que tout ce qu’on chuchotait à son sujet n’était que calomnies… » Il me regarda droit dans les yeux. Nous nous étions tout dit.

De ce moment, détresse et rage confondues remplacèrent dans mon corps le sang. Je vivais avec la sensation d’une ombre épaisse s’étalant sur mon coeur. Mes frères, nerveux, venaient dans ma chambre à pas de loup, m’apporter les nouvelles. Nous parlions à voix basse. Ils avaient déjà perdu plusieurs de leurs amis. Personne ne savait si ceux qui disparaissaient étaient en prison ou s’ils avaient été tués. Ils n’étaient plus là, simplement. Leurs parents, lorsqu’ils n’avaient pas été emmenés eux aussi, se barricadaient, effrayés, sans savoir où aller ni à qui s’adresser. Tout comme nous, ils attendaient chez eux en tremblant à chaque fois que passait un camion dans la nuit.

Ils arrivèrent au milieu de la nuit, armés jusqu’aux dents. Certains portaient des cagoules noires. Philippe était-il parmi eux ? Je ne voulais pas le savoir. je n’oublierai jamais le regard désespéré de maman, le mouchoir quelle s’enfonçait dans la bouche pour ne pas hurler. Ils emmenèrent Jacques, Daniel, Carl, Victor et Antoine, et bien sûr, papa. « Nous allons simplement vous conduire au poste, vous poser quelques questions. » Nous savions qu’aucun de ceux que l’on emmenait ne revenait, mais nous nous sommes accrochées à cette phrase du commandant.

Combien de jours et de nuits passèrent ? Ils ne revinrent ni l’un ni l’autre, jusqu’à ce jour… cet attroupement sur la grève, ces lambeaux de chemises qui flottaient, ces corps bouffis et méconnaissables que la mer vomissait. Des habitants de Sapotille, des mères en pleurs, descendirent en courant jusqu’à la plage, pour essayer d’identifier les corps. Adrienne et moi, nous sommes demeurées à la fenêtre. Le soleil sur la mer avait ce jour-là couleur de sang.

Comment dire le tumulte et les cris qui s’élevaient de la plage ? Comment dire ce chaos qui depuis lors s’est installé dans notre vie ?

Tard dans la nuit, les dernières femmes retournèrent chez elles. Silencieuses, elles remontèrent la butte Jacob et s’en furent avec dans la tête la voix de la mer, comme un tocsin. Puis tout s’arrêta, les jours, les heures… et nous nous sommes installées pour toujours, maman et moi, dans le tournis de l’absence, face à la mer que nous avons fini d’interroger.

Le jour, lorsque du bas de la ville nous arrivent les bruits du marché et les échos de la vie qui joue à faire semblant d’avoir oublié, le jour, dans le tumulte du quotidien, nous jouons aussi à faire semblant. Mais dès que vient le soir, surtout à l’approche de décembre, quand revient la Saint-Sylvestre, nous retrouvons dans chaque son, dans chaque geste, chaque éclat de lumière, ce carrousel infernal de morts-vivants et de spectres qui hanteront à jamais Sapotille et notre maison face à la mer.


« La maison face à la mer », par Marie-Célie Agnant, a été publiée pour la première fois dans Le Silence comme le sang. Montréal: Les Éditions du Remue-ménage, 1997, pages 45-52.

© 1997 Marie-Célie Agnant ; © 2001 Marie-Célie Agnant et Île en île pour l’enregistrement audio, 13:26 minutes.
Enregistré à Montréal le 7 octobre 2001


Retour:

/marie-celie-agnant-la-maison-face-a-la-mer/

mis en ligne : 11 décembre 2001 ; mis à jour : 19 décembre 2020