Marie-Célie Agnant, 5 Questions pour Île en île


Marie-Célie Agnant répond aux 5 Questions pour Île en île, à Montréal, le 17 avril 2009.

Entretien de 30 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Marie-Célie Agnant.

début – Mes influences
03:09 – Mon quartier
09:33 – Mon enfance
18:27 – Mon oeuvre
22:11 – Le théâtre
25:56 – L’insularité


Mes influences

« Très tôt, j’ai eu un contact très privilégié avec la littérature parce que je venais d’un milieu où les gens lisaient. Il y avait des livres chez moi que je lisais même très jeune sans vraiment les comprendre, des livres pour adultes. »

Ainsi j’ai lu La pitié dangereuse de Stéfan Zweig ou La dame aux camélias [de Dumas] ; j’avais onze ans.

Mes influences littéraires viennent de partout. En arrivant au Québec, j’ai découvert la littérature québécoise. Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy a été ma plus grande fenêtre sur le Québec et le Canada. Mais il y a cet air de liberté, une allure un peu irrévérencieuse qui m’a séduit chez certains auteurs du Québec.

L’influence des classiques haïtiens est certaine. Amour, colère et folie de Marie Vieux-Chauvet est un modèle pour moi ; je voudrais bien une écriture aussi dense que la sienne.

Il y aussi des auteurs tels que Nadine Gordimer que j’admire profondément. De manière générale, je lis beaucoup de textes de femmes. J’ai un faible aussi pour les auteurs espagnols : Frederico Garcia Lorca (sa poésie, ses oeuvres de dramaturgie) ; [« Yerma » est l’un des plus beaux textes écrits sur les femmes. Je range cela à côté de] Ramón Sender (Requiem pour un paysan espagnol). Ce sont pour moi des livres de chevet.

Les influences sont nombreuses, mais je connais peu de la littérature américaine, même s’il y a quand même quelques auteurs contemporains comme Toni Morrison, Alice Walker, Angela Davis et d’autres penseurs que j’ai appris à connaître à parti des années 1970.

Mon quartier

Je vis dans le même quartier depuis 25 ans ; c’est une histoire d’amour et un lieu d’inspiration. J’aime me promener dans le quartier où je reconnais même les arbres ; j’ai même nommé certains arbres.

J’avais un voisin sur lequel je dois écrire une courte histoire : Apprivoiser Isidore. Ce texte relatera l’énergie que j’ai dû déployer pour apprivoiser un homme qui en fait ne cherchait qu’à entrer en communication avec les autres en usant de sa mauvaise humeur.

Il y a beaucoup de personnes âgées dans mon quartier qui est également majoritairement juif. Tout le coin de la Côte-des-Neiges, c’est chez moi, tout ce quartier m’inspire. Il s’y dégage une énergie qui me va bien, qui me revigore. J’ai écrit « Les vingt petits pas vers Maria » avec, dans la tête, l’image d’une voisine du Sri Lanka, mais en pensant surtout à toutes ces femmes, notamment philippines, que je croise quotidiennement et qui vont travailler comme domestiques dans le quartier huppé d’Hampstead tout près.

« J’ai une relation affective avec ce quartier mais j’ai mis beaucoup de temps à défaire mes valises à Montréal. Ça ne s’est passé qu’en 1991, après le coup d’état en Haïti où j’ai perdu tout espoir de rentrer dans mon pays d’origine. […] Il y a eu un déclic à un moment donné ; je me suis dit : tu es ici et puis ici c’est maintenant. »

Mon enfance

Mon premier souvenir d’enfance, c’est dans un quartier qui s’appelait Lalue. Ce que je nomme « quartier » n’était peut-être qu’une rue, je ne sais trop. Nous habitions une maison à côté des sœurs de Sainte-Rose-de-Lima.

[Très peu de souvenirs présents de mon enfance. J’attribue cette absence au fait que j’ai été très impressionnée et marquée par la violence et la peur qui sévissait alors.]

Je raconte dans une de mes nouvelles qu’on a dû quitter la maison puisqu’un macoute célèbre, Zachary Delva, avait décidé qu’il voulait bâtir sa maison à cet emplacement-là. Ce fut un deuil immense. De la maison, on pouvait regarder les religieuses se promener dans leur jardin. Beaucoup de gens habitaient cette maison : une grand-mère maternelle puissante, des cousines, une tante institutrice qui a passé sa vie à aller enseigner dans tous les coins du pays. Elle m’emmenait tous les jours à l’école. [Je crois au fond de moi que je l’admirais sans trop comprendre pourquoi. Ces souvenirs doivent dater de mes trois ans. J’ai donc fait mes premiers pas dans le monde du « savoir » sur les genoux des parents. J’ai dans la tête la voix des enfants qui disent : « ce pitit direktris la » (c’est l’enfant de la directrice). Il fallait sans nul doute que cet enfant de la directrice donne le bon exemple. Je crois qu’on a toujours beaucoup exigé de moi, comme c’est le cas pour la majorité des petites filles et des femmes. C’est sans doute là aussi la source de ma révolte.]

À l’école, plus tard, j’étais terrorisée par la méchanceté des bonnes soeurs : les oreilles qu’on tirait, les punitions épouvantables… [J’ai compris très tard que plusieurs de ces femmes, tout comme c’était le cas pour les frères ; les prêtres faisaient un choix dicté par les problèmes économiques et n’avaient pas réellement de vocation religieuse.] Mon cours primaire, je l’ai fait à l’école du Sacré-Coeur de Turgeau. Une école pour petites filles modèles des classes moyennes et de la petite bourgeoisie. De cette époque, j’ai gardé une sensation d’ennui.

« Je n’aimais pas l’école, je détestais tout ce qui se rapportait à cette institution. [Et, il ne faut pas oublier la répression qui en était le pivot. Avec le temps, j’ai compris que c’était surtout l’absence de créativité et d’initiative qui m’exaspérait.] J’ai compris que je détestais l’école parce que c’est un lieu interdit au rêve et tout ce que je voulais faire en classe, c’était rêver. [Au fait, c’était sans doute une manière de fuir la réalité.] »

Je n’étais pas une bonne élève, car je n’aimais que les compositions. La géographie, également, mais surtout l’histoire… qui était absolument mal transmise… Les histoires merveilleuses de la Bible, l’histoire sainte qu’on étudiait avec les religieuses, me fascinaient. Pourtant, tout cela a laissé très peu de traces en moi d’un point de vue religieux.

« Mon temps, je le passais dans les livres et j’ai gardé une attitude solitaire de mon enfance. »

Mon enfance a été irrémédiablement marquée par le règne des Duvalier et la peur.

Dans mon dernier ouvrage, Un Alligator nommé Rosa, je parle des militaires envahissant la maison pour emmener telle ou telle personne. Mon père était un farouche opposant à Duvalier, mais je n’ai pas grandi avec lui. [Dans une société comme Haïti, cela n’étonne personne. J’aurais pu ne pas le connaître du tout.] Mes parents se sont séparés peu avant ma naissance. [Ce que je sais de mon père m’a été transmis par ma mère et par des tiers, de ceux qui l’admiraient parce qu’il savait parler de liberté et de justice, mais il pensait rarement à ses enfants.] Je n’ai pas vécu une enfance avec un père biologique, mais plutôt avec un clan de femmes. Elles étaient à la fois père et mère.

[Quand on passe toute son enfance sous le règne de Duvalier, il est difficile de pouvoir se souvenir d’autre chose que de la terreur et de la peur. Sauf si on vient d’une famille de Duvaliéristes.] Moi, je me souviens du bruit horrible des sirènes, du silence imposé, et de ce désir de partir à cause de cette peur qu’on ne pouvait pas nommer.

Dans Un alligator nommé Rosa, comme dans Le silence comme sang, je relate l’incendie de la maison de mes voisins, la famille Benoît, dans le quartier du Bois Verna où l’on habitait. J’avais neuf ans ; j’étais dans la rue et j’ai vu les militaires, j’ai vu la maison qui brûlait… En allant à l’école tous les jours après, je regardais, effrayée, les ruines de cette maison.

« Les mots pour expliquer ce qui s’était passé n’existaient pas alors. Je savais qu’il y avait des gens qui avaient été assassinés dans cette maison et leurs ossements s’étaient sans doute mélangés aux gravats […]. C’est le dernier souvenir de mon enfance, ce traumatisme, une chose que je n’arrive toujours pas à avaler. »

La quête d’Antoine, dans Un Alligator nommé Rosa, sert à nommer ce crime.

« L’enfance sous Duvalier, c’est la peur et le désespoir du silence. »

On s’enferme dans un silence épouvantable, car on a l’impression que tout le monde peut vous trahir parce que vous osez penser le contraire.

Mon œuvre

« Au départ, il y a certainement une douleur dans l’écriture », par exemple dans Le Livre d’Emma et Balafres ; elle est évidente et si vive que je m’en étonne moi-même. »

Le questionnement. Un Alligator nommé Rosa pose la question de l’impunité, du pardon, du comment survivre après tant d’horreurs (comme dans ma nouvelle, « La Maison face à la mer »).

Les questions sans réponse sont à mon avis l’un des moteurs de l’écriture ; « Vingt petits pas vers Maria » pose la question des rapports et de la distance entre les humains, du désir de communiquer qui reste souvent inassouvi. [Certains livres que j ai aimés, qui m’accompagnent toujours, abordent ces questions qui nous tourmentent : les relations de pouvoir, la cruauté. Je pense à cet auteur turc, Yachar Kémal, sa série Memed, une grande fresque sur les combats de la paysannerie turque, contre les possédants et les exploiteurs. Me revient aussi la poésie tourmentée de Nazim Hikmet qui n’y soulève que de questions sur l’Algérie et le colonialisme.]

« L’écriture, c’est un grand questionnement. »

L’écriture, de manière générale, et plus particulièrement certains de mes textes destinés aux jeunes sont des passerelles qui permettent d’aborder des sujets occultés, oubliés, enterrés, comme le Chili, Haïti, la répression, la dictature (L’Espagne, la dictature des colonels en Grèce, le Portugal, l’Argentine…). Les jeunes que je côtoie dans les écoles et qui ont lu mon roman Alexis d’Haïti (un texte sur l’exil et la répression) me posent de ces questions ; pourquoi, demandent-ils parfois, personne ne nous parle de ces évènements ? Je sais combien il a été important pour moi que mes enfants comprennent très tôt comment et pourquoi le monde est divisé tel qu’il est. Une des plus grandes « écoles » où j’ai été, pour comprendre Haïti, était celle des Latinoaméricains. À leur contact, j’apprenais à nommer Haïti. Et aujourd’hui, l’écriture représente le moyen de parler entre autres de ces choses qui me ramènent toujours à ce pays blessé. Dans les années 1973-74, les Chiliens sont arrivés à Montréal, ils avaient une tradition de lutte contre le pouvoir, ce qui manquait en Haïti où Duvalier avait détruit toutes les organisations (paysannes, étudiantes et autres). [J’étais très proche de ces militants, j’ai été membre fondateur de Disparus Tiers-Monde, une organisation qui soutenait au Chili les familles des disparus. Le président de cette association a été le père de Carlos Van Schowen, dirigeant du MIR, assassiné lors du coup d’État de Pinochet. Le siège de l’association se trouvait à Caracas et nous travaillions en conjonction avec les Mères de la Place de Mai.]

« Dans tout mon travail, on sent cette empreinte de militance très active. »

Le théâtre

Par ailleurs, mes textes sont très visuels ; j’ai été influencé à travailler ce dépouillement du texte par les années avec le Bread and Puppet Theater de Peter Schumann. [J’ai commencé à fréquenter le théâtre du Bread & Puppet à partir des années 1980 et j’y ai beaucoup appris, en particulier que le théâtre doit être absolument libre et savoir même se passer des décors. Il m’arrive de produire quelques textes, des sketches principalement pour des activités spéciales, une manière de rester liée à un art à la pratique assez difficile à cause des conditions de production.

L’Insularité

L’eau, la mer, l’océan sont très présents dans tous mes textes, c’est vrai. [C’est sans doute lié à l’enfance, à un territoire, celui du rêve et de l’enfance auquel on se raccroche souvent quand on a l’impression d’avoir tout perdu.] J’ai l’impression de porter mon île en moi-même. Je ne voue pas un culte à l’insularité qui recéle des côtés absolument désagréables. Et puis, quand on quitte son pays à seize ans, comment revendiquer quoi que ce soit, insularité ou autres particularités ? Je suis partie d’Haïti depuis si longtemps, et de manière si tranchée, vingt années sans y retourner. Aujourd’hui, j’essaie de réapprendre à connaître cette île que j’ai quittée sans la connaître vraiment.

Je peux dire cependant que je porte mon île en moi-même ou encore que je suis sur ma propre île, en ce sens que je suis une personne secrète, privée. Je n’aime pas me sentir envahie et m’isole facilement. Cependant, à Montréal, on vit quand même dans les communautés, un peu comme dans les familles, et cette proximité communautaire a accentué ce besoin d’être avec moi-même. Les communautés – à l’exemple des familles – peuvent aussi être des lieux d’oppression contre lesquels il faut savoir résister pour ne pas mourir dévoré ou étouffé. Dans une communauté, il faut faire comme les autres, être comme les autres, être avec tout le monde et cela, je ne peux le supporter. J’aime bien être seule ; souvent je me dis que je suis sur ma propre île. Sur cette île, j’arrive à créer et à rêver. J’ai passé six mois après avoir écrit Le livre d’Emma – un livre qui m’a épuisée physiquement – sans rien faire et je crois que ce livre lui-même fait partie d’un grand rêve.

« Je porte une île principalement en moi, c’est le bonheur de pouvoir rêver et créer. »


Marie-Célie Agnant

Agnant, Marie-Célie. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Montréal (2009). 30 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur Youtube le 30 avril 2013.
(Cette vidéo était disponible sur Dailymotion, du 1er décembre 2009 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2009 Île en île
tous droits réservés

Cet entretien est étudié dans une série éducative faite en co-production (Île en île et TV5Monde) pour les étudiants en FLE, avec des fiches d’activités. Voir Marie-Célie Agnant, auteure et conteuse.


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mis en ligne : 1 décembre 2009 ; mis à jour : 27 septembre 2021