Margaret Papillon, Mathieu et le vieux mage au regard d’enfant (Le guide)

illustration © Albert Desmangles

illustration © Albert Desmangles

I.     La légende du Saint-Graal

II.    La bonne étoile

III.   Nathanaël

IV.   Destin l’ancien

V.    On ne voit bien qu’avec le coeur

VI.   La vallée du soleil


I

La légende du Saint-Graal

Il était plus de minuit quand Mathieu se décida enfin à fermer les grands bouquins sur lesquels il s’était penché voilà plus de quinze heures.     Un affreux mal de tête lui donnait l’impression qu’un grand étau tentait de lui broyer le crâne. Qu’il eût réussi l’aurait peut-être soulagé de cette douleur vive et lancinante à la fois, qui semblait vouloir le conduire sur les chemins de la folie.

D’ailleurs il fallait qu’il se levât tôt car il devait assurer un cours à la prestigieuse Université de Baltimore. Et pour cela il devait prendre l’avion, ce qu’il redoutait par-dessus tout à cause de ces accidents qui se succédaient ces jours-ci à un rythme époustouflant.

Cette chaire en histoire ancienne tant convoitée par ses collègues, il avait pu l’obtenir grâce à son ineffable talent de narrateur et à sa grande volubilité. Il était fier d’avoir pu ravir cette place à Bill O’Connor, son éternel rival depuis les bancs de l’école primaire.

Cela n’avait pas été facile, puisque Bill était un Américain de pure souche irlandaise tandis que lui n’était que le produit d’un savant métissage de race qui ne pouvait se hisser que grâce à un QI nettement supérieur à la moyenne.

À bout de force, totalement épuisé, Mathieu se laissa choir dans son lit moelleux aux draps bien tirés, en se frottant les yeux comme un gosse luttant désespérément contre le sommeil.

Juste au moment où une douce léthargie commençait à s’emparer de tout son être, la sonnerie du téléphone vint troubler le silence de la pièce baignant déjà dans une lénifiante obscurité. Il attendit au moins cinq sonneries avant de décrocher le combiné d’une main mal assurée. Ses gestes avaient été rendus flous par les excès des heures précédentes.

«Allo!» dit-il d’une voix que la fatigue avait rendue pâteuse.

– Allo! c’est Cindy.

Comme mû par un ressort, il se dressa sur son séant.

«Cindy! Ça alors, c’est pas croyable. Il est presque une heure du matin…»

À l’autre bout du fil, Cindy eut un petit rire bref.

«Ne te fais pas d’illusions, Mathieu. Je ne t’appelle pas pour te donner la réponse que tu attends depuis si longtemps…»

– Ah bon! Je suis déçu alors.

– J’ai bien mieux à t’annoncer.

– Alors, que tu viennes cohabiter avec moi c’est non, mais pour ma demande en mariage c’est oui.

La jeune fille rit franchement cette fois.

«Non, tu n’y es pas du tout. Tiens, tiens, tiens! monsieur souffre d’amnésie partielle.» ironisa-t-elle en riant toujours.

– Alors, tu me dis tout ou tu attends que je m’endorme avec le combiné collé à mon oreille?

– Tu te rappelles au moins de… La légende du Saint-Graal?

– Quoi! lâcha Mathieu, tandis que ses yeux lui sortaient déjà de la tête. Tu l’as eu, tu l’as eu le bouquin?

– Ce n’est pas la peine de crier comme ça, tu vas faire éclater mes tympans!

– Alors dis vite, je t’en supplie.

– Oui!

– J’arrive tout de suite.

– Mais attends… protesta vainement Cindy.

Mathieu avait déjà raccroché.

Il enfila sa jacket avec précipitation, attrapa au passage ses gants qui traînaient sur la table de la salle à manger et se rua vers son vieux tacot qui, il l’espérait, ne ferait pas d’histoire. Il en avait marre des caprices de cette bagnole qu’un ami lui avait cédée pour la modique somme de huit cents dollars avant de partir pour Los Angeles. Heureusement, le vieux tacot pour une fois se montra très coopératif.

Il traversa à vive allure le Jamaica’s Boulevard, et dix minutes plus tard il freinait devant la demeure de Cindy. Son souffle se fit court. Les deux mains agrippées encore au volant, il prit une profonde aspiration: «Que Dieu me vienne en aide!» murmura-t-il tout bas en se signant. Il tremblait d’émotion quand il appuya sur le bouton de la sonnette.

Le visage rayonnant de Cindy ne tarda pas à apparaître dans l’entrebâillement de la porte.

«Bonsoir», dit-elle avec un sourire ravissant sur les lèvres, tandis que ses yeux rieurs devenaient malicieux.

– Bonsoir, répondit Mathieu qui s’appuya au chambranle de la porte comme s’il voulait s’y éterniser.

– Tu rentres ou tu attends que le froid te fasse des engelures? questionna Cindy.

– Je voulais juste te contempler un instant avant de passer aux choses sérieuses. Depuis trois ou quatre semaines, je cherchais vainement un prétexte pour débarquer chez toi, je mourais d’envie de te revoir.

La jeune fille rougit jusqu’aux oreilles et pour masquer son trouble, elle lui tendit la main et l’attira à l’intérieur de la pièce tiède où un feu s’éteignait dans l’âtre.

Le contact de cette petite main sur la sienne bouleversa Mathieu on ne peut plus. Mais très vite l’enchantement fut rompu par Cindy qui ne voulait pas se laisser aller à trop de sentimentalité, de peur d’être forcée d’interrompre ses très belles études en droit, garantie d’un avenir tout à fait prometteur.

Elle lui proposa un verre de Ice Tea et eut quand même la gentillesse de le débarrasser de sa jacket avant de lui montrer le bouquin.

Quand il eut terminé son verre, elle partit vers sa chambre à coucher et revint avec un objet enveloppé dans un tissu de soie pourpre tel un linceul. Ses mains tremblaient un peu quand elle le lui tendit en disant sur un ton cérémonieux:

«Ce manuscrit que voici date d’au moins deux mille ans. J’espère que tu en prendras soin comme de la prunelle de tes yeux!»

Une vive émotion s’empara du jeune homme quand ses doigts s’agrippèrent au vieux manuscrit.

«Comment Jacob a-t-il pu accepter de te le remettre?» demanda-t-il à la jeune fille, encore incrédule.

– Ah! ça, tu ne me croiras pas. Je lui ai promis, quand nous aurons beaucoup d’argent, de faire construire un superbe orphelinat capable d’accueillir tous les gosses en détresse de la ville.

– Quoi! Quand nous aurons de l’argent? mais t’es folle… et si cette légende n’était que du bluff?

– N’est-ce pas toi qui dis souvent qu’il faut toujours être optimiste? Je ne vois pas pourquoi tout cela serait un attrape-nigaud. Jacob n’est pas un menteur et il a beaucoup réfléchi et beaucoup prié avant de me remettre le manuscrit… et il m’a encore répété que seul un cœur sincère peut recevoir ce cadeau du ciel. «Mathieu est l’élu, donne-le lui. Dieu l’aidera pour le reste.»

Mathieu ferma un instant les yeux et respira profondément. Enfin le grand jour était arrivé. Enfin il allait avoir accès au plus grand des secrets. Ce livre allait le conduire tout droit vers la légende du Saint-Graal. Sous peu il trempera ses lèvres dans le vin contenu dans le Saint-Graal, coupe ayant appartenu à Jésus de Nazareth; et deviendrait immédiatement le premier homme sur terre à avoir accès à l’éternelle jeunesse.

* * *
     Tout avait commencé le jour où il s’était rendu à l’Université de Columbia. Passionné d’histoire ancienne et de théologie, il fouinait dans toutes les bibliothèques du pays à la recherche de précieux renseignements pouvant lui permettre de mieux structurer ses cours, voulant toujours procurer de grand frissons à ses jeunes étudiants. C’est Ramsès le vieux bibliothécaire qui lui parla le premier de la légende du Saint-Graal, en chuchotant et en balayant la pièce d’un regard soupçonneux s’assurant ainsi que personne d’autre ne pouvait l’entendre. Pourquoi tout ce mystère? Mathieu le sut très vite. Ramsès lui fit comprendre qu’à cause de ce petit signe étoilé – une tache de naissance qu’il portait sur le dos de sa main droite –, il était l’élu. D’ailleurs c’était ce qui l’avait frappé le jour où il fit sa connaissance. Il s’empressa de griffonner une adresse sur un rectangle de papier et le pria de se rendre sans plus tarder à l’adresse qu’il y avait mentionnée.

Sans trop comprendre ce qui le poussait à suivre les conseils de Ramsès, qu’au début il qualifiait de «vieux fou», Mathieu se rendit en plein cœur de Manhattan et découvrit, dans une rue vieillotte à côté d’une boutique d’apothicaire, un magasin d’antiquités.

Lorsqu’il poussa la porte de celui-ci, il eut soudain l’impression d’être dans un lieu connu tout en étant persuadé qu’il n’y avait jamais mis les pieds auparavant.

Un petit vieux se retourna au son que firent les clochettes accrochées à la porte, et le regarda par-dessus ses lunettes.

«Vous êtes Mathieu n’est-ce-pas?» demanda-t-il après de longues minutes passées à le scruter sans mot dire.

– Oui! C’est bien moi! Ramsès vous a-t-il prévenu de ma visite?

– Et comment! il en est tout excité. Il croit que vous êtes l’élu.

En ajoutant ces mots, il tira une grosse loupe d’un vieux secrétaire qui lui faisait face. Sans gêne aucune il s’approcha du jeune homme, se saisit de sa main droite et se mit à observer la drôle de tache qui y trônait.

Puis, après quelques secondes d’observation minutieuse, un sourire lui fendit la face.

«Il n’a pas tort!»  dit-il d’un air heureux et satisfait.

– Mais enfin pouvez-vous m’expliquer les raisons de tous ces mystères? De qui ou de quoi suis-je l’élu?

– Ah! Jeune homme, ceci est une très longue histoire qui date d’au moins deux mille ans. Tenez, ne restons pas ici, ce serait préférable d’avoir cet entretien dans mon boudoir.

Sur ce, le vieil homme alla fermer à double tour la porte d’entrée du magasin.

– Tant pis pour les clients, ils reviendront demain, dit-il en lançant un coup d’œil malicieux au jeune homme. Suivez-moi. Il faut à tout prix se mettre à l’abri des regards indiscrets. La chose est d’importance.

* * *
     – Mon nom est Jacob, dit l’homme en tirant la lourde tenture aux couleurs quelque peu délavées, ce qui plongea le boudoir dans une obscurité quasi totale.

Le cœur de Mathieu fit un bond dans sa poitrine. Cette soudaine pénombre raviva ses angoisses.

– N’ayez pas peur, dit Jacob comme s’il avait pu lire dans ses pensées. Aucun mal ne vous sera fait. Je suis obligé de garder secret tout ce qui se dira dans cette pièce. On ne sait jamais de quoi sont capables les forces obscures.

Cette phrase qui se voulait rassurante ne put que produire l’effet contraire.

Tout à coup, une lumière jaillit et de nouveau Mathieu eut du mal à contenir ses émotions. Un autre vieillard venu de nulle part, assis derrière le petit bureau qui meublait le fond de la pièce, semblait le scruter.

«N’ayez pas peur, répéta Jacob, nous ne vous voulons aucun mal. Je vous présente M. Isaac Roosevelt, un spécialiste en histoire ancienne de l’Université de Cambridge. Il va tout vous expliquer.»

– Bonjour Mathieu, dit ce dernier comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance, je suis très heureux d’avoir l’honneur de vous initier à la légende du Saint-Graal.

– De grâce, dites-moi de quoi il en retourne. Cela fait longtemps que je suis sur des charbons ardents, murmura Mathieu tout fébrile.

– Eh bien voilà! Nous avons découvert Jacob et moi, cela fait plus de trente ans, un vieux manuscrit au cours de nos recherches. Nous sommes des passionnés d’histoires anciennes et je crois que cela est aussi votre cas, et nous n’hésitons pas à faire des kilomètres et des kilomètres pour assouvir notre besoin de nous procurer des livres rares et précieux. C’est ainsi qu’un jour, chez un vieux brocanteur de province, nous découvrîmes un manuscrit vieux d’au moins deux mille ans qui s’intitulait La légende du Saint-Graal. Comment avait-il échoué là? Ça, personne ne le savait et ne le saura peut-être jamais. Écrit en langues, hébraïque et araméenne, langues que nous possédons tous les deux, nous en commençâmes tout de suite la traduction. Nous étions si impatients de prendre connaissance du texte. Savez-vous ce qu’est le Graal ou le Saint-Graal, jeune homme?

– Évidemment! Je sais que le Saint-Graal est le vase qui aurait servi à Jésus pour la cène.

– C’est exact! C’est aussi celui dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang qui coula du flanc de Jésus, percé par le centurion. Vous savez aussi qu’aux XIIe et XIIIe siècles de nombreux romans de chevalerie racontèrent la quête, la recherche du Graal par les chevaliers du roi Arthur. Les œuvres les plus connues sont celles de Chrétien de Troyes, de Robert de Boron et de Wolfram Von Eschenbach qui inspira le grand compositeur Richard Wagner dans Parsifal. Ces œuvres ont toutes été consultées bien évidemment mais cela, on y reviendra après. Le plus important fut le billet trouvé à l’intérieur du manuscrit. Il stipulait que ce livre devait être remis à un homme qui aurait une étoile de naissance imprimée sur sa main droite par une jeune fille aux mains pures qui lui porterait dans son cœur des sentiments nobles. Cela fait plus d’un quart de siècle depuis que nous attendons cet élu. Eh voilà! vous êtes là devant nous. Ramsès ne s’est pas trompé.

– Excusez-moi, mais je ne vois toujours pas l’intérêt de tout ça, dit Mathieu plutôt sceptique.

– Nous y arrivons, nous y arrivons, répondit Isaac.

Il prit une pause en inspirant profondément puis poursuivit:

– Ce manuscrit renferme la réponse à la plus vieille question de l’humanité: celle de l’éternelle jeunesse. Il y est dit que l’élu seul saura traverser les temps pour s’emparer du Saint-Graal grâce auquel il pourra, en y laissant tremper ses lèvres, offrir aux hommes presque une vie éternelle bannissant ainsi la vieillesse.

– Vous voulez rire?

– Non, oh non! Tout cela est authentique. C’est la raison pour laquelle nous prenons toutes ces précautions. Nous ne voulons surtout pas mettre votre vie en danger. Car ce secret si bien gardé doit être un bienfait pour l’humanité. Les forces des ténèbres ne doivent, en aucun cas, en prendre possession. C’est peut-être par le Saint-Graal que viendra cette vie éternelle promise par Yahvé, alors il ne faut surtout pas qu’il devienne un instrument d’asservissement.

– Et vous savez où se trouve ce Graal?

– Non, nous ne le savons pas. Personne ne le sait, d’ailleurs; sans quoi ç’aurait été comme une ruée vers l’or. Tout est dit dans le manuscrit. L’important est que celui-ci soit remis à l’élu, plus précisément à vous-même qui ferez le reste. Parlez-vous l’hébreu et l’araméen?

– Oui, parfaitement! Pourquoi?

– Jésus parlait l’araméen et plusieurs de ses apôtres, l’hébreu. Le manuscrit a été rédigé dans ces deux langues. Je crois que depuis longtemps une main invisible vous guide vers ce destin.

Mathieu se sentit soudain tout excité face à cette belle aventure.

– Pouvez-vous me dire, M. Roosevelt, quand je pourrai prendre possession de ce bien plus que précieux?

– Ah! Ça c’est une autre histoire, intervint Jacob qui avait pourtant gardé un silence respectueux depuis le début de l’entretien. Il vous faudra purifier votre corps et votre esprit, cultiver l’humilité, apprendre la méditation transcendantale, faire de votre vie un véritable sacerdoce. La méditation est avant tout le fait de s’élever jusqu’à un monde qui dépasse le commun des mortels, d’être émerveillé devant lui et de refléter ensuite cet émerveillement. Il faudra accomplir tout cela avant que le manuscrit sacré ne vous soit remis, sans quoi il vous brûlera les doigts.

– Cela prendra combien de temps pour que je parvienne à ce stade? questionna Mathieu.

– Ah! cela ne dépendra que de vous. Si vous vous y attelez tout de suite, vous aurez de fortes chances d’atteindre votre but dans un délai plutôt court. Invoquez le Très-Haut. Lui seul peut vous aider à accomplir cette mission jusqu’au bout. Il nous enverra un signe quand il vous saura prêt. C’est tout ce que nous pouvons vous dire, c’est aussi tout ce que nous savons.

– Bonne chance, jeune homme! dit Isaac sur un ton solennel, pour mettre fin à l’entretien.

– Bonne chance, renchérit Jacob avec un sourire rassurant qui se voulait presque paternel.

* * *
     Deux ans déjà depuis cet entretien, et Mathieu, malgré ses efforts incessants, n’eut plus de nouvelles de Jacob. La boutique d’antiquités de celui-ci gardait portes closes. Et Ramsès était parti occuper un autre poste dans une université de Floride. À croire que Mathieu avait rêvé de tout ça. Pourtant il avait tout fait pour mériter la délicate mission de rechercher le Saint-Graal. Il passait son temps à lire Chrétien de Troyes et à écouter Parsifal de Richard Wagner. Il avait souffert, jeûné, médité, banni de sa vie l’alcool, la cigarette, purifiant ainsi son corps et son âme comme pour naître à nouveau. Il avait demandé à Cindy d’en faire autant juste pour l’aider à atteindre son but. À deux c’est bien plus facile. Rien… Et voilà qu’aujourd’hui le manuscrit sacré lui était enfin parvenu. Était-ce bien Cindy cette fille aux mains pures qui lui porterait des sentiments nobles dans son cœur? Ça, ce serait la chose la plus formidable qui lui soit jamais arrivée. Il n’osait même pas y croire. Depuis plus de deux ans, il lui faisait une cour assidue mais en vain. La belle n’était intéressée qu’à ses études de droit. Et, lui, il n’osait pas trop insister car il pensait que le fait d’être très peu fortuné lui ôtait toutes ses chances.

«Mathieu, Mathieu!»

Tout à coup la voix de Cindy le tira de sa rêverie.

– Mathieu! Tu es perdu dans tes pensées. Tu ne penses même pas ouvrir ce fameux manuscrit que tu attends depuis des lustres.

Mathieu, encore tout ému, pressant toujours le manuscrit sur son cœur, ne put que balbutier:

«Je ne me sens pas tout à fait prêt à l’ouvrir. Il me faudra peut-être un peu de temps pour m’habituer à sa présence.»

– Bon! Je vois. Il me faudra tempérer mes ardeurs.

– Ah! J’oubliais presque ton impatience d’y jeter un coup d’œil toi aussi.

– T’en fais pas pour moi, j’attendrai bien demain.

Quand il sortit dans la rue, un vent froid soufflait et une petite pluie fine mouillait l’asphalte, mais Mathieu plongé dans son rêve y était totalement indifférent. Cindy, par la fenêtre, le vit partir oubliant sa vieille bagnole à l’entrée de l’immeuble, le manuscrit enfoui sous sa jacket. Elle resta là, songeuse, jusqu’à ce que la silhouette du jeune homme se confondît avec le léger brouillard.


 

II

La bonne étoile

Quand il revint deux jours plus tard, son regard était de braise et il semblait être habité par une passion dévorante. Cindy dut le faire asseoir et lui servir un verre de scotch pour qu’il devienne un peu plus cohérent. Il voulait tout dire en même temps. Les mots se bousculaient dans sa tête, créant en lui un grand désordre et une énorme perturbation.     Après de longues minutes, il se calma et put enfin articuler:

«Tout était vrai, la légende du Saint-Graal existe bel et bien. J’ai passé quarante-huit heures à traduire les textes anciens. C’était tellement passionnant que j’ai oublié de dormir et même de m’alimenter.»

– Je comprends maintenant ton air hagard et ta mine défaite.

– Ah! Cindy! C’est fabuleux, fantastique, extraordinaire, sublime, merveilleux, prodigieux…

– Mon Dieu! C’est incroyable mais vrai. Allez, tu auras le temps de me raconter tout cela en détail plus tard. Va prendre une «bonne» douche tandis que je te prépare un «merveilleux» repas, ensuite tu feras une sieste «fantastique» et réparatrice. Après quoi, tu seras d’aplomb pour ton long et «incroyable et prodigieux» récit.

– Ne te moque pas de moi Cindy, c’est trop important!

– Je ne me moque pas de toi, je t’assure, dit-elle en riant franchement. Je voulais juste te taquiner un peu.

Mathieu se réveilla quelques heures plus tard et trouva Cindy endormie à son chevet. Il la contempla quelques secondes, la trouva belle comme un ange mais dut se résigner à la réveiller tant sa hâte de tout lui raconter était à son comble.

«J’ai trouvé le secret du Graal», dit-il alors qu’elle ouvrait à peine les paupières.

– Alors raconte! C’est mon souhait le plus cher.

Mathieu sauta sur ses pieds, s’empara du manuscrit laissé sur la table proche, le déposa entre Cindy et lui…

– Tout est consigné là, affirma-t-il, l’index pointé sur le bouquin.

– Tout? questionna Cindy.

– Oui tout! Ce manuscrit est un «livre ouvert»! Cela m’a pris un temps fou pour percer son mystère mais heureusement j’y suis parvenu et c’est l’essentiel. Regarde-moi, regarde-moi! Tu as devant toi, là maintenant, l’homme le plus riche du monde.

– Sans blague!

– Eh oui! J’aurai le Saint-Graal et grâce à lui le monde entier sera à mes pieds. Je détiendrai le pouvoir de donner aux gens une éternelle jeunesse. Tu t’imagines, avoir cent ans et en paraître vingt. Le rêve de l’humanité tout entière enfin accessible. Par qui? Par moi!

Mathieu leva les bras vers le ciel et se mit à tournoyer dans la pièce. Un sourire de bonheur faisait irradier sa face.

– Cindy! Oh Cindy! Pince-moi pour que j’aie la certitude de ne pas être en train de rêver. Enfin le jour est arrivé où je pourrai en finir avec les fins de mois difficiles. Ça c’est ce que j’appelle un véritable cadeau du ciel, bien mieux que de jouer au loto. C’est un véritable gros lot qui m’échoit.

– Mais, Grand Dieu! Parle Mathieu! dis-moi tout. Tu me mets sur des charbons ardents.

– Attends… il faut que je me calme. Mon excitation me dépasse moi-même.

– Ça! À qui le dis-tu!

Quelques minutes plus tard, quand les battements de son cœur reprirent leur rythme régulier, Mathieu commença.

– Eh bien! Voilà! J’ai fini par découvrir le code qui m’ouvrira les portes du passé. Il faut retourner dans le passé pour récupérer le Graal, car celui-ci n’a pas traversé le temps et l’espace. Il est peut-être là où les disciples de Jésus l’avaient placé après la cène.

– Tu divagues, Mathieu! Tu es sûr de ne pas faire de la température? interrogea Cindy en fronçant les sourcils.

– Et pourtant non! Je suis lucide, bien portant et en toute possession de mes facultés mentales. D’ailleurs je n’invente rien, tout est consigné dans le manuscrit.

– Es-tu certain de ne pas te tromper? En cours de traduction, tu as peut-être mis un verbe à la place d’un autre.

– Non, non et non! le texte a été révisé à l’aide du dictionnaire au moins une bonne demi-douzaine de fois supprimant ainsi toute possibilité d’erreur.

– Mais comment feras-tu pour accéder à ce monde qui date du début de notre ère?

– Ah ça! C’est encore plus simple que tu ne le crois. Il suffit de réciter la formule magique que j’ai pu décoder dans le texte, et de se concentrer pour parvenir à un état de lévitation avancé. Puis, comme par miracle, l’on se retrouve aux temps anciens.

Cindy tout à fait ahurie ne sembla pas convaincue. Elle questionna:

«As-tu déjà expérimenté le procédé?»

– Non! répondit Mathieu l’air légèrement penaud. J’hésitais à le faire sans la présence d’un tiers.

– Tiens, tiens, tiens! Depuis quand monsieur est-il un poltron?

– Écoute Cindy, prudence est mère de sûreté. En cas de pépins, il faudra bien que quelqu’un soit capable de me venir en aide. Moi, ce que je veux, ce n’est pas de disparaître à jamais mais de devenir un homme riche. Je dois absolument ramener ce Graal afin d’accéder à mes rêves les plus fous. Et puis, toi aussi tu aimerais devenir millionnaire pendant que tu es encore jeune. Pas question d’avoir du fric au moment où nous serons minés par les rhumatismes. L’argent! Nous le voulons tout de suite avec la jeunesse en plus. Tiens, pourquoi étudies-tu autant? N’est-ce pas pour gagner autant de briques que les gros bonnets de Manhattan?

– Oui, bien sûr!

– Eh bien, l’argent est là. Il nous tend les bras; à nous de nous y jeter à corps perdu.

Cindy réfléchit un court instant puis tomba d’accord avec Mathieu.

– OK! je vais t’aider. Ne serait-ce que pour te prouver mon amitié.

– Ah! Voilà qui est sage.

Cindy alla verrouiller les portes de l’appartement et tira les rideaux des fenêtres. Tout l’espace baigna soudain dans une douce obscurité. Elle fit brûler de l’encens et alluma des dizaines et des dizaines de bougies autour du grand tapis du salon qu’elle avait entièrement débarrassé de ses meubles. Le silence s’installa dans la pièce.

Mathieu tira de sa poche la formule magique puisée dans les textes anciens, se concentra fortement quelques minutes puis la récita par trois fois. Ce qui se passa ensuite tenait carrément du délire. Le jeune homme rentra très vite en état de lévitation. Son corps flotta, aussi léger qu’un voile de soie, au milieu de la pièce, puis Cindy le vit devenir translucide. Une image féerique à cause de la lumière des bougies. Puis il passa à un état de transparence de plus en plus avancé jusqu’à ce qu’il disparaisse totalement sous le regard ahuri de la jeune fille, dans un effet d’éclatement de bulles de savon.


III

Nathanaël

Le vent du désert soufflait en bourrasques, faisant tournoyer dans une spirale infernale le sable chaud. Le jour déclinait doucement, et Mathieu regardait, émerveillé, le soleil se coucher dans les dunes qui se dessinaient à l’horizon. Un spectacle d’une beauté à couper le souffle.

Les aiguilles de sa montre avaient arrêté leur course comme pour lui signifier qu’ici le temps n’avait plus peur qu’on lui fasse la guerre.

Cela faisait des heures qu’il marchait sans rencontrer âme qui vive. S’était-il trompé de formule magique? Avait-il échoué très loin du royaume sacré du Graal? La soif, la faim et la fatigue lui permettaient tous les doutes.

Quand la nuit tomba, il avait déjà sur la langue le goût amer de la défaite. Soudain il aperçut une oasis.

«Dieu! faites que cela ne soit pas un mirage», murmura-t-il tandis que son cœur gonflé d’espoir se mit à faire de grands bonds dans sa poitrine.

Mathieu atteignit l’oasis les jambes toutes chancelantes. Il allait en franchir l’entrée quand il se heurta à un mur invisible qui faillit lui fracasser le crâne. Il se tordait, courbé par la douleur, quand tout à coup il entendit un rire humain, doux comme une musique, s’élever dans la nuit.

Une sourde angoisse lui noua la gorge. Il jeta un regard circulaire autour de lui mais ne vit aucune trace de vie humaine.

À reculons, il tentait de fuir lorsqu’une voix, dépourvue d’agressivité, se fit entendre.

«Me vois-tu étranger?»

Mathieu avala péniblement sa salive. De grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front.

– Non, je ne vous vois pas! Qui êtes-vous? Où êtes-vous?

– Je suis là, je vous fais face.

– Il n’y a rien en face de moi. Vous mentez!

Le rire se fit de nouveau entendre.

– Ah! Il n’y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre et de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.

Voir l’invisible, regarder avec les yeux du cœur. C’était écrit dans le vieux manuscrit, se souvint soudain Mathieu.

– Excellente mémoire jeune homme! le félicita la voix. «La chose» avait lu dans ses pensées.

«Mais le plus important, est-ce de mémoriser?» interrogea celle-ci.

– Non c’est d’appliquer!

– Alors qu’attends-tu pour me voir?

Mathieu prit une profonde inspiration, ferma les yeux, rentra en lui même, fit travailler le pouvoir de sa volonté. Après quelques minutes de concentration intense, il rouvrit lentement les paupières. Une image, d’abord floue, se précisa de plus en plus. Sous ses yeux stupéfaits apparut un vieux mage aux longs cheveux et à la barbe blanche comme du coton, vêtu d’une grande chasuble lui couvrant presque les pieds chaussés de sandales faites de lanières de cuir. À cette vue, aucune peur ne vint habiter Mathieu car les yeux rieurs du vieux avaient gardé la pétulance et toute la candeur de ceux d’un enfant indifférent au monde farouche qui l’entourait.

Le vieux eut encore son petit rire qui s’égrenait comme des notes de musique.

«Qui êtes-vous?» questionna Mathieu intrigué.

– Mon nom est Nathanaël. Je suis le seul guide au royaume sacré du Graal. Et toi qui es-tu?

– Je suis Mathieu et je suis à la recherche du Saint-Graal.

– Ah! toi aussi. Et pourquoi cherches-tu le Saint-Graal?

– Je suis l’élu. Regardez l’étoile de naissance imprimée sur ma main. Je dois rapporter le Graal seul capable de bannir chez l’homme toute trace de vieillesse.

– As-tu le désir d’alléger les souffrances de l’humanité ou est-ce la vanité et la cupidité qui t’ont conduit sur les traces du Graal?

En disant cela, Nathanaël fixa Mathieu droit dans les yeux. Celui-ci se sentit incapable de soutenir ce regard. Il baissa la tête et préféra opter pour ce qu’il appelait un demi-mensonge.

«Je voudrais alléger les souffrances dues à l’âge.»

Un lourd silence flotta autour d’eux puis Nathanaël eut un large sourire.

«Bienvenue au royaume sacré du Graal, dit-il. Suis-moi! Désormais je serai ton guide et aussi une espèce d’ange gardien. Je guiderai tes pas sur les sentiers de lumière.»

Nathanaël s’engagea dans l’entrée de l’oasis, et Mathieu s’apprêtait à l’y suivre quand il se heurta à nouveau au mur invisible.

Le vieux revint sur ses pas.

«Ah! J’oubliais. Il n’y a que les enfants à pouvoir pénétrer dans ce royaume.»

– Mais je suis l’élu et je ne suis plus un enfant. D’ailleurs, vous non plus vous n’êtes pas un enfant!

– Vous savez, être un enfant ne signifie pas seulement être haut comme trois pommes. Mais surtout avoir le cœur pur, sans fard ni artifices. Il est écrit dans la bible que seuls les enfants hériteront du royaume de Dieu. Ce n’est pas dit à la légère.

Mathieu s’impatienta et demanda:

«Et que faut-il faire pour redevenir un enfant?»

– Trois fois rien: ne pas s’encombrer du fatras qui embarrasse l’esprit des adultes. Laisser libre cours à son imagination. Retrouver le plaisir des joies saines. Le bonheur de voir s’envoler les bulles de savon.

– Ce que vous dites là est plutôt abstrait. Donnez-moi une clé ou ouvrez-moi tout de suite, je suis sûr que vous détenez ce pouvoir-là.

– Hélas non! Il n’y a pas de clé ou plutôt la seule qui soit est le pouvoir de ta volonté et de ton imagination. Les gens sont souvent pressés. Ils croient que tout est possible tout de suite. Ce n’est pas vrai. Il faut prendre le temps de méditer, de purifier son cœur. Si l’on sait vraiment ce qu’on veut, alors toutes les clés se trouvent d’abord en soi. Prendre le temps de les chercher doit être une œuvre de chaque jour. Et puis ce qui est trop vite accessible a bien moins de valeur que ce pour quoi on a souffert en y investissant tout son temps et toute son énergie.

– Cela veut dire?…

– Qu’il faut allouer aux choses le temps nécessaire.

Nathanaël pénétra dans l’oasis laissant derrière lui un Mathieu affolé.

Il revint quelques minutes plus tard alors que Mathieu désespérait et le croyait parti à jamais. Il lui rapportait un carafon d’eau et du pain de campagne.

«Au revoir!» lança-t-il à Mathieu en disparaissant à nouveau dans l’oasis.

Le jeune homme tenta de le suivre mais en vain. Le mur invisible veillait…

Mathieu passa quarante jours et quarante nuits à jeûner dans le désert. Souvent il entendait des voix lui suggérer d’abandonner sa quête et de mettre ainsi un terme à ses souffrances. Mais il tint bon. Sa volonté de réussir était plus forte que tout. Et là, il apprit la patience, l’humilité. Il refit en pensée le tour de son passé. Il tenta de retrouver ses joies d’enfant qui poursuivait les papillons jaunes, qui s’amusait à courir dans les prés ensoleillés avec son chien Moustafa; ses fous rires avec son chat Patou lorsque celui-ci faisait sa toilette. Il retrouva le bonheur de savourer les bonnes tartines saturées de confitures que sa maman lui préparait comme goûter. Petit à petit, il retrouva son innocence et le goût des joies simples, sans calcul aucun. Il se sentit bien, comme rasséréné, en paix avec lui-même.

Il trouva même normal que le carafon d’eau ne se désemplisse jamais et qu’il y ait toujours du pain de campagne dans la corbeille. Au royaume des enfants tout est possible.

Ainsi, quand Nathanaël reparut enfin, il ne lui fit aucun reproche, se contentant du bonheur de le retrouver. Il était si heureux de le revoir qu’il courut se jeter dans ses bras, geste qu’il manifestait envers son père lorsque celui-ci revenait du travail. À sa grande surprise, il ne put enlacer que ses jambes. Il ne mesurait pas plus qu’un mètre et des poussières, redevenant ainsi le gamin heureux des jours anciens. Il fut le premier surpris d’entendre le son mélodieux de sa voix.

«Bonjour Nathanaël, comme je suis heureux de te revoir!»

– Bonjour Mathieu, j’avais hâte de te retrouver. Je me faisais du souci à ton sujet. Comment te sens-tu?

– Ah! merveilleusement bien. J’ai retrouvé mon âme d’enfant et j’en suis ravi.

– Pourquoi est-ce-que tu ne me suivrais pas tout de suite au royaume sacré du Saint-Graal? Tu dois avoir peine à contenir ton impatience. Tiens, je t’ai apporté d’autres vêtements. Les tiens ne te conviennent plus!

Quand ils furent prêts à partir, Mathieu s’agrippa, tout tremblant d’émotion, à la main du vieux mage au regard d’enfant et lui emboîta le pas. Au moment où ils devaient franchir le mur invisible Mathieu, traumatisé par ses expériences précédentes, se réfugia dans les plis de la chasuble de son guide. Leur entrée se fit sans encombre.

– Merveilleux, Mathieu! C’est exactement ce qu’il fallait. Retrouver ses réflexes d’enfant, c’est la clé de beaucoup de portes.

Le chemin qu’ils longèrent, sinueux et lumineux, les conduisit jusqu’aux portes d’un immense marché où chacun semblait vaquer à ses occupations dans l’ignorance totale de l’autre, muré dans un silence de cathédrale.

Nathanaël s’arrêta en plein milieu de l’espace, leva les bras vers le ciel, récita une longue litanie. Puis il laissa retomber ses bras dans un geste très théâtral. Ce fut comme un signal: tout d’un coup un brouhaha sans pareil s’éleva du marché comme si celui-ci renaissait à la vie. Il se tourna vers Mathieu et lui dit:

«Eh bien! Voilà! j’ai ressuscité la ville morte, le royaume sacré du Graal. Tu peux partir à la recherche de celui-ci maintenant. Je te souhaite bonne chance.»

– Pourquoi me dites-vous bonne chance? De toute façon, je suis l’élu, je ne peux que le trouver et le rapporter dans mon monde à moi.

Nathanaël eut un petit rire tandis que ses yeux pétillaient de malice.

– Je veux bien croire que tu sois l’élu, mais des fois cela n’est pas suffisant.

– Que voulez-vous dire par là?

– Écoute, ce n’est pas parce que tu sais lire et écrire que tu vas forcément réussir ta vie. Parce que le savoir n’ouvre pas toutes les portes. Il y a d’autres clés…

– D’autres clés?

– Bien sûr. Des clés comme la compréhension du monde dans lequel tu vis, l’astuce, la ruse. Car parfois il faut user de ruse. Et aussi, avoir beaucoup d’humour. L’humour aide à mieux vivre. Il est un véritable baume sur les blessures infligées par la vie ou par autrui. Une vie sans humour est une vie bien triste. Et puis, il faut surtout faire travailler son imagination. Sans elle, rien n’est facile.

– Mais je suis l’élu.

– Bien sûr! Bien sûr! Être l’élu est la première clé. D’ailleurs c’est celle qui t’a permis d’être ici aujourd’hui. Mais le tour n’est pas joué. Il te reste bien du chemin à parcourir pour parvenir jusqu’au Saint-Graal. Il n’y a rien qui soit vraiment donné, et pour obtenir quelque chose il faut se battre même quand on est l’élu. Si tu te croises les bras, il ne t’arrivera jamais rien de beau, de bon ou d’extraordinaire. Tout se gagne, c’est ce qu’il te faut comprendre. Plus on se bat, plus on éprouve de bonheur à savourer sa victoire. Et puis tout se mérite. Si tu n’avais pas jeûné deux années de suite tu n’aurais pas pu accéder au royaume sacré du Graal.

– Comment sais-tu que j’ai jeûné?

– Ah! Je sais bien des choses. Viens! suis-moi, faisons quelques pas ensemble.

Ils marchèrent quelques minutes pendant lesquelles Mathieu s’émerveilla de ce monde trois fois millénaire qu’il avait rêvé de visiter quand, gosse, il regardait des films bibliques.

Il émit tout haut cette pensée.

Nathanaël lui répondit:

«C’est très beau de faire de grands rêves, sais-tu pourquoi?»

– Dis toujours!

– Eh bien! C’est parce que si le rêve se réalise on l’aura vécu deux fois, en pensée et en réalité. Et dans le cas où il ne se réaliserait pas on l’aura au moins vécu une fois. Alors je dis que c’est bon de rêver. Mais un conseil: ne rêve jamais de choses laides et monstrueuses. Ces rêves ne mènent qu’à un grand gouffre.

En disant cela Nathanaël s’arrêta à la hauteur d’un homme qui au son de sa flûte faisait s’élever un serpent dans les airs.

– Pense au pouvoir de la pensée, dit-il soudain à Mathieu. C’est ce qui t’a permis de retrouver ton âme d’enfant et c’est ce qui te permettra de te tirer de bien des mauvais pas.

Sur ce, il prit la main de Mathieu et y déposa trois vulgaires cailloux.

– Tiens! ceci est précieux. Si tu as besoin d’aide tu n’auras qu’à frotter l’un des cailloux dans la paume de tes mains et je serai auprès de toi. C’est un trésor.

– Un trésor? Mais ils sont affreux!

– Là n’est pas le plus important. Le beau, le laid sont pour moi des notions bien abstraites; les véritables trésors sont très souvent cachés. Il faut toujours essayer de les découvrir et la beauté parfois n’a rien à y voir. Ah! J’oubliais de te dire que tu n’as droit qu’à trois appels «au secours». Il ne faudra pas en abuser pour un oui ou pour un non, c’est bien compris?

Avant que Mathieu ait pu répondre, Nathanaël avait disparu. Évaporé dans les airs. Mathieu le chercha partout des yeux, complètement paniqué. Mais rien! Il n’était plus nulle part. Il essaya de lui courir après. Peut-être qu’il était au bout d’une ruelle? Il bouscula au passage des marchands de vin faisant transporter de grands fûts sur le dos d’ânes têtus. Les bêtes, affolées, se cambrèrent et détalèrent, effrayant au passage les gens dans la rue; ce qui créa un carambolage incroyable.

Mathieu fut montré du doigt, et la foule revancharde se mit à lui courir après. Elle allait l’attraper quand le charmeur de serpents l’intercepta au passage. En un tour de main, il le fit entrer dans la vieille taverne à laquelle il était adossé. Puis il barra l’entrée avec son étal, empêchant ainsi toute poursuite.

Mathieu, plongé dans le noir, l’entendit discuter en araméen puis convaincre la foule de le laisser tranquille.

Quand il ne les entendit plus rouspéter, il se laissa glisser le long de la paroi de la taverne en poussant un soupir de soulagement. Il l’avait échappé belle.

Cela lui prit du temps avant de se rendre compte que la taverne était vide et silencieuse. Ce fait le terrorisa plus que le tapage du dehors.

Des toiles d’araignée tapissaient le plafond et les murs. Pas de doute, cet endroit avait été abandonné depuis au moins deux millénaires. Une torche était accrochée au mur. Pris de panique, Mathieu se rua vers la sortie. Surprise! De sortie il n’en n’existait plus. Épouvanté, il laissa glisser ses mains à l’endroit par où il était entré quelques secondes plus tôt. Celles-ci ne rencontrèrent qu’un mur lisse. Une peur affreuse vint lui tordre les tripes. Il se demandait dans quel guêpier il s’était fourré. Incapable de vaincre sa peur, il se mit à hurler au secours. Hélas! personne ne lui répondit. Il tambourina le mur de ses mains, mais il ne réussit qu’à les endolorir. En désespoir de cause il pleura de rage. Tout à coup, il se souvint des cailloux remis par Nathanaël, le vieux mage au regard d’enfant.

Il les tira de sa poche en remerciant Dieu avec ferveur, mais au moment où il allait s’en servir, il fut pris d’un doute affreux. Il se demanda si par hasard Nathanaël ne s’était pas moqué de lui en lui remettant des galets sans pouvoir réel. Il réfléchit un instant et pensa qu’il ne tenait qu’à lui de vérifier tout de suite les dires du vieux. Il fit le geste de s’exécuter puis se ravisa. «Pense au pouvoir de la pensée! C’est ce qui t’a permis de retrouver ton âme d’enfant. C’est une toute-puissance, elle te permettra de te tirer de bien des mauvais pas!» avait dit le mage.

Mathieu rangea les galets dans sa poche, ferma les yeux et se mit à penser que sa liberté était toute proche.

Quand il rouvrit les yeux, une porte se dessina en face de lui. Il se dirigea vers elle à pas lents, fortement impressionné par son nouveau pouvoir. D’une main tremblante il poussa le verrou, il ne rencontra aucune résistance. La lourde porte en bois vermoulu grinça sur ses gonds et Mathieu fut surpris de se retrouver dans un merveilleux jardin verdoyant inondé d’une joyeuse lumière. Séduit par tant de beauté, il oublia toute prudence pour y pénétrer le cœur content.

Des vignes splendides portaient leurs raisins comme une offrande, et Mathieu, que la faim tenaillait, ne put résister à la tentation d’en manger et même d’en abuser. Quand il en eut pris de tout son saoul, il s’allongea dans l’herbe fraîche et s’endormit après s’être désaltéré dans une source d’eau claire.

Il fut réveillé des heures plus tard par le pépiement des oiseaux. Une bonne centaine l’entouraient et semblaient l’inviter au jeu. Il se leva d’un bond et se mit à courir avec eux dans une ronde folle de joie et d’éclats de rire sans fin qui lui permit de visiter ce jardin d’Éden où poussait des arbres et des fleurs magnifiques qui se mirent à rire aussi et à s’amuser avec lui. Il courait toujours quand, tout à coup, il aperçut un vieux monsieur assis au milieu d’une montagne de billets de banque. Il s’approcha de lui à pas lents. Malgré ses précautions, il fut entendu. Le vieux monsieur à la peau toute plissée et au regard terne paniqua et tenta de couvrir tous les billets de ses bras.

Il n’y parvint pas et eut l’air totalement déboussolé, affolé.

«Ah! Tu n’es qu’un enfant, souffla-t-il dans un soupir de soulagement après avoir détaillé Mathieu. Je crains tant les adultes.»

– Bonjour! dit Mathieu, un peu inquiet.

– Ah oui! Bonjour. Cela fait longtemps qu’il n’était venu personne. Excusez-moi, j’avais perdu l’habitude de saluer les gens.

– Mais qui êtes-vous?

– Je suis un homme riche.

– Mais encore?

– Je suis l’homme le plus riche de la terre. Je n’arrive même plus à bien compter mon argent et cela m’ennuie. Je passe mes journées à ne faire que ça. Mais je suis certain qu’un jour j’arriverai à connaître le montant exact de mes avoirs.

– Ah! Est-ce si important?

– Bien sûr! parce qu’en plus d’être riche je serai célèbre!

– Comment ça, célèbre?

– Je pourrai figurer dans le livre des records Guiness. Enfin je serai reconnu comme l’homme le plus riche de la planète. Et les journalistes se précipiteront jusqu’ici. Ils se battront pour avoir un autographe ou ma photo dans leur journal. Je serai connu du monde entier.

– Est-ce bien important, tout ça? C’est en faisant des choses grandioses que l’on s’assure l’éternité!

– Bien sûr que cela est important. Car malgré tout mon argent, je ne suis connu de personne. Et cela m’est insupportable.

– On ne mesure pas la qualité d’un homme à sa fortune. Alors vous ne prenez jamais le temps de profiter de cet endroit magnifique que vous habitez?

– Quel endroit magnifique?

– Mais ici! Regardez autour de vous. C’est un vrai paradis.

– Ah oui! C’est vraiment beau, puisque vous le dites. Mais je suis trop occupé, il faut absolument que j’arrive à bien faire mes calculs. C’est bien plus important. Je me suis laissé dire qu’avec l’argent on achète tout, dit le vieux monsieur en reprenant ses comptes. Mais j’avoue que parfois ce n’est pas désagréable d’avoir de la compagnie.

Mathieu le regarda faire un instant fasciné puis trouva cela ennuyeux.

«Bon! Je m’en vais», dit-il.

– Oh non! pas maintenant. Au moment où j’étais fier de montrer enfin à quelqu’un mon argent.

– Je suis désolé, mais moi aussi je suis fort occupé. J’ai une mission à remplir.

– Non, reste! Tiens je te paierai autant d’argent que tu voudras. Mais j’ai besoin d’un peu de compagnie, au moins toi tu n’en veux pas à mon argent.

– Je voudrais bien vous faire plaisir, mais votre occupation est ennuyeuse. L’endroit est bien trop beau pour ne pas en profiter. Je ne resterai pas avec vous pour tout l’or du monde. Tenez, il y a une chute d’eau au fond là-bas, je vais m’y jeter.

Et Mathieu s’en alla au plus vite, refusant d’attraper cet horrible virus qu’est l’ennui. Les gens trouvent toujours un prétexte ou une raison sage à leur folie, pensa-t-il.

«Mais je croyais qu’avec l’argent on pouvait tout acheter…», entendit-il le vieux protester

Mathieu ne répondit pas. Ceci aurait été bien inutile. Un homme qui ne sait plus rien de lui et de ce qui l’entoure n’en valait vraiment pas la peine. Il ne revint pas sur ses pas, même quand il l’entendit pleurnicher.

Mathieu passa le reste de l’après-midi à s’ébrouer dans la rivière, à jouer avec les poissons et les crevettes en savourant de tout son être ce bonheur indicible. Il aurait bien le temps de penser à l’argent et au Graal.

C’est la mort dans l’âme qu’il se força à reprendre le chemin vers le Saint-Graal. Il voulait tant rester dans le jardin enchanté à jouer à cache-cache avec les faons au regard de biche. Mais les meilleures choses ont une fin.

Au sortir de son jardin d’Éden, il déboucha sur une plage magnifique qu’il longea tandis que, une à une, les étoiles s’allumaient dans le ciel. Il marcha longtemps en suivant la grande ourse jusqu’à ce qu’il sentît faiblir ses jambes. Il se laissa tomber dans le sable en regrettant de n’avoir pas pensé à emporter un peu d’eau douce car il avait grand soif. Il se demanda où était passé Nathanaël. Drôle de guide en effet. Il s’endormit, bercé par le bruit des vagues.

Quand il se réveilla, il sentit une présence à ses côtés. Il se dressa d’un coup, les sens en alerte. Une sirène le couvait des yeux. Elle avait l’air de veiller sur lui. Elle lui sourit tendrement comme seul peut le faire une mère. Elle s’approcha, lui prit doucement la main et lui dit d’une voix chantante:

«Viens, suis-moi. Je te mènerai tout droit au royaume du Graal.»

– Vous connaissez le chemin?

– Bien sûr! Sans quoi ma proposition ne serait pas bien sérieuse.

– Mais je ne sais pas nager.

– Mais si, tu le sais.

– Non! J’ai repris mon âme d’enfant et quand j’étais enfant je ne savais pas nager. J’avais bien dix-huit ans quand ma mère me paya des cours de natation. Et Nathanaël m’a dit…

La sirène eut un petit rire bref.

– Ah! Ah! Ah! Tu crois à toutes ces balivernes. Moi à ta place je me méfierais de ce que dit Nathanaël. Tu verras, je t’emmènerai dans un endroit beaucoup plus beau que celui-ci.

Le cœur de Mathieu se mit à battre à grands coups dans sa poitrine. Son instinct lui disait que ce n’était pas une bonne affaire, mais la sirène était si belle, si enjôleuse qu’il ne put résister à la tentation de la suivre.

Quand il fut dans l’eau jusqu’aux genoux, son cœur cogna encore plus fort. Il hésita un instant. La créature venue des mers lui lança un sourire ensorceleur et il perdit toute velléité de résistance.

Ils s’enfoncèrent doucement dans l’eau dont la température tiède et agréable invitait à la baignade. Mais l’instinct de Mathieu semblait l’avertir d’un quelconque danger pour la énième fois. Mais à chaque coup, le regard angélique et enjôleur de la sirène tranchait la question.

Ils gagnèrent les profondeurs abyssales de la mer. Mathieu sentit ses poumons prêts à éclater. Il tenta d’avertir la sirène de sa détresse en lui tirant fortement la main, mais celle-ci resta indifférente à son geste, poursuivant sa course comme si de rien n’était. Mathieu dut faire appel à sa volonté à nouveau et à son imagination pour pouvoir respirer sous l’eau.

Mais combien de temps pourra-t-il tenir quand la sirène ne semblait pas se douter de son désarroi? Enfin il entrevit le fond de l’océan: «Nous allons très certainement remonter», pensa Mathieu au bord de la syncope.

Hélas! La sirène, au contraire, persista dans son jeu sinistre. Elle l’enferma dans une grotte sous-marine et lui promit de revenir le délivrer quand les loups des mers cantonnés dans leur abri seront dans l’impossibilité de lui faire du mal. Elle repartit en laissant derrière elle des milliers de bulles et un Mathieu totalement désemparé, sentant sa mort prochaine.

Dans un sursaut de courage, Mathieu tenta de faire bouger le gros rocher qui obstruait l’entrée de la grotte. Peine perdue. Bien trop pesant pour ses muscles d’enfant de dix ans. Il avait oublié son nouveau corps.

Il avalait déjà sa première gorgée d’eau quand il se souvint des petits galets dans sa poche. Il en prit un, le frotta dans la paume de ses mains. En une fraction de seconde, Nathanaël fut à ses côtés et comprit tout de suite qu’il était en danger. Il prit Mathieu dans ses bras et ils se retrouvèrent comme par enchantement sur la plage.

Mathieu toussotait tandis que le vieux mage au regard d’enfant lui tapotait le dos.

«Dis, tu es magicien?» furent les premiers mots qu’il prononça quand il put parler et respirer normalement.

Nathanaël ne répondit pas, se contentant de sourire.

Mathieu reprit:

«Alors! C’est la raison de ces galets dans ma poche. Oh! que je suis content! je pourrai toujours compter sur toi pour me tirer du mauvais pas.»

– Non! Pas toujours. Là, il ne te reste que deux chances qu’il ne faudra utiliser que dans un cas de vie ou de mort, comme celui de tout à l’heure. Mais pourquoi as-tu suivi cette sirène? Elle ne connaît pas le chemin qui mène au Saint-Graal.

– Je l’avais deviné mais son sourire enchanteur m’avait comme hypnotisé. Mon instinct me disait de me méfier d’elle mais je ne l’ai pas écouté.

– Un conseil, Mathieu… fais toujours confiance à ton instinct. Il se trompe rarement si ce n’est jamais. C’est une impulsion naturelle, un instinct de conservation qui a pour rôle de te protéger contre les agressions extérieures. C’est aussi un peu la voix de Dieu. Alors fais-lui confiance et prends garde au chant des sirènes. Il y a des gens qui seront sur ton chemin rien que pour t’empêcher d’atteindre tes objectifs. À toi de savoir contourner ces obstacles. Rien ne doit te détourner de ta quête du Graal.

– Je devrai peut-être redevenir grand pour me prémunir contre ces agressions.

– Être grand n’a jamais rien arrangé, au contraire on a tendance à perdre toute sa poésie, et il faut beaucoup de poésie pour être heureux.

– J’ai étudié la poésie à l’école.

– Ce n’est pas exactement la même chose. La poésie dont je te parle est tout ce qui est vivant, vibrant et merveilleux. On instruit toujours les jeunes dans la prose, on leur parle d’intérêt, de calcul tandis qu’il faudrait leur apprendre l’amour, la générosité; leur enseigner le mouvement pour qu’il soit poète, car l’inertie entraîne vers la prose. Le calcul est l’ennemi juré de tout sentiment vrai. La méditation, la contemplation et la prière sont seules à pouvoir rendre une existence poétique. Alors avant d’agir il te faut réfléchir, méditer et prier, tu sauras écouter ton instinct, ton cœur et non tes sens. Bon, maintenant il faut que je te quitte, j’ai à faire.

– Tu es un drôle de guide, Nathanaël, un vrai guide n’abandonne pas son client en cours de route.

– Je ne suis pas un guide ordinaire. Mon rôle est de te donner des repères, à toi de faire le reste. Car dans la vie on n’a pas toujours quelqu’un pour vous tenir la main. Dès qu’on a appris à marcher, il faudra le faire tout seul.

– Et si l’on tombe?

– Il faut se relever et continuer à marcher, c’est une règle de la vie. Celui qui ne tombe pas ne saura jamais marcher. Au revoir Mathieu!

Une fois de plus Nathanaël s’évapora dans la nature.

Mathieu se sentit à nouveau perdu. Mais, se remémorer les conseils du vieux mage le rassura quelque peu. Il savait déjà qu’il fallait garder son âme d’enfant. Chercher ses propres clés capables d’ouvrir les portes de l’avenir. Faire confiance à son instinct, écouter son cœur… non ses sens, vivre dans la poésie non dans le prosaïsme. Fort de tous ces principes, il se sentit plus apte à poursuivre sa quête.

Il longea la plage, marcha des kilomètres avant de se retrouver aux portes d’une ville bruyante de toutes sortes de musique. Quand il en franchit le seuil, il poussa un cri de ravissement: un cirque y donnait un spectacle. Le royaume du Graal était bien étrange… on y voyait de tout! pensa-t-il.

Les yeux pétillants de plaisir, il se dirigea vers le manège aux chevaux multicolores. Il allait y pénétrer quand un homme de haute stature l’arrêta, en disant:

«Non! Toi, ce n’est plus de ton âge. Tu n’as plus dix ans. Pour les quatorze-seize ans c’est sûrement la porte d’à côté.»

Mathieu fut d’abord interloqué. Il était sûr d’avoir l’apparence d’un enfant de dix ans. Mais quand il constata sa taille par rapport à celle de l’homme, il fut surpris de voir qu’il avait grandi en cours de route sans même s’en rendre compte.

Désolé de ne pouvoir s’amuser sur le manège, il s’achemina vers le stand suivant. Le même scénario se répéta. Il fit le tour du cirque sans grand succès. Pris de découragement, il faillit ne pas tenter sa chance avec la dernière attraction, quand il entendit soudain une voix crier:

«Approchez, mesdames et messieurs, approchez! Vous êtes les bienvenus dans l’attraction la plus fantastique du grand cirque de la vie.»

Il hésitait encore quand l’inconnu s’adressa directement à lui.

«Hey! Vous, jeune homme. Venez! Pour vous le billet est gratuit, courtoisie de la maison, croyez-moi vous ne le regretterez pas.»

Mathieu ouvrit la bouche afin d’émettre une protestation mais l’inconnu ne lui en laissa pas le temps. Il lui prenait déjà le bras et le guidait à l’intérieur d’une grande tente bariolée.

Avant même qu’il put comprendre ce qui se passait, un autre homme au crâne chauve et à la barbe hirsute lui fit enfiler des gants de boxe d’un cuir luisant.

«Écoutez, je suis venu pour assister au spectacle pas pour y prendre part. Je ne sais pas boxer,» essaya-t-il vainement de faire comprendre au chauve qui avait l’air d’être un «manager».

– C’est ça! C’est ça! Tout le monde dit la même chose… tout le monde aimerait être spectateur. Tout le monde voudrait être confortablement assis dans les gradins. Mais qui va jouer le match, s’il n’y a personne pour prendre le risque de se casser la figure?

– Mais écoutez, je ne sais même pas boxer, rétorqua Mathieu tout tremblant de peur.

– Tout le monde dit ça, figurez-vous! Ils veulent tous profiter d’une carte d’entrée gratis et ne voudraient qu’avoir à se tourner les pouces. Ils optent toujours pour la facilité et refusent de se mouiller. C’est pas bien beau tout ça et…

Un hurlement de la foule vint couvrir sa voix, empêchant Mathieu d’entendre le reste de la phrase. Des yeux, ce dernier chercha la cause de cette hystérie collective.

Il se mit à trembler. En face de lui un géant de deux mètres de haut exhibait ses muscles gonflés à bloc. La foule en délire scandait le nom du colosse: «Lavie! Lavie!»

Mathieu lança un regard désespéré à son manager qui fit semblant de ne rien voir, et commença, comme si de rien n’était, à lui masser les épaules, signe qu’il le préparait au combat.

Le jeune homme se sentit au bord de l’évanouissement, pressentant déjà le massacre.

Il se précipita vers le juge arbitre afin de plaider sa cause. Celui-ci ne voulut rien entendre. On ne pouvait rien changer à la programmation. Les dés étaient jetés.

Quand le gong retentit, à la vue de cette masse qui fonçait sur lui, Mathieu prit ses jambes à son cou. Hélas! c’était compter sans les organisateurs du spectacle. Ceux-ci l’attrapèrent dans les cordages et le renvoyèrent dans l’arène.

Le monstre fonça droit sur lui et lui décrocha un crochet droit qui disloqua du premier coup sa mâchoire. Il vacilla mais s’agrippa aux cordes. Et là, une ronde infernale de coups se mit à pleuvoir sur lui sans qu’il puisse réagir.

Il pensa faire appel à Nathanaël mais, comment tirer un caillou de sa poche quand il avait les mains gantées?

Juste au moment où il allait s’affaisser, le gong annonça la fin du premier round.

– Bravo gamin, dit le manager, tu es coriace! car il y en a qui sont K.O dès le premier round.

Avec un œil au beurre noir, les joues en compote et la mâchoire fracturée, Mathieu ne put que demander:

«Écoutez! Pouvez-vous me rendre un service?»

– Volontiers!

– J’ai deux cailloux dans ma poche, pouvez-vous m’en prendre un? C’est ma seule planche de salut.

– Oui, bien sûr!

Le manager s’exécuta.

«Le voilà, dit-il plein de compassion. Vous êtes rudement sonné hein, mon vieux pour penser qu’un caillou peut vous sortir de ce pétrin.»

Mathieu ne fit pas attention à ses paroles, il poursuivit:

«Frottez-le contre la paume de votre main.»

– Mon Dieu! se lamenta le manager. Il en est devenu complètement timbré, il faut dire qu’il y a de quoi perdre la raison. Un boxeur comme Lavie, l’affronter n’est jamais commode.

– Faites-vite! je vous en supplie avant que le nouveau round ne commence, insista Mathieu.

Le manager se résigna à faire ce que Mathieu demandait, comme on exauce le dernier vœu d’un condamné à mort.

Il eut à peine fini de frotter le galet que Nathanaël le vieux mage au regard d’enfant apparut sous le regard ébahi du manager. Le mage s’apitoya sur l’état de Mathieu.

– Mon Dieu! Qu’est-ce qui t’a mis dans cet état, jeune homme?

– C’est Lavie! Je n’ai pas pu me défendre.

– Il faut te défendre mon gars. Pourquoi n’as-tu pas riposté? Tu en es capable.

– Mais je ne sais pas boxer!

– Et alors! Il n’y a jamais personne dans la vie à vous demander si vous êtes capable de vous battre. On vous projette carrément sur le ring et là, il ne faut pas se laisser faire.

– Mais que puis-je contre ce monstre de brutalité?

– Voyons Mathieu, reprends-toi! Connais-tu l’histoire de David et de Goliath?

– Oui, bien sûr!

– Alors, tu fais pareil. Quand tu ne te sens pas la force de vaincre un ennemi, tu ruses. Fais travailler ton intelligence et ton imagination. Je suis sûr que tu parviendras à t’en sortir. L’important c’est d’essayer, car en n’essayant pas on se retrouve dans l’impossibilité d’évaluer le pourcentage d’échec ou de réussite. L’échec est ce qui devient plus tard l’expérience. D’ailleurs tu ne peux pas te laisser faire par Lavie. Tu as une mission à remplir; n’oublie pas que tu es l’élu. Le Saint-Graal t’attend. Un bel avenir s’offre à toi. Tu ne vas tout de même pas rater ça. Tous les hommes rêvent de posséder le Graal au pouvoir incommensurable. Le but n’est pas très loin. Il ne faut pas que tu te laisses abattre par les obstacles qui jonchent la vie d’un simple humain. Toi, tu es un homme spécial.

Une lueur de bonheur brilla dans les yeux de Mathieu.

«C’est bien vrai que je suis un homme spécial?» interrogea-t-il.

– Et comment, mon gars! Tu es l’élu!

À ces mots, Mathieu eut l’impression d’avoir avalé une potion magique.

Le gong retentit. Il se leva et fit face au monstre. Il se mit à virevolter, à tournoyer autour de lui tant et si bien qu’il provoqua en lui un violent vertige qui le fragilisa quelque peu. Mathieu profita de ce moment de faiblesse pour lui décrocher un uppercut qui le sonna littéralement. Lavie s’effondra.

Le juge arbitre se précipita et commença son comptage:

«1, 2, 3, 5, 6, 7…»

Le monstre fit l’effort de se relever. La foule en délire scandait maintenant le nom de Mathieu.

«Mathieu, Mathieu, Mathieu…»

– 8, 9, 10.

Le monstre retourna au tapis mordre la poussière.

Mathieu fut porté en triomphe, la ville toute entière l’acclama et lui fit une fête qui dura toute la nuit.


IV

Destin l’ancien

L’aube pointait à peine quand Mathieu reprit le chemin qui devait le mener vers le Saint-Graal. En cours de route, il repensa à ces choses nouvelles qu’il avait acquises. Désormais il n’aurait plus peur de se battre car il y a toujours quelque part une arme capable de sauver de bien des situations périlleuses. Il avait surtout appris que le monde a horreur des perdants et que son estime ne va qu’aux vainqueurs.

Il passa la journée à marcher dans la vallée du silence comme l’avait appelée les habitants de la ville voisine. Et fut heureux de constater qu’il n’avait plus peur d’être seul avec lui-même. Au contraire, il trouva même bénéfique tout ce calme autour de lui. Il goûta enfin au pouvoir du silence qui pour l’être humain est quelque chose d’essentiel, s’il veut entrer en contact avec son «moi» véritable, s’il veut mettre en valeur les nobles aspirations qui existent au plus profond de son être et qui faciliteront sa maturation spirituelle. C’est le silence qui permet le mieux de pressentir l’auteur de la vie et d’aller chercher dans «l’invisible» toute la force, toute l’inspiration qui nous est nécessaire pour vivre comme il se doit.

Tard dans l’après-midi, il déboucha sur une clairière. À l’horizon, le soleil jouait à cache-cache avec les dunes. La faim le tenaillait et il avait très soif. Aussi fut-il très heureux de constater que quelqu’un séjournait dans cet endroit magnifique.

Il s’approcha. L’homme avait devant lui comme un gigantesque appareil cinématographique et semblait très absorbé par le maniement de celui-ci.

Mathieu toussota un peu pour attirer son attention. Une profonde surprise se peignit sur le visage de l’inconnu. Il s’exclama:

«Tiens! Il y a encore des hommes sur terre capables de vaincre Lavie!»

– Bonjour! dit Mathieu légèrement confus.

– Bonjour! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite?

– Je m’appelle Mathieu, et vous?

– Moi, je suis Destin l’ancien. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite? insista-t-il.

– Je suis à la recherche du Saint-Graal!

– Bien sûr, comme tous ceux qui passent par ici. J’aurais dû m’en douter, maugréa-t-il entre ses dents.

Mathieu ne put saisir le sens de ses paroles. Cependant il enchaîna:

«Que faites-vous de cet appareil grand comme un immeuble?»

– C’est moi qui régis le destin des six milliards d’habitants qui peuplent la terre. Oh! C’est toute une affaire! Le destin est cette puissance surnaturelle qui fixe le cours des événements. Zeus lui-même était soumis au destin.

– Et comment vous y prenez-vous?

– Eh bien! J’ai un grand registre qui contient les noms de tous les terriens et j’ai des milliards de films à ma disposition. Alors, je choisis un nom, je passe un film et hop! la vie de cette personne se déroule tel que je l’ai voulu. C’est la raison pour laquelle l’on dit: «À chacun son destin».

– C’est un drôle de métier que le vôtre, cela doit être en plus fastidieux parfois d’avoir à choisir des films différents pour chacun.

– Ah! C’est beaucoup de travail. Quand arrive la nuit, je suis épuisé. Il faut dire aussi qu’il y a les devins qui me sollicitent à n’en plus finir. Ils veulent toujours connaître le destin de Untel ou Untel. Il y a des jours où cent mille devins travaillent exactement à la même seconde, alors là! Croyez-moi, retrouver tous ces films d’un coup, c’est tout un travail de fou! Mais que voulez-vous? C’est mon destin et je l’assume.

– Mais vous auriez pu changer de métier! Faire quelque chose de plus agréable, de moins éreintant.

– Vous n’y pensez pas, voyons! Chacun a son destin.

– C’est vous le décideur. Vous auriez pu vous concocter quelque chose de plus excitant.

– Ah! Non. Mon destin à moi c’est mon grand-père et mon père qui l’ont dessiné. Ils se sont dit: «Il régira les destins comme nous». Dans la famille, ce métier se transmet de père en fils. Et ce n’est pas moi qui y changerai quelque chose. Cela demande bien trop d’énergie, d’ailleurs. Je me suis habitué à la monotonie de mon existence, comme bien des individus sur terre.

En disant cela, Destin l’ancien eut l’air bien triste.

– Moi, je crois que la résignation est un bien vilain défaut, déclara Mathieu.

– Que voulez-vous? Moi je n’y peux rien. Mon destin est déjà tracé et ceci depuis belle lurette.

– Dommage! Car vous pourriez changer le cours de votre existence en changeant tout simplement votre film.

– Vous n’y pensez pas, voyons! Ce n’est pas bien ce que vous dites là. D’ailleurs que faites-vous de la tradition? Je n’y dérogerai pas.

– La tradition? Un sage disait que la tradition est la loi des morts qui veut s’imposer aux vivants. Vous auriez pu vous en passer pour une fois. En faisant un petit effort, on peut se passer de beaucoup de choses.

Tout à coup, oubliant ses griefs, le regard de Mathieu s’illumina.

Une idée merveilleuse lui avait traversé l’esprit, il dit:

– Mais puisque vous êtes celui qui régit la vie de tous, pourriez-vous consulter le dossier d’une amie qui m’est très chère?

– Bien sûr que je le peux. Vous n’avez qu’à me donner son patronyme et le tour est joué. Je peux même sonder son cœur. Je suis un peu devin vous savez, j’en ai tellement vu.

– Elle s’appelle Cindy… Cindy Waller, s’écria Mathieu tout excité.

Destin l’ancien se pencha sur son grand fichier, l’air très absorbé. Après quelques secondes de recherche: «Je l’ai! s’exclama-t-il victorieux. Oh mon Dieu! quel ordre! Je suis l’homme le plus ordonné de la planète. Enfin quelque chose d’intéressant à faire aujourd’hui. Cela me change du train-train quotidien. Maintenant je dois trouver le film qui va avec.»

Destin l’ancien s’en alla fouiller dans un immense coffre. Mathieu attendit, le cœur battant.

«Je l’ai aussi!» cria-t-il, débordant de joie après quelques minutes de fouille.

Mathieu poussa un soupir de soulagement. Il allait enfin savoir pourquoi Cindy repoussait toutes ses avances.

«Voilà, le film passe!» dit Destin l’ancien après avoir mis le rouleau en place et tripoté un peu l’appareil.

Mathieu regarda tout autour de lui et ne vit rien du tout, tandis que l’ancien semblait fixer quelque chose juste en face de lui.

«Mais je ne vois pas de film!»

– Chut! répondit l’ancien. Nul autre que moi n’a accès à ces documents. Vous ne verrez jamais rien de ce film. Ce serait trop facile. Et puis je ne servirais plus à grand-chose. Après, je vous raconterai.

Et Destin l’ancien se concentra sur la pellicule qui se déroulait dans un monde invisible.

Quelques minutes plus tard, il éteignit le projecteur et prit le temps de laisser Mathieu sur des braises.

Celui-ci s’impatienta.

– Alors, qu’avez-vous à me dire?

– Attendez, il faut que je consulte un autre document.

Rongeant son frein, Mathieu le regarda recommencer son scénario de tout à l’heure sans oser le déranger.

Après un temps qui lui parut plutôt long, Destin l’ancien prit un air grave et lui avoua:

«Eh bien! Voilà! cette demoiselle a un peu peur de vous!»

– De moi?

– Bien sûr! elle pense que vous êtes un peu trop matérialiste, et cela ne conduit pas au bonheur. Elle sent que vous n’êtes pas en accord avec vous-même.

– Quoi? Vous n’exagérez pas un peu?

– Que non. Elle croit que vous êtes un homme traditionnel…

– Traditionnel? Qu’entendez-vous par là?

– L’homme viril traditionnel est un homme amputé de ses sentiments. Ainsi, pour lui, privilégier l’amour c’est déserter le rang des hommes. Elle ne vous sent pas capable de tout sacrifier par amour pour elle.

– Vous vous moquez de moi? Vous êtes sûr d’avoir pris le bon fichier?

– Absolument certain.

– Alors, je ne comprends plus rien. Je lui fais une cour assidue depuis des années. C’est elle qui n’a jamais voulu sauter le pas.

– Justement parce qu’elle sent que vous privilégiez le côté charnel de la relation, et puis il faut croire que vos sentiments étaient trop tièdes, incapables de vaincre ses réticences. Alors, elle résiste, puisque son amour pour vous va au-delà de tout ça.

– Qu’est-ce que vous dites? Elle m’aime?

– Mais bien sûr. Cependant, elle est discrète et elle a très peur que pour vous, cela ne soit qu’un jeu. D’ailleurs, depuis des années, elle vous a appuyé dans toutes vos entreprises. Jusque dans votre quête du Graal.  Souvenez-vous que le manuscrit ne pouvait vous être remis que par un cœur pur et aimant.

– Ah ça! Je l’avais deviné mais je ne voulais pas me réjouir tout de suite. Oh, mon Dieu! Quel bonheur! J’ai hâte d’en finir avec cette quête afin de la retrouver et de lui dire combien les sentiments que je lui porte sont sincères et combien mon désir de passer ma vie à ses côtés est grand.

La mine de Destin l’ancien se ferma à ces mots.

«Eh bien! Il faut que je vous dise qu’à partir de là, il y a un petit problème.»

– Mais il n’y a plus de problème! s’exclama Mathieu en riant. Il lui prenait l’envie de valser tant il était heureux.

– Croyez-moi, il y a un problème.

– Quel problème? Parlez-vite, je n’ai plus une minute à perdre, ordonna Mathieu soudain angoissé.

– D’accord! répondit l’ancien en soupirant, le second fichier consulté était le vôtre.

– Et alors?

– Alors il y a, euh… comment dirais-je, il y a que votre route s’arrête ici. Voilà! ici…

– Comment? Je ne comprends pas. De grâce, expliquez-vous!

– Je n’y peux rien. Cela est écrit depuis la nuit des temps.

– Voulez-vous dire que je vais mourir ici, chez vous?

– Oui… Oui… c’est bien cela. Ici, c’est votre dernière étape.

– Vous voulez rire. Vous m’apprenez une nouvelle formidable qui va changer le cours de mon existence et à côté de tout ça: ma mort. Vous êtes fou! Faites marcher votre machine et changez-moi tout ça.

– Hélas! Je ne peux pas. Tout ce qui est écrit est indélébile et la machine n’a pas de touche de rebobinage.

Mathieu fulminait de rage. Il attrapa Destin l’ancien par le col de son vêtement et le secoua comme un prunier.

– Je suis sûr qu’il y a une solution! cria-t-il, ne maîtrisant plus ses nerfs.

– Allez, écoutez! Il est dit dans votre film que vous allez mourir dévoré par les crocodiles qui gardent la sortie de cette prairie, vous barrant ainsi la route vers le Saint-Graal. Personne n’y peut rien.

La colère de Mathieu tomba d’un coup. Il se rappela brusquement que dans des situations similaires, d’autres avaient opté pour la sagesse et prié pour demander l’aide du Seigneur.

Il s’agenouilla sur le sol, se concentra et pria le Dieu des armées. Il pensa au dernier caillou dans sa poche et refusa cette solution. L’avenir lui réservait peut-être d’autres surprises plus désagréables que celle-ci. Il valait mieux conserver son joker pour la fin. Au bout de quelques minutes, il se sentit prêt à vaincre son destin, avec pour seule arme la prière.

Il se leva et se dirigea vers la sortie de la clairière, sourd aux cris de Destin l’ancien qui lui prédisait une mort horrible.

Tout en marchant, il sentit des forces nouvelles prendre possession de lui. Sa route devint lumineuse et il vit des anges descendre du ciel afin de lui prêter main-forte.

À quelques pas de là, d’énormes crocodiles nageaient dans un bassin peu profond en faisant claquer leurs monstrueuses mâchoires.

Un ange plus lumineux que les autres se détacha du groupe. Il tenait à la main une épée brillante comme jamais Mathieu n’en avait vue. Il la lui tendit en disant:

«L’Éternel ton Dieu a écouté tes prières. Elles sont celles d’un homme sincère. Il t’envoie cette épée qui est celle des guerriers de la lumière. Ils n’ont peur de rien. L’Éternel ton Dieu est avec toi et avec ton esprit. N’aie de crainte aucune.

L’ange lança l’épée dans les airs en la faisant pirouetter et Mathieu l’attrapa au vol. Une euphorie sans pareille l’habita soudain. Il mania l’épée longue d’un bon mètre, comme un vulgaire couteau en la faisant tournoyer comme les pales d’un moulin de meunier.

En moins de temps qu’il ne faut pour dire ouf, il décapita une bonne demi-douzaine de crocodiles qui tentaient de lui barrer la route. Une bonne demi-douzaine d’autres, voulant faire de lui de la chair à pâté, subirent le même sort. Mathieu sortit de chez Destin l’ancien sans une égratignure. Il en remercia Dieu et ses anges et se sentit libre et heureux. Le Saint-Graal ne devait pas être bien loin maintenant. Il mit l’épée à sa ceinture et marcha d’un pas alerte. L’avenir lui souriait à présent.


V

On ne voit bien qu’avec le cœur

La neige tombait maintenant à flocons épais, et un froid sibérien paralysait les jambes de Mathieu qui, surpris, luttait désespérément contre les éléments. Ceux-ci semblaient se déchaîner contre lui. Pourquoi l’hiver était venu si vite, quand hier encore un été radieux faisait resplendir les lieux de mille beautés? Cette épée à sa ceinture n’arrangeait pas les choses. Au contraire! elle rendait encore plus pénible cette ascension. Après deux jours de marche, le froid pourrait-il avoir raison de lui?

Mathieu décida que non. Il se remit à prier tandis qu’il grelottait dans ses vêtements inadéquats.

Mathieu pria longtemps, recroquevillé sur lui-même, le corps ankylosé, les doigts et les orteils rendus sensibles par les engelures. Mais jamais il ne douta de son salut.

Il était au bord de l’évanouissement. Un fort vent soufflait en soulevant la neige fine dans ses grands bras quand brusquement il sentit une chaleur intense autour de lui. Face à ce phénomène, le vent et la neige rendirent les armes. Mathieu se sentit revivre. Sur un écran tout blanc en face de lui, il vit se dessiner un cavalier dont les formes se précisaient au fur et à mesure qu’il se rapprochait, tout auréolé de lumière.

«Nathanaël, Nathanaël! cria Mathieu au comble du bonheur, quand il eut reconnu son sauveur, c’est le ciel qui t’envoie.»

– Tu ne crois pas si bien dire, répondit le vieux mage au regard d’enfant, en descendant de sa monture, n’oublie pas que je suis ton ange gardien. Je suis tes moindres faits et gestes. Dieu a écouté tes prières, je suis son messager.

– Alors là! Tu mérites d’être viré car j’ai failli crever. Encore quelques minutes et tu m’aurais trouvé moribond.

– C’est vrai que j’ai tardé à venir mais, rassure-toi! ce n’est pas par négligence. Disons que c’était une manière de tester ton autonomie. J’ai vainement attendu que tu fasses appel à moi; tu as préféré ne pas opter pour la facilité. Je suis très fier de toi. Tiens! tu as repris ta taille d’adulte. Malgré cela tu ne t’es pas servi du dernier galet.

– En effet! Je me suis dit que toutes ces épreuves étaient nécessaires pour mériter le Saint-Graal mais j’ai gardé mon âme d’enfant.

Nathanaël rit de bon cœur.

– Tu as raison. Voilà! Je t’apporte des vivres et des vêtements de peau qui te tiendront chaud. Le cheval aussi est à toi. Il te facilitera la tâche pour le bout de chemin qu’il te reste à parcourir. Et puis, j’ai pour toi une grande surprise.

– Ah bon?

– Oui, quelque chose qui te réchauffera mieux que toutes les couvertures du monde. Le regard de Nathanaël se fit malicieux en ajoutant cette dernière phrase.

Mathieu entendit un bruit de galop et entrevit une autre monture qui s’approchait à vive allure. Il cligna des yeux, puis malgré la distance, il reconnut la cavalière.

«Cindyyyyy! cria-t-il presque malgré lui. L’écho le relaya.

Puis il se mit à courir à sa rencontre incapable d’en croire ses yeux.

De loin, Nathanaël les vit s’enlacer, s’étreindre et échanger leur premier baiser. Un sourire de satisfaction irradia sa face de joyeux petit bonhomme.

Mathieu fit tournoyer Cindy puis l’enferma longtemps dans ses bras.

«Comment es-tu arrivée jusqu’ici?»  demanda-t-il alors qu’il avait la tête encore dans son cou.

– Je n’en pouvais plus de t’attendre. Cela faisait longtemps que tu avais disparu. Folle d’inquiétude, je décidai de partir à ta recherche. Alors, comme j’avais suivi tout le processus en même temps que toi, j’ai pu, grâce au manuscrit et à la formule magique que tu avais laissée derrière toi, me lancer à ta poursuite. J’ai suivi tes pas et Nathanaël a fait le reste. Tu ne m’en veux pas trop, dis?

– Oh non! Au contraire, je suis le plus heureux des hommes!

– Nathanaël croit qu’à deux c’est toujours plus facile. On est toujours plus fort.

– Il a bien raison.

– C’est vraiment un ange, ce vieux guide.

– Tu ne crois pas si bien dire! acquiesça Mathieu.

Ils mangèrent tous au bord d’un grand feu et bavardèrent jusqu’au moment où il fallut se séparer de Nathanaël. Le vieux dit:

«Le temple du Graal n’est plus très loin. Vous y arriverez pour la fête de la pentecôte, celui de la Sainte-Colombe. C’est-à-dire le jour du renouvellement par le Saint-Esprit de la force destinée à la création. Vous êtes presque au bout de vos peines. C’est droit devant vous. Allez jusqu’à la vallée du soleil là-bas, vous trouverez une vieille grotte. C’est là que se trouve le Saint-Graal. Il ne faut surtout pas se tromper. Il y a juste à côté la vallée des larmes. Un endroit qu’il vaudrait mieux ne jamais connaître. Bonne chance. Garde ton épée avec toi, Mathieu! Elle te sera utile.

– Merci, Nathanaël, dit Mathieu, merci pour tout!

– Merci! Renchérit Cindy tout émue.

– Allez-vite! Et souvenez-vous qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, que l’essentiel est invisible pour les yeux. C’est une phrase qu’aimait à répéter un petit prince qui passa par ici voilà maintenant très longtemps… et il avait bien raison.

– Encore merci, Nathanaël, dirent en chœur les jeunes gens en enfourchant leur monture.

Les chevaux se cabrèrent en hennissant, et ils partirent en soulevant derrière eux des nuages de neige blanche.

VI

La vallée du soleil

Quand ils parvinrent à la vallée du soleil, ils retinrent leur souffle. Leur rêve s’était enfin réalisé et ils avaient du mal à y croire. Ils descendirent en silence de cheval et Mathieu marcha en tête, son épée de lumière à la main. Ils se dirigèrent vers la grotte qui abritait le temple du Graal en restant sur leur garde. Mathieu s’attendait d’un moment à l’autre à faire face à une quelconque bête gigantesque seule gardienne du Graal. Mais en dépit de leurs appréhensions, rien ne se produisit. L’endroit, calme et silencieux, paraissait totalement désert.

Ils pénétrèrent sans encombres dans la vieille grotte qui s’illumina d’elle-même dès qu’ils en eurent franchi le seuil.

Main dans la main, agités d’un léger tremblement, ils s’avancèrent avec prudence. Et au fond, tout au fond, ils virent un socle, mais celui-ci ne supportait rien.

Les jeunes gens se concertèrent du regard. Mathieu, la mine défaite, ne put cacher sa déception.

«Quelqu’un d’autre est passé avant nous!» dit-il découragé.

Mais Cindy ne l’écoutait point. Elle fixait le socle de manière intense.

– Je n’en suis pas si sûre, murmura-t-elle, tandis qu’un léger sourire étirait ses lèvres.

– Tu le vois? questionna Mathieu intrigué.

– Non! Mais je fais confiance à mon instinct et celui-ci me dit que le Saint-Graal est à sa place. C’est nous qui sommes incapables de le voir.

– Tu en es sûre? Comment peux-tu être aussi affirmative!

– Souviens-toi, Nathanaël nous a demandé de nous rappeler qu’on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. Il a beaucoup insisté sur cette phrase.

– Tu as parfaitement raison. Mon Dieu! Quel flair, quelle intuition! Mais pour le reste, comment pourrons-nous vérifier la présence du Graal?

– Ah! pour cela, il faudra avoir la sagesse de patienter, de réfléchir, de prier, de se concentrer intensément pour implorer le secours divin. C’est toi l’élu, tu sauras faire tout ça. D’ailleurs en ce qui te concerne maintenant, ceci n’est qu’un jeu d’enfant.

Mathieu s’exécuta. Quelques minutes plus tard il se releva, le visage transfiguré par une soudaine lumière.

– Nathanaël m’avait recommandé de garder l’épée des guerriers de la lumière avec moi, persuadé qu’elle me serait très utile à l’avenir. Je pensais devoir encore me battre pour parvenir jusqu’ici, mais cela n’a pas été le cas. Alors c’est elle qui nous ouvrira les portes de l’invisible.

– Formidable, Mathieu! s’écria Cindy les yeux brillants d’admiration. Mais, reprit-elle tout de suite, où se trouve cette serrure? Je ne…

Cindy ne put terminer sa phrase. Elle sursauta tout en hurlant. Un énorme rat venait de lui passer sur le pied. Alerté, Mathieu fixa le sol et vit un autre rat sortir d’un trou qui aurait la forme d’une serrure…

Les jeunes gens échangèrent un regard surpris et eurent la même pensée.

Sans plus tarder, Mathieu introduisit son épée dans l’orifice par lequel les rats fuyaient.

Un curieux déclic se fit entendre.

Le cœur battant la chamade, les jeunes gens attendirent patiemment que quelque chose d’autre se produise. Leur attente fut vaine.

Les minutes s’égrenèrent au rythme des siècles. Hélas! ils ne virent rien du tout. Sur leur front, de grosses gouttes de sueurs perlèrent. Une cruelle déception se lisait sur leur visage. Mais au bout d’un moment, ils éclatèrent de rire à l’unisson.

Mathieu, le premier, parla:

«Et puis, ça n’a plus aucune importance de posséder le Saint-Graal. Je crois que le secret de l’éternelle jeunesse, je l’ai appris au cours de ma quête. Ce secret consiste en maintes petites choses, comme: Garder un cœur d’enfant. Avoir la foi. Sans elle rien n’est possible. Ne jamais penser rien qu’à l’argent. Faire confiance à son instinct. Ne ne pas avoir peur de se battre contre la vie. Elle vous fait quelques bobos mais à part ça elle est bien belle. Toujours prier. Dieu ne nous abandonne jamais si on a le cœur sincère. Cette quête du graal m’a aussi appris à ouvrir mon cœur à l’amour. À agir de manière à nous permettre ici-bas d’accéder au bonheur et à une existence pleine de sens que l’homme matérialiste ne connaîtra jamais. À façonner ce diamant brut qu’est le bonheur. Tout ça, se sont les secrets de la vraie vie.

Mathieu comprit enfin que la recherche du Graal n’était qu’un prétexte à une quête initiatique.

Cindy le gratifia de son plus beau sourire, et elle lui prit la main en disant:

«Moi aussi, j’ai appris tout cela et surtout j’ai appris à me battre comme une démente pour prêter main-forte à quelqu’un que j’aime par-dessus tout.»

Mathieu, à ces mots, prit Cindy dans ses bras et leurs lèvres se joignirent pour un long baiser d’amour.

Tout à coup, ils eurent l’impression que la lumière de la grotte s’intensifiait. Ils relevèrent la tête… et là, en face d’eux, dans toute sa majesté, apparut le Saint-Graal.

Ils restèrent un long moment cois. Comme pétrifiés.

«Ce fut notre baiser, la deuxième clé du Saint-Graal!» s’exclama Mathieu.

– Je ne pense pas, répondit Cindy. Je crois que se sont nos sentiments, vrais et sincères.

– Ou les deux à la fois!

Ils restèrent de longues minutes dans une attitude tout à fait recueillie, puis Mathieu s’approcha lentement du socle. Cindy retint son souffle, Mathieu attrapa le Graal et prit un plaisir tout à fait sensuel à le palper puis il l’embrassa en lui disant merci. Il le tendit à Cindy pour qu’elle en fasse de même, celle-ci n’hésita qu’une fraction de secondes et l’embrassa à son tour. Puis, Mathieu redéposa l’objet sacré sur son socle, prit Cindy par la main et ils sortirent de la grotte à reculons sans une ombre de regret, tandis que les lumières de celle-ci s’éteignaient plongeant ainsi l’objet sacré dans le silence de sa nuit.

Dehors, ils enfourchèrent leur monture et se lancèrent sur le chemin du retour.

– Allons-nous refaire tout ce chemin en sens inverse pour rentrer? interrogea soudain Cindy, anxieuse.

– Ah! ça non. Je n’en ai aucune envie, répondit Mathieu. Maintenant, j’ai une telle hâte d’être à la maison! Mieux vaut consulter Nathanaël, il nous indiquera le chemin le plus court.

Et Mathieu se saisit du dernier caillou dans sa poche.

Il l’eut à peine frotté que celui-ci se transforma en une flûte magnifique et Cindy et lui se retrouvèrent à l’entrée de l’oasis. Le dernier caillou tenait lieu de billet de retour.

«Ah! la flûte enchantée, s’exclama Mathieu. Nathanaël disait toujours que dans tout il y a de la musique. Il faut savoir l’écouter. Sans elle, pas de vie, sans elle pas de magie.»

Mathieu s’apprêtait à exécuter un air de sa connaissance quand il vit un inconnu s’approcher de lui.

«Excusez-moi, jeune homme, dit celui-ci un peu confus, pourriez-vous m’indiquer le chemin qui mène au Graal? Voyez cette étoile de naissance sur mon épaule. J’entame une longue quête vers le Saint-Graal…»

Mathieu l’interrompit en riant.

– Oui, je sais. Vous êtes l’élu.

– Comment le savez-vous? questionna l’homme surpris.

– Je suis peut-être un peu devin, rétorqua Mathieu d’un air malicieux. Tenez, attendez ici. Cela ne va pas être long. Il y a un vieux guide au regard d’enfant, vous ne pourrez pas le louper; il s’appelle Nathanaël, il vous indiquera le chemin.

Pendant que l’homme se confondait en remerciements, Mathieu et Cindy se mirent à penser que Ramsès et Jacob continuaient à jouer leur petit jeu, convaincant chacun de suivre sa bonne étoile.

Ils levèrent instinctivement la tête vers le ciel pour chercher la leur, leurs yeux rencontrèrent deux yeux aussi rieurs que ceux d’un enfant.

Nathanaël, leur ange gardien, veillait sur eux.

«Bonne chance, gamins!» dit-il à leur intention, le regard brillant de mille feux.

– Au revoir et merci pour tout, répondirent les jeunes gens heureux.

– N’oublie jamais la musique, Mathieu. Toute la vie est musique et le bonheur un diamant brut qu’il faut soi-même façonner, ajouta Nathanaël en disparaissant.

Mathieu se mit alors à jouer un air qu’il adorait lorsqu’il était haut comme trois pommes.

Et tandis qu’au loin, le soleil couchant éclaboussait les dunes de sable de ses reflets dorés, d’un coup Cindy et lui éclatèrent comme de petites bulles de savon.


Mathieu et le vieux mage au regard d’enfant a été publié pour la première fois à Port-au-Prince chez l’Imprimeur II en 2000.

© 2000 Margaret Papillon © 2002 Île en île


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mis en ligne : 19 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020