Margaret Papillon, Xaragua, la cité perdue

illustration © Albert Desmangles

illustration © Albert Desmangles

Xaragua, la cité perdue est la neuvième publication de Margaret Papillon et fait suite à La Légende de Quisqueya. Ce dernier a connu un succès retentissant dès sa parution en 1999 et a fait l’objet d’une adaptation théâtrale, vingt mois plus tard.

Xaragua, la cité perdue

La Légende de Quisqueya II

roman

 

À mes enfants Sidney et Coralie

 

1

De se retrouver au pic Macaya fut un bonheur sans pareil pour les jeunes aventuriers de la bande des quatre. Les souvenirs de la grande aventure vécue quelques années auparavant leur revenaient, soulevant en eux une grande vague de joies et d’émotions presque oubliées.

Pour Ralph, le grand jour était arrivé. Le jour où il pouvait enfin prétendre lier son existence à celle d’Anacaona, la petite princesse de son cœur. Tous les obstacles pouvant empêcher cette union avaient été balayés. Son île, Haïti, était redevenue belle. Les promesses avaient été tenues. Désormais les deux îles, Haïti et Quisqueya, ressemblaient à de vraies jumelles.

Haïti n’avait plus rien à envier à Quisqueya. Des arbres par millions assuraient une couverture végétale exceptionnelle et vivaient enfin heureux. Les sources et les rivières se comptaient par milliers. Les oiseaux, en voyant leurs arbres revivre, revinrent de partout avec toutes leurs familles pour y habiter à nouveau. Et les Haïtiens avaient mis fin à leurs querelles ancestrales pour cohabiter dans la paix. Finie cette haine qui les divisait! Ils avaient pris conscience que leur terre restait leur bien le plus précieux; car sans terre, l’homme est condamné à errer chez les voisins qui fort souvent se montrent inhospitaliers.

Ce moment tant attendu par Ralph avait vu le jour. Il était fier de sa part d’île, et c’est dignement qu’il s’apprêtait à demander la main d’Anacaona au grand cacique Bohéchio.

Quand il avait appelé ses cousins et fidèles compagnons d’aventure, Ruddy, Christine et Leïla, pour leur faire part de sa décision de repartir pour Quisqueya, sans hésitation aucune, ceux-ci avaient accepté de se joindre à lui. Pour rien au monde, ils n’auraient raté ça. Quelle joie de revoir Anacaona et Inca! Quel bonheur de pouvoir annoncer à Cayacoha et au roi Bohéchio que leur pays était aussi beau que le leur. Vraiment ils avaient hâte d’être «en bas»!

Aussi ils n’eurent aucune peine à retrouver la piste des abîmes qui devait les mener une nouvelle fois à Quisqueya.

C’est en riant qu’ils recommencèrent le petit scénario qui allait déclencher l’ouverture du tunnel.

«Te souviens-tu, Ruddy…? demanda Christine, te souviens-tu de Ralph débitant son charabia? Ralph se tapant la poitrine en disant: « Nous sommes les maîtres du monde! » Ô mon Dieu! Nous étions tous fous à l’époque. Et dire que nous avons risqué nos vies pour une collection de timbres. Vraiment on n’a pas idée de faire pareille chose.»

– Heureusement que la vie nous a montré qu’à quelque chose malheur est bon, car cela nous a permis de sauver notre pays de la destruction totale, déclara Leïla.

– Moi, je ne suis pas d’accord avec vous, rétorqua Ruddy. Nous n’étions pas fous mais jeunes et fougueux, et c’est cette même fougue qui nous anime aujourd’hui. Car nous faisons ce voyage pour permettre à notre chef, Ralph (en disant cela il se mit au garde-à-vous et parla comme un soldat), de retrouver sa merveilleuse fiancée. Puis il ajouta l’air malicieux: Et si elle s’était mariée entre-temps?

– Arrête de me taquiner mon grand, protesta Ralph, c’est le plus beau jour de ma vie. Ne me force surtout pas à te provoquer en duel. Car, cher ami, une offense, ça se paie cher. Prie pour que je ne te fasse pas goûter de mon colt, ajouta-t-il en imitant l’accent de Anthony Stephen, un très ancien acteur de western.

– Ça suffit, bande de gamins! dit Christine en riant. Vous n’avez quand même pas quinze ans. Moi, je ne peux plus attendre, il nous faut descendre tout de suite dans Quisqueya.

– À vos ordres, mamzelle Christine, plaisanta à nouveau Ruddy, je m’en vais planter le drapeau et nous glisserons jusqu’à la cité secrète.

Ils éclatèrent tous de rire et Ruddy s’exécuta. Les jeunes gens retinrent leur souffle, et la terre s’ouvrit à nouveau sous leurs pieds. Le grand souffle de vent les happa et ils glissèrent pour la seconde fois sur le toboggan géant qui allait les mener à la vitesse d’un supersonique dans Xaragua, la capitale de Quisqueya.

 

2

C’est avec une émotion mêlée d’appréhension qu’ils sortirent de la vieille grotte qui était restée intacte. Telle qu’ils l’avaient vue quelques années plus tôt.

– Suivez-moi, je vous ramène tous à la maison! dit Ruddy en se précipitant à l’extérieur.

À cette phrase les autres éclatèrent de rire en se remémorant leur frayeur de s’être égarés dans un ailleurs qui leur était totalement inconnu.

Dehors ils retrouvèrent la senteur des bois odorants, mais celle-ci ne leur était plus étrangère. Chez eux aussi, cette odeur embaumait l’air. Ils marchèrent jusqu’à la pirogue qui semblait les attendre depuis longtemps pour les ramener vers les premiers maîtres de l’île.

Ils pagayèrent quelques heures et cherchèrent vainement l’épave de la Santa Maria dans laquelle ils s’étaient amusés lors de leur premier passage à Quisqueya. Sans y réfléchir plus longtemps, ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la cité indienne.

Quand ils accostèrent les rives de Xaragua, ils furent frappés par le silence lourd et angoisssant qui régnait sur toute la région. On n’entendait même plus le pépiement des oiseaux. Plus ils avançaient, plus ils avaient l’impression d’être épiés sans pour autant rencontrer âme qui vive.

Une plus grande surprise les attendait au campement indien. Tout était désert, comme si les habitants avaient fui, apeurés par une quelconque bête sauvage. Leurs effets étaient bien là, mais pas une trace de vie humaine.

Le cœur de Ralph battait la chamade. Un douloureux pressentiment vint lui tordre l’estomac.

«Inca, Inca, Anacaona! cria-t-il, pris d’une grande panique en cherchant l’oiseau dans les arbres avoisinants. Mais hélas, seul l’écho lui répondit:

«Incaaaaaaaaa! Anacaonaaaaaaaa!»

– Mais qu’a-t-il pu se passer? demanda Leïla abasourdie. C’est incroyable. On dirait qu’ils se sont tous volatilisés.

– Ça alors! s’exclama Ruddy totalement désemparé, pour une surprise, c’en est une. Moi qui étais si heureux de les revoir tous.

– Peut-être qu’ils veulent nous faire une blague, reprit Christine. Ils ont été se cacher en nous entendant arriver et bientôt ils vont se montrer.

Ralph, de son côté, était totalement déconcerté. Il courait partout dans l’espoir de trouver un indice qui puisse lui permettre d’élucider ce nouveau mystère.

Il se mit à genoux au milieu du camp et implora les zémès, les dieux de l’île, pour qu’ils l’aident à élucider le mystère de cette disparition.

Les dieux ne lui dirent pas ce qu’il voulait entendre mais, soudain, une pensée lumineuse vint éclairer le visage du désespéré.

– Le grand butios! cria-t-il en se relevant, le plus grand des butios! Il faut retrouver Guarico.

– Guarico? reprirent ensemble les trois autres.

– Il n’a pas l’air d’être présent lui non plus! dit Christine.

– Non, il faut aller le chercher dans son arbre. C’est vrai que j’avais été le voir seul avec Anacaona. Venez tous, suivez-moi. C’est lui qui sait tout. C’est lui qui connaît le présent, le passé et l’avenir. Lui seul consulte les oracles!

– Souhaitons qu’il ne se soit pas volatilisé lui aussi, dit Ruddy un brin sceptique.

Ils partirent tous vers l’arbre de la vie où se trouvait Guarico, le plus grand et le plus vieux des butios; par-delà les rivières aux rives de diamants, par-delà les montagnes hautes comme le pic Macaya.

* * *
Arrivé face à l’arbre de la vie, Ralph, sous le regard ébahi de ses cousins, sarcla quelques pouces de terrain et décrivit un cercle avec la dague de Cayacoha qui ne l’avait jamais quitté. Puis il récita les incantations que la princesse indienne lui avait apprises. Il espéra de tout son cœur que la formule marcherait à nouveau. Son angoisse ne dura que quelques secondes. Le rayon lumineux sortit brusquement du ciel et vint éclairer le cercle. Ralph pria ses cousins de le rejoindre dans celui-ci. Quand ils furent tous illuminés, le tronc de l’arbre de la vie s’ouvrit pour laisser apparaître Guarico, le plus grand et le plus vieux des butios.

«Dieu soit loué, vous êtes vivant!» dit Ralph en faisant une profonde révérence au grand butios.

– Ah! c’est vous Ralph! dit Guarico dont la face s’illumina soudain d’une joie indicible. Comme je suis heureux de vous revoir! Mais vous n’êtes pas seul?

– En effet, j’ai avec moi mes cousins qui sont en même temps mes compagnons d’aventure.

– Ah oui, je vois! Vous êtes tous de retour!

– Oui. Le moment était venu pour nous de revoir Quisqueya. Notre île, Haïti, est maintenant belle et prospère. Les promesses ont été tenues, et cela m’autorise à demander enfin la main de la princesse Anacaona au grand chef Bohéchio.

À ces mots, le visage du grand butios se ferma. Une profonde tristesse sembla l’habiter soudain.

– Ah! mon pauvre Ralph, je crains que vous n’arriviez trop tard!

– Trop tard? s’exclama la petite troupe totalement abasourdie et ne voulant pas en croire ses oreilles.

Ralph sentit comme un poignard s’enfoncer dans son cœur. Il paniqua.

– Non, non. Ce n’est pas possible. Ne me dites pas que Anacaona est morte, je peux en devenir fou!

– Ah! jeune homme, ceci est une longue histoire. Et voilà bien des lunes que cela est arrivé…

– Mais qu’est-il arrivé? s’affola Ralph incapable de se maîtriser plus longtemps.

Le grand butios jeta un regard circulaire sur la forêt, comme s’il soupçonnait mille yeux de l’espion-ner. Puis, presque dans un murmure, il dit:

«Ne restons pas ici, c’est peut-être dangereux. Rentrons dans mon antre, nous consulterons les oracles. Ils me diront quoi faire».

– Inca! cria soudain Christine en apercevant un superbe ara perché sur une branche d’arbre non loin d’eux.

L’oiseau ne bougea pas.

– Ce n’est pas Inca, dit Guarico. C’est Kakou, le fils d’Inca. Ce dernier à été enlevé avec les autres. Je ne l’ai plus revu non plus.

ENLEVÉ! s’étonnèrent les jeunes gens.

– Pas de panique! Je vais vous raconter cela plus tard.

Le grand butios émit un petit sifflement. Kakou s’envola et vint se poser sur ses doigts tendus vers lui.

«Allez! dis bonjour, Kakou! Ces jeunes gens ont connu ton père autrefois.»

– Bonjour, fit l’oiseau qui était le portrait craché de Inca et il continua:

«Allez! dis bonjour! Allez! dis bonjour!»

– Assez! ça va! lui intima Guarico en l’em-portant. Et la porte du grand arbre se referma derrière eux.

 

3

Il faisait très froid quand la bande des quatre arriva au cœur de la forêt. La végétation était devenue de plus en plus dense. Des arbres immenses se dressaient devant eux dans toute leur majesté. De leurs branches pendaient de grandes lianes qui leur donnaient l’air d’être chevelus.

Ruddy en attrapa une et s’amusa à jouer à Tarzan. Il s’y balança en poussant le fameux cri du maître de la jungle: «Aouaouaaaaaaaaa!»

Christine et Leïla en firent autant en riant aux éclats.

Ils s’amusaient tous comme des fous dans cette grande forêt. Sauf Ralph, le pauvre! Depuis l’in-croyable récit du grand butios, il n’avait plus l’âme à rire. Il ne voyait pas clair dans toute cette histoire abracadabrante, et une sourde angoisse lui broyait le cœur.

Ruddy vit son anxiété et arrêta de faire le clown pour tenter de calmer son angoisse.

– Allons, allons! mon vieux! Elle n’est quand même pas morte, ta jolie princesse. Inutile de faire cette tête. Tu vas voir, nous allons la retrouver et ceci en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

– Parle toujours, Ruddy. Cela nous fait deux jours de marche et nous n’avons pas encore trouvé la moindre trace de vie humaine. Et cette forêt qui se fait de plus en plus dense comme si elle voulait se refermer sur nous me fais craindre le pire.

– Voyons, Ralph, ils sont vivants… ils sont tous vivants! Il nous suffit seulement de les retrouver. Et Kakou est un bon guide. Il connaît le chemin qui mène vers eux, il les voit souvent. C’est pourquoi Guarico lui a demandé de nous accompagner. Pauvre grand butios! N’était son grand âge, ils seraient venus avec nous. Mais avec ses rhumatismes qui le clouent dans son arbre, il lui est très difficile de se déplacer. Kakou connaît le chemin par cœur. N’est-ce pas, Kakou?

Le magnifique ara, fils d’Inca, répéta: «Kakou connaît le chemin par cœur, Kakou connaît le chemin par cœur!»

– Tu vois que nous sommes en de bonnes mains, dit Ruddy en riant.

Mais tout cela ne put réussir à dérider Ralph.

– Nous ne savons rien de cet enlèvement collectif, Ruddy. Peut-être que les Indiens sont de nouveau victimes de mauvais traitements. Guarico ne sait rien de ces gens qui les ont emmenés. Il n’était pas présent lors du rapt. Il ne peut se référer qu’à ce que raconte Kakou, et Dieu seul sait combien le vocabulaire de celui-ci est limité. Ne trouves-tu pas incroyable toute cette histoire? Les Arawaks étaient seuls à habiter Quisqueya. Comment ont-ils pu être enlevés, et par qui? Que leur veulent ces gens?

– Eux seuls pourront répondre à tes questions, déclara Ruddy. Attends de les avoir retrouvés. Entre-temps, nous ne pouvons qu’avancer.

Brusquement, Kakou qui les précédait toujours pour leur servir de guide, prit ses ailes à son cou en poussant des cris perçants:

«Arrière toute, arrière toute! hurla-t-il dans sa panique. Barbares à tribord et à bâbord! Arrière toute! Arrière tououououte!»

Nos amis ne virent rien du tout, ni à tribord ni à bâbord, mais ils firent crédit à Kakou qui connaissait bien la forêt. Ils détalèrent comme des lapins. Mais à leur grand étonnement, bientôt leurs pieds ne touchèrent plus terre. Ils s’enfoncèrent dans un trou béant d’où ils ressortirent captifs.

En effet, ils étaient tombés dans un piège. Un gigantesque filet les avait fait prisonniers et les hissait à une vitesse vertigineuse vers la cime des grands arbres.

Ils poussèrent de longs hurlements d’effroi:

«Aaaaaaaaaaaaahhhhh!» qui firent s’envoler dans un vacarme assourdissant tous les oiseaux des alentours.

Des rires démentiels se firent entendre. La bande des quatre eut la surprise de sa vie en découvrant, de l’endroit où elle était perchée, de drôles d’arlequins en train de se tordre de rire.

Le premier moment de frayeur passé, Ralph s’écria:

«Mais ce sont des conquistadores espagnols, bon Dieu de bon sang! Que veut dire tout ça?»

– Bien vrai que ce sont des conquistadores! renchérit Ruddy. Je reconnais leur armure, leur casque et leurs carabines. Dans quel autre monde sommes-nous tombés?

– Ah non! un autre monde! Ça ne va pas recommencer! protesta Leïla qui avait les jambes pendantes dans le vide et le visage écrasé par les cordages.

À leurs pieds, les hommes continuaient de rire en les montrant du doigt.

«Eh! vous en bas! hurla Christine. Faites-nous descendre tout de suite, compris?»

Au grand étonnement de tous, ces messieurs arrêtèrent de rigoler pour obtempérer.

C’est vrai qu’ils les firent redescendre mais pas du tout comme ils l’auraient souhaité. À l’aide d’un sabre, ils coupèrent la corde principale, et le grand filet redescendit à la vitesse que lui imposa la pesanteur. Voyant qu’ils allaient s’écraser contre le sol, nos jeunes aventuriers poussèrent des hurlements de terreur.

Mais au moment où ils allaient toucher terre, le filet stoppa sa course.

«Ouf! à temps! s’écria Ruddy dont le front dégoulinait de sueur froide».

Les conquistadores, ou ceux qui en portaient le déguisement, riaient de plus belle.

«Arrêtez de vous marrer, s’impatienta Ralph, et libérez-nous! D’abord qui êtes-vous? Pourquoi êtes-vous chamarrés de la sorte?»

– Nous sommes des Espagnols venus reconquérir la terre d’Hispaniola. Cette terre toujours pleine d’or et…

– Tais-toi Salvatore! cria celui qui avait l’air d’être à la tête de la troupe. Nous n’avons rien à dire à ces jeunes étrangers. Emmenons-les au fort la Nativité. Le señor Christopher Columbus saura quoi leur dire. Nous, notre mission était de les attraper. C’est fait. Maintenant nous rentrons au camp. Détachez-les!

Les Espagnols coupèrent les cordes du filet, et les jeunes Haïtiens purent enfin se dégourdir les jambes. Ils posèrent dix mille questions qui restèrent toutes sans réponse, leurs interlocuteurs s’étant enfermés dans un profond mutisme. Ils se résignèrent à les suivre dans leur fameux camp pour en savoir plus sur cette étrange invasion dans le territoire sacré de Quisqueya, une terre qui avait vu le jour pour permettre aux Indiens d’échapper aux vandales qu’étaient les conquistadores.

 

4

Dès leur arrivée au camp, ils furent dirigés vers le bureau du señor Columbus. En traversant la cour, Ruddy s’écria:

«Mais c’est vraiment le fort La Nativité!  C’est avec les restes de la Santa Maria que celui-ci a été construit. Je reconnais la résine qui sert à rendre étanches les parois d’un navire. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas pu retrouver la fameuse caravelle. Celle-ci a une fois de plus servi à la construction du nouveau fort «La Nativité»!

Un murmure de surprise parcourut la petite troupe qui s’était rendue à cette évidence.

– Cela signifie que le señor Columbus dont parlaient ces hommes tout à l’heure n’est autre que l’amiral Christophe Colomb, dit Christine, quand la bande des quatre se retrouva dans l’antre de l’amiral.

– En effet, jeune fille, c’est bien de moi qu’il s’agit! dit une voix d’outre-tombe derrière elle.

Ils sursautèrent tous. Et dire qu’ils croyaient en avoir fini avec certaines émotions. Ils se tournèrent vers l’amiral qui leur apparut tel qu’ils l’avaient vu dans leur manuel d’école primaire. Grand et costaud (comme Barbenoire) et vêtu de ses habits du XVe siècle.

«Je suis Christophe Colomb, vice-roi d’Hispa-niola, dit-il dans une profonde révérence. Et à qui ai-je l’honneur?»

La bande des quatre se présenta, et Colomb eut un grand rire en entendant leur nom.

«Ah! c’est vous! s’exclama-t-il. Mais alors, je vous dois un grand merci.»

– Un grand merci? interrogea Ralph tout à fait surpris.

– Bien sûr, un grand merci! Car c’est grâce à vous que j’ai pu repérer ces petits coquins d’Indiens. Ça fait longtemps que je me demandais comment nous avions pu les exterminer tous en si peu de temps. Jamais je ne m’étais imaginé qu’ils auraient pu demander à leurs dieux de renverser l’île. Ah! les petits malins! C’était bien joué de leur part. Aujourd’hui, j’en suis tout heureux car je retrouve un pays au sous-sol très riche en or. L’or, l’objet de toutes les convoitises. Cet or, encore une fois, m’appartiendra. Quel jour magnifique a été celui où vous avez découvert Quisqueya!

– Je vous en prie, soyez plus clair, monsieur! dit Christine qui avait du mal à comprendre ce que d’avance elle qualifiait de grande catastrophe.

– Ce n’est pas bien difficile. Après ma mort, mon âme avait continué à errer sur cette terre; parce que justement je sentais que quelque chose m’avait échappé. Et ce quelque chose s’appelait «la légende de Quisqueya». Un jour, au cours de mes promenades habituelles à travers l’île d’Haïti, cherchant toujours vainement comment mettre fin à mes cinq cents ans d’errance, je vous vis sur les hauteurs du pic Macaya en train d’y planter un drapeau. Heureusement que l’âme est invisible. Je m’intégrai facilement dans le groupe, voulant ainsi tuer mon ennui. Quelle ne fut ma surprise de voir la terre s’ouvrir sous vos pieds et vous engloutir tout d’un coup et moi avec. C’est ainsi que j’ai découvert la cachette des Indiens. Pouvez-vous vous imaginer mon bonheur! Enfin j’allais pouvoir, lors de ma seconde mort (qui arrivera aussi tard que possible, je l’espère), quitter définitivement le monde terrestre. Mais avant d’en arriver là, il fallait que je reconquisse cette cité perdue pour accomplir mon karma comme on dit. Et c’est là que les choses se sont quelque peu gâtées. J’ai assisté silencieusement au procès que vous méritiez bien. Quel capharnaüm là-haut à cette époque! Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte qu’il m’était, à moi aussi, malgré mon invisibilité et mon immatérialité, impossible de rentrer ou de quitter Quisqueya sans dague et sans formule magique. Les zémès avaient bien fait leur boulot en protégeant les habitants de Quisqueya contre les fantômes même des conquistadores. Alors j’ai dû partir du territoire sacré de Quisqueya avec vous, dans le totem. Avec cet oiseau bruyant et piaillant. Comment se nommait-il déjà ? (Il réfléchit un instant) Inca, voilà, c’est Inca ! Il était assis sur ma tête sans le savoir. Je ressens encore ses pattes s’enfonçant dans mon crâne et ses plumes qui s’effritaient sur mon visage à chaque battement d’ailes. J’en ai eu plein la bouche jusqu’à en être dégoûté. Vous vous imaginez: nous étions sept dans ce totem fait uniquement pour Cayacoha le grand sorcier indien. Une des filles était debout sur mon petit orteil, en plein sur mon cor. Que c’était douloureux! J’ai hurlé moi aussi quand la propulsion avait commencé, mais je vous assure que ce n’était nullement de frayeur. Mon orteil s’allumait telle une ampoule électrique.

La bande des quatre, baba de saisissement, avait complètement perdu la parole, se contentant de fixer l’amiral avec de grands yeux de merlan frit.

«…Et puis, le plus difficile a été de convaincre à nouveau tous ceux dont l’âme errait encore, à cause de la disparition des Indiens, que ceux-ci étaient encore bien vivants et se trouvaient cachés sous l’île d’Haïti. Il me fallut trouver le moyen de contourner tous les obstacles qui pouvaient m’empêcher d’atteindre Quisqueya. Je savais déjà que la terre était ronde mais cette information n’avait plus aucune importance dans le monde surréel dans lequel mon âme évoluait à présent. J’ai dû, encore une fois, faire appel au bon roi Ferdinand et à la reine Isabelle la catholique. Ce fut très dur de les persuader qu’il y avait quelque part des Indiens qui s’étaient soustraits à l’évangélisation. La pauvre reine comprit enfin pourquoi son âme errait toujours: sa mission n’était pas totalement accomplie. Le roi dut la consoler tant elle pleurait. «Il y a encore sur terre des humains qui ne savent pas que Jésus était venu sur terre pour nous libérer du péché. Des humains ignorants des enseignements de la sainte mère l’Église catholique apostolique et romaine! Impensable, vraiment incroyable!», a-t-elle hurlé en demandant au roi de me fournir à nouveau des caravelles et des hommes. Bien entendu, ceux-ci me prirent encore pour un fou. Il fallait être vraiment cinglé pour entreprendre deux fois un tel voyage.»

La petite troupe, toujours bouche bée, avait du mal à en croire ses oreilles. Une vraie histoire de dingues.

«Mais ce voyage, balbutia Leïla, vous l’avez fait comment ?»

– Ah! ça, mademoiselle, c’est toute une histoire! Le roi Ferdinand dut faire appel au magicien le plus fameux de son royaume afin de résoudre le plus grand mystère de tous les temps: le mystère de la légende de Quisqueya.

Colomb haussa si haut le ton, en prononçant cette dernière phrase, que les jeunes gens sursautèrent.

L’amiral, comme agité soudainement par une grande fièvre résultant d’une passion débordante, se mit à arpenter nerveusement la pièce. Puis, c’est avec grandiloquence qu’il poursuivit son récit. Dans sa voix aux fluctuations dramatiques perçait une pointe de fierté, le bonheur d’avoir réussi encore une fois une traversée à nulle autre pareille. Une traversée dont tout autre que lui aurait vite fait d’abandonner l’idée.

«…Oui, messieurs et dames, le magicien de la cour a réussi cette prouesse. Cela lui a pris de longues années, il est vrai, mais c’est fait. Il a découvert la formule magique qui nous a permis d’aboutir à Quisqueya par la mer. Oui, messieurs et dames, par la mer! répondit-il à la question muette de ses jeunes vis-à-vis. La mer, oui la mer! Mais, celle qui est dans le ciel!», ajouta-t-il dans un murmure en pointant l’index vers le haut, les yeux pétillants de malice.

– Alors, il y a tout un monde à l’envers du vrai, comme pour Quisqueya et Haïti? demanda Ruddy que toute cette histoire passionnait on ne peut plus.

– Vous avez tout compris, jeune homme. José Maria de la Luz, le plus grand des magiciens, a découvert la théorie des mondes parallèles. Oui, messieurs et dames, José Maria de la Luz, pour faire plaisir à la reine Isabelle la catholique, et permettre à celle-ci de poursuivre son œuvre d’évangélisation des peuples primitifs, a découvert le moyen de s’immiscer dans la quatrième dimension. Ah! quand ils nous ont vus débarquer à Quisqueya, les Indiens ont reçu comme un coup de massue! Nous leur avons prouvé que notre magie vaut bien la leur.

– Mais qu’a-t-il fait, votre José Maria de la Luz? questionna Christine qui avait hâte d’en savoir plus. Qui nous dit que cette histoire de monde parallèle existe vraiment?

– Quisqueya en est la preuve évidente! s’indigna Colomb, la mine sévère, en tapant du pied sur le plancher de bois. Ce qui fit sursauter la bande des quatre. Puis, d’une voix lente aux modulations inquiétantes, il ajouta:

«Je vous mets au défi de trouver la manière dont nous nous sommes pris pour pénétrer dans ce monde-là. Nous qui n’étions sûrement pas des élus comme vous. Pas de toboggan pour les conquistadores. Au contraire, les portes de Quisqueya nous étaient à jamais fermées.»

Ralph, qui jusque-là s’était tu, rompit son silence:

«Écoutez, monsieur l’amiral, nous sommes très heureux d’apprendre que vous êtes venu tout seul ici comme un grand. Votre devinette est loin de m’intéresser pour le moment. Tout ce que je veux savoir, c’est où est Anacaona, ma fiancée, et où est son peuple. Ce sont eux que nous voulions voir en revenant à Quisqueya. Quant à l’histoire de votre univers binaire et à vos devinettes, je n’ai rien à y voir. Dites-moi où sont les Indiens!»

L’excitation de Colomb tomba d’un coup. La déception se peignit sur son visage.

«Quelle arrogance, jeune homme! Ces gens sont mes prisonniers. Ils travaillent à redorer le blason de l’Espagne qui en a plus besoin que jamais. Grâce à l’or caché de Quisqueya, dont nous allons extraire la moindre parcelle, la péninsule ibérique redeviendra la plus grande puissance du monde.»

– Ce serait une grande injustice, gronda Ralph que la colère transfigurait. Ce peuple a tout fait pour échapper à votre barbarie. Cinq cents ans de cache pour en arriver là? C’est vraiment désolant. Vous et vos hommes avez fait assez de mal au Nouveau-monde au nom de votre prétendue évangélisation. Un continent tout entier a été spolié et saccagé, cela ne vous suffit-il pas?

– Quoi! vous osez remettre en question l’une des plus grandes conquêtes de tous les temps?

– Conquête? Parlons-en! Disons plutôt l’un des plus grands génocides que la terre ait connus. Derrière vous, vous n’avez laissé que tristesse et désolation en massacrant cette race d’hommes que vous avez appelé Indiens, parce que vous pensiez avoir atteint l’Inde. Je n’accepterai pas que vous fassiez à nouveau du mal aux Arawaks, un peuple pacifique qui ne demande qu’à vivre en toute quiétude. Laissez-moi vous dire, cher amiral, que votre découverte n’a été qu’une porte ouverte à la monstruosité.

– Monsieur! riposta Colomb, fulminant, «ma découverte» a apporté la civilisation chez les sauvages.

– Civilisation? Depuis quand l’esclavage a-t-il été une preuve de civilisation?

Silencieusement, un homme vêtu d’une soutane pénétra dans la pièce.

– Ce jeune homme a raison, Votre Majesté, dit-il d’une voix à peine audible qui fit sursauter toute l’assistance. Je vous l’ai répété sans cesse mais vous ne vouliez pas en tenir compte. Vos hommes ont causé des torts considérables à ce continent.

– Monsieur Bartolomé de Las Casas, qui vous a permis de pénétrer en mes bureaux? s’insurgea Colomb.

– La cause que je n’ai cessé de défendre m’au-torise toute liberté, amiral, répondit le dénommé Bartolomé. Il faut libérer ce peuple. Il a déjà assez souffert de la méchanceté des nôtres dans le passé. Ce serait regrettable d’avoir à refaire les mêmes bêtises.

– Cet homme a raison. Les conquistadores amenés par vous ont commis les pires injustices! reprit Ralph, heureux de trouver un appui en Las Casas qui a toujours été un farouche défenseur de la cause indienne. Il fut même dénommé le «Protecteur des Indiens».

L’amiral resta un instant confus et perplexe.

«Dois-je croire à cette histoire affreuse que m’a contée le señor Bartolomé? Dois-je croire qu’après ma mort les pires vilenies ont été commises au nom du Christ rédempteur?»

– Oui, Majesté! dit l’homme vêtu de ses habits de moine spiritain. C’est la raison pour laquelle j’implore votre sagesse. Demandez à votre grand magicien José Maria de la Luz de convoquer les grands esprits. Nous débattrons du sujet avant que l’irréparable ne soit commis. Avant que vos hommes ne rééditent leur funeste besogne.

– Le père Bartolomé de Las Casas a raison! intervint Ralph, bouillonnant. Pour connaître le vrai du faux et éviter le pire, il serait bon d’ouvrir une audience. Nous, nous y avons bien eu droit dans le passé. Cela nous a appris à redresser nos torts afin de faire de notre part d’île cette merveille de beauté que tous peuvent admirer aujourd’hui.

L’amiral poussa un long soupir, réfléchit de nombreuses minutes puis finit par accepter l’idée d’une audience publique.

Il se dirigea d’un pas lent vers un petit secrétaire situé au fond de la pièce. Il attrapa une plume d’oie, la trempa dans son encrier puis se saisit d’un parchemin et y écrivit quelques mots.

Il remit le pli solennellement à Las Casas en disant:

«Demandez au señor José Maria de la Luz d’interpeller le roi Ferdinand et la reine Isabelle la catholique, l’empereur Charles Quint, le señor Ojeda, le señor Bobadilla, le señor Nicolas Ovando. Qui d’autres, messieurs?»

– Les grands caciques indiens tous victimes d’atrocités, ajouta Ralph. Faites venir aussi Boukman l’instigateur de la cérémonie du Bois-Caïman. Il témoignera de la traite des Noirs. Le général Leclerc, le général Rochambeau, Capois-la-Mort le héros, et enfin l’empereur Napoléon Bonaparte. Tous ont leur mot à dire dans cette histoire.

– Ainsi soit-il, répondit l’amiral en se tournant vers Las Casas d’un air entendu. Gardes! cria-t-il soudain, quand le prêtre sortit de la pièce.

Deux soldats, dans le cliquetis des épées pendant à leur ceinture, firent irruption dans le bureau.

«Oui Majesté?» dirent-ils après un salut révérencieux.

– Emmenez ces jeunes gens dans le camp indien. Ils y ont quelques amis à voir. Quand nous serons prêts pour l’audience, nous les ferons chercher!

Quand la bande des quatre se retrouva dans la cour, elle vit des fantassins et des arbalétriers s’exerçant aux manœuvres de guerre! Un garde leur remis Kakou ligoté et bâillonné.

– Pauvre Kakou! dit Leïla en lui enlevant son bâillon, tu as dû passer un mauvais quart d’heure.

Sa muselière à peine ôtée, l’oiseau se mit à crier:

«Assassins, bandes d’assassins! Je me plaindrai auprès des dieux! Au secours! Au secououououours

Il faisait un tel vacarme que Christine dut lui poser à nouveau son bâillon.

Les jeunes gens pouffèrent de rire.

«Kakou a vraiment de qui tenir, s’exclama Christine, Inca n’aurait pas fait mieux.»

– Allez, tais-toi Kakou, lui intima Ruddy. Si tu veux être encore vivant quand nous retrouverons ton père, il vaudrait mieux faire semblant d’être muet! N’est-ce pas Ralph?

Ce dernier avait repris des couleurs. Enfin, il allait revoir Anacaona. Cela faisait si longtemps qu’il attendait ce moment.

 

5

L’angélus sonnait à la petite chapelle du fort La Nativité quand Ralph et ses compagnons pénétrèrent enfin dans la nouvelle réserve où l’on avait consigné toute la tribu taïno.

L’amour donnait des ailes à Ralph. Il fut le premier à atteindre le camp. À peine fut-il à ses portes qu’il hurla le nom de sa princesse adorée.

Anacaona était en train de laver son linge dans la rivière toute proche quand elle s’entendit appeler.

Cette voix lui était tout à fait familière. La jeune princesse taïno l’aurait reconnue entre mille. Serait-elle vieille et courbée, que cette voix-là ferait encore vibrer toutes les fibres de son être.

Elle traversa le village en quatrième vitesse, le cœur battant la chamade.

«Ralph!» cria-t-elle en l’apercevant. Courant à sa rencontre, elle lui sauta au cou.

Ils s’étreignirent pendant de très longues minutes puis s’embrassèrent à perdre haleine. Le village tout entier se réunit autour d’eux pour les applaudir, Inca le premier.

– Inca! Inca! Quel grand bonheur de te revoir! s’écrièrent les filles, en le chouchoutant.

Et Inca leur rendit bien leurs caresses et leurs marques d’affection.

Toute la tribu était heureuse de revoir ses amis haïtiens. Évidemment, leurs retrouvailles furent un prétexte à la fête. Autour d’un feu de camp, ils dansèrent et chantèrent toute la nuit.

Fort tard, alors que les autres dansaient encore, la bande des quatre, Anacaona, Cayacoha et le grand cacique Bohéchio se retirèrent pour discuter en paix dans la case de ce dernier.

«…Nous les avons vus sortir du ciel avec leurs caravelles, expliqua Cayacoha. Nous ne connaissions pas cette nouvelle magie. Nos pêcheurs affolés les avaient remarqués alors qu’ils pêchaient des dorades. Ils sont vite rentrés au village pour nous en avertir. Nous avons passé la journée sur la plage afin d’admirer leurs manœuvres. Définitivement la magie du Blanc est incroyable. Chacun de ces engins sortis du ciel pouvait contenir au moins cinq cents hommes. Nous fûmes ahuris de voir la dextérité de leurs occupants à manier les grandes rames qui brassaient l’air de leurs larges pales. Quand ils ont jeté leur ancre, cela a fait un drôle d’effet, l’air était de l’eau et l’eau de l’air! L’ancre se posa à la surface de la mer et ils descendirent à l’aide de barques flottantes qui atterrirent sur la plage tout en douceur. Nous subissions une telle fascination que nous oubliâmes la plus élémentaire prudence pour pouvoir examiner tout ça de plus près. Quand nous reconnûmes Colomb, il était trop tard. Les conquistadores eurent tôt fait de nous emprisonner sans difficulté aucune. Nous ne comprenions même pas ce qui nous arrivait. Cela faisait si longtemps que nous coulions des jours tranquilles à Xaragua, la capitale de Quisqueya. Puis, nous avons été conduits dans cette espèce de réserve où nous sommes obligés de nous plier à nouveau aux durs travaux d’extraction de l’or au profit des royales majestés de l’Espagne, le roi Ferdinand et Isabelle reine de Castille. Nos dieux nous ont abandonnés car toutes nos révoltes ont été matées de manière brutale.»

Ralph se leva et arpenta nerveusement la case.

«Il faut que je trouve au plus vite le moyen de sortir de ce guêpier, jura-t-il entre ses dents. Je ne supporterai pas longtemps de voir ma fiancée et son peuple dans cet état.»

– Bien dit, jeune homme! Bien dit, Ralph! hurla Inca, perché sur l’épaule de Christine, dans un battement d’ailes.

– Il faut sauver la petite fiancée, rétorqua Kakou. Aya Bombé!  Aya Bombé!

Le grand chef Bohéchio, qui n’avait dit mot jusque-là, rompit son silence.

«Il faut percer le mystère des hommes blancs. Sans quoi, toute tentative de nous libérer de nos nouvelles chaînes sera vouée à l’échec!»

– Il nous faut surtout percer le mystère de la quatrième dimension, déclara Leïla que le sujet passionnait. Car c’est de cela qu’il s’agit.

– Percer le mystère de la quatrième dimension! s’écria Ruddy heureux. Leïla a élucidé une partie de l’énigme.

– Pourrais-tu faire le reste du chemin? demanda Christine à son savant cousin.

– C’est possible, c’est possible, dit Ruddy en se frottant le menton d’un air pensif.

Sa grande passion de vouloir toujours résoudre les problèmes insolubles, n’avait fait que croître avec le temps. En faisant travailler ses méninges, il était quasiment sûr de venir à bout de ce mystère.

– Moi, je crois qu’il vaudrait mieux attendre que la réunion des anciens dont a parlé l’amiral ait lieu. C’est à l’issue de celle-ci que nous pourrons décider de notre plan de bataille, proposa Leïla en se ravisant.

– Elle a raison, dit Ralph. Attendons le verdict des anciens, après nous aviserons.

 

6

Très tôt le lendemain matin, les jeunes aventuriers furent réveillés par Inca et Kakou qui les tiraient par le col de leurs vêtements à l’aide de leur bec.

Inca, toujours aussi gouailleur, s’étonna:

«Comment, vous avez des choses importantes à régler et vous êtes encore au lit quand le soleil est déjà très haut dans le ciel? Les gardes de l’amiral sont venus vous chercher!»

Ralph sauta promptement sur ses pieds et s’écria:

«Il fait grand jour? Mais nous aurions dû être déjà debout depuis longtemps. L’amiral doit être très impatient de nous voir arriver. Allez! debout les autres! Notre rendez-vous est trop important pour que nous le rations.»

Bientôt ils quittèrent le camp, accompagnés de Anacaona, de Inca, de Kakou, de Cayacoha et du grand chef Bohéchio. Leur départ fut salué par le son des tam-tams.

Les gardes les accompagnèrent jusqu’à la plage où agissait la grande magie des Blancs, comme disait le sorcier Cayacoha. Ils leur souhaitèrent bonne chance en tendant leurs lances par trois fois vers le ciel.

«Que les zémès soient avec vous!» s’exclamè-rent-ils.

* * *
Un spectacle des plus fantastique s’offrit à leur vue quand ils atteignirent la plage. Une petite barque flottant dans l’air, aussi légère qu’une aile de papillon, les attendait afin de les conduire à bord de La Pinta qui, elle aussi, semblait défier les lois de la pesanteur. La bande des quatre était tout à fait fascinée, le phénomène dépassait de loin tout ce qu’elle aurait pu imaginer.

Ruddy ne put retenir un sifflement.

«La loi de la gravitation universelle semble ne plus exister!» prononça-t-il d’une voix cassée par l’admiration.

À l’aide d’une échelle de corde que le matelot leur avait jetée, le petit groupe grimpa dans la barque. Le matelot rama vers la caravelle suspendue fièrement dans le ciel, sans vraiment faire d’effort, malgré la huitaine de personnes à bord. Il trouva même la force d’entonner une chanson:

«Tous les pirates des mers avec nos sabots de fer, nos couteaux, nos pistolets, nos canons pleins de boulets avec joie nous attaquons et nous gagnons.»

Sur le pont de La Pinta, leur arrivée fut annoncée par la musique d’une demi-douzaine de trompettes.

Le vice-roi d’Hispaniola, l’amiral Christophe Colomb, vint à leur rencontre.

«Comment allez-vous, chers amis? Avez-vous bien dormi? Le señor José Maria de la Luz ici présent va tout de suite employer sa puissante magie afin de faire comparaître pour cette audience tous les protagonistes de cette histoire. Veuillez prendre siège. Nous allons commencer tout de suite.»

Ils s’installèrent tous sur le pont où des sièges étaient disposés de manière circulaire. Au centre trônait une table devant laquelle se tenait le grand magicien José Maria de la Luz. Il portait un vrai costume de magicien d’un noir corbeau et était coiffé d’un grand chapeau à bout pointu comme celui des sorcières que l’on voit dans les films. Avec son grand nez crochu, plein de verrues, il n’inspira pas confiance aux jeunes de la bande des quatre.

Quand ils furent tous assis et que l’amiral Colomb les eut rejoints, le magicien commença sa séance de spiritisme.

«Abracadabra, abracadabra! Esprits de l’au-delà, j’implore votre aide afin de faire revivre pour les besoins de cette cause aujourd’hui tous ceux qui pourront témoigner sur ce qui s’est passé sur cette terre avant et après la mort, en 1506, de l’amiral Christophe Colomb, vice-roi d’Hispaniola… Abracadabra!»

Un grand silence suivit la formule magique du magicien. Quelques secondes s’écoulèrent sans réaction aucune. Puis, au moment où la bande des quatre semblait vouloir se moquer du grand magicien, la caravelle se mit à trembler ainsi que tout son contenu. Des éclairs zébrèrent le ciel et tout à coup il fit nuit. La Pinta trembla encore quelques secondes puis ce fut le calme plat jusqu’à ce que la table au centre du navire commence à se déplacer seule dans un drôle de bruit de cliquetis d’épées.

«Qu’on fasse venir des torches!  cria le magicien. Il faut de la lumière.»

– Apportez des torches! hurla Colomb à ses gardes.

Quatre d’entre eux se précipitèrent dans la cale du navire et revinrent avec des torches qu’ils avaient pris le soin d’allumer.

José Maria de la Luz se saisit de deux d’entre elles à l’aide desquelles il traça de grands signes, les bras levés vers le ciel. Quand il eut terminé, on entendit comme un roulement de tambour. La table arrêta de bouger, puis un grand galop martela les oreilles de l’assistance. Le ciel s’ouvrit, un garde et sa monture en sortirent, suivis du roi Ferdinand et de la reine Isabelle la catholique. Le cavalier atterrit le premier sur le pont. Il déroula un parchemin qu’il avait en main et lut:

«Oyez, oyez, oyez! Que l’assistance se lève pour accueillir Leurs Majestés le roi et la reine d’Espa-gne».

L’assistance s’exécuta tandis que les témoins royaux vêtus de leurs plus beaux habits sertis d’or et de diamants atterrissaient comme s’ils étaient mus par un moteur à propulsion dont le système de freinage fonctionnait à merveille.

L’amiral Colomb se précipita pour baiser la main que lui tendait la reine et fit une profonde révérence au roi. Il les installa tous les deux sur des trônes royaux qui les attendaient. Puis il se tourna vers José Maria de la Luz, le grand magicien, et lui dit:

«Faites venir nos autres invités afin que commence l’audience.»

De la Luz s’exécuta, et tous les autres invités firent tour à tour leur apparition.

Parmi ceux-là, se détacha un homme de haute stature qui portait une affreuse balafre sur la joue. Avec ostentation, il s’avança et fit une profonde révérence au couple royal en disant:

«Sires, votre fidèle serviteur, Nicolas Ovando, est heureux d’avoir été choisi pour participer à cette audience. J’espère, encore une fois, être à la hauteur de la confiance que vous m’avez toujours témoignée».

Puis, se tournant vers de la Luz, il marmonna, un sourire sarcastique sur les lèvres:

«Je remercie le grand magicien de la Luz qui, par sa grande science, m’a permis d’accéder au territoire sacré de Quisqueya. J’avais cherché en vain le moyen de le faire. Grâce à lui, l’Espagne pourra reconquérir ses anciennes colonies et redorer ainsi son blason».

Face à ces propos, pour le moins surprenants, un murmure de consternation et de surprise parcourut l’assistance et se transforma vite en brouhaha.

«Silence! ordonna de la Luz, furieux. Monsieur Ovando, veuillez vous asseoir! Nous nous passerons bien de vos intempestives élucubrations».

De mauvaise grâce, Ovando, pressuré par la foule et par Inca qui gueulait: «Mais, c’est un drôle de pistolet ce bonhomme! un drôle de pistolet…», finit par prendre place parmi les nouveaux invités en jetant à de la Luz et à Inca un regard mauvais.

Quand enfin le calme fut rétabli, Colomb ordonna au grand magicien de commencer la séance.

«Mesdames et messieurs, dit le magicien, nous voici réunis sur le pont du célèbre navire La Pinta, qui participa au long voyage de l’amiral Colomb vers la découverte de nouvelles terres, pour débattre d’une question ayant une importance capitale pour l’huma-nité. Ledit amiral, ici présent aujourd’hui, a du mal à croire les horribles faits racontés qui ont eu lieu à cause de sa découverte de nouvelles terres. C’est la raison pour laquelle il a provoqué la réunion de ce jour. Chacun d’entre vous a joué un rôle dans cette histoire, et votre présence à cette séance est d’impor-tance. Car elle va nous permettre de reconstituer des faits datant de plus de cinq cents ans. Grâce à ma puissante magie, je vais pénétrer vos âmes et vos pensées afin de reconstituer l’histoire, la vraie.

La bande des quatre pensait avoir déjà tout vu à Quisqueya mais elle se trompait grandement. Le plus fantastique semblait encore à venir car le grand magicien espagnol, sans l’ombre d’un doute, avait mille tours dans son sac.

En effet, les jeunes gens le virent tout d’un coup comme agité d’un grand tremblement. À l’aide de sa baguette magique, il traça des signes dans le ciel comme avec les torches il y a quelques minutes, récita une très, très, très longue formule magique et soudain une musique se fit entendre tandis qu’apparaissaient des images plutôt floues qu’agitait le vent dans le sens des aiguilles d’une montre. Kakou prit peur, lança un grand cri et se précipita dans les ailes de son père. Celui-ci, pris au dépourvu, faillit tomber du gouvernail où il était perché. Il dandina sur une patte puis sur l’autre et finalement ne pouvant trouver l’équilibre, il se laissa choir sur la tête de la reine Isabelle, rabattant ainsi sa couronne sur son œil gauche. Celle-ci poussa de hauts cris et tenta de se débarrasser de ce drôle d’oiseau et de son gosse aussi poltron que lui.

Cayacoha et le grand cacique Bohéchio éclatèrent de rire. Eux, savaient combien ces aras étaient des trouble-fête. Ils en avaient souvent fait l’expérience.

Vexé de voir sa séance à ce point perturbée, José Maria de la Luz jeta un sort aux deux trouillards qui se permettaient d’interrompre une audience aussi importante. Pendant deux minutes, il les changea en statues de sel. Figés dans leur mouvement de panique, les perroquets ne purent empêcher de se produire la chose la plus extraordinaire que les jeunes Haïtiens aient jamais vus: dans le ciel, juste au-dessus de leurs têtes, le film de la triste histoire de la découverte de l’Amérique se déroulait sous leurs yeux ahuris. Des personnages grandeur nature, des cliquetis d’épées, des explosions, des boulets de canon, des chevaux hennissants, des Indiens agonisants dans les mines d’or, des Noirs embarqués de force sur des négriers. La trahison de Ovando, celui-ci encore plus cruel que Bobadilla. Ovando en train d’assassiner la reine Anacaona. La capture de Caonabo. Le massacre par Colomb des Indiens menés par Manicatex dans la ville d’Isabelle. Les Espagnols piétinant les Indiens avec leurs chevaux et laissant leurs chiens les dévorer. La soumission du Higuey face à Jean Esquibel. La pendaison de Cotubanama. Barro Nuevo en train de remettre la demande de paix au cacique Henri de la part de l’empereur Charles Quint, un baume après les injustices de Valenzuela. La lutte de Bartolomé de Las Casas contre l’injustice faite aux Indiens. L’autori-sation à nouveau par le roi Ferdinand d’Espagne de recommencer la traite des Noirs. L’Espagne enrichie par les nouvelles terres d’Amérique, l’injustice faite aux Africains que le roi d’Espagne ne considère pas comme ses sujets, la cupidité des Espagnols venant faire fortune à Hispaniola, la souffrance de l’esclave noir séparé de sa femme et de ses enfants: son travail est dur et humiliant, il peine beaucoup et n’a personne pour le défendre. Bartolomé de Las Casas regrettant jusqu’à sa mort d’avoir demandé au roi d’instituer à nouveau la traite des Noirs.

Le tableau s’assombrit encore plus, quand le film fit découvrir la terrible histoire des Noirs d’Afrique forcés de voyager sur des bateaux appelés négriers pour devenir des esclaves devant enrichir la colonie et les atrocités de toutes sortes qui furent commises pour assouvir la soif de pouvoir et de puissance d’un roi ou d’une reine d’Espagne, d’Angleterre ou de France au nom de la sainte Église catholique.

Toute la période de l’esclavage des Noirs se déroula sous leurs yeux ainsi que l’histoire des marrons, la cérémonie du Bois-Caïman, la grande bataille de Vertières et celle de la Crête-à-Pierrot. Les atrocités commises par le général Leclerc, le général Rochambeau, l’intransigeance de l’empereur Napoléon Bonaparte. La grande guerre de l’Indépendance d’Haïti.

«Arrêtez, señor de la Luz! cria brusquement la reine en pleurs. Je ne veux plus voir cet horrible film. C’est affreux! Tant d’atrocités commises en mon nom et au nom de notre sainte mère l’Église, c’est insoutenable. Quel injuste sort que celui infligé aux Indiens et aux Africains!»

Ralph et Ruddy étaient aussi atterrés que la reine. Christine et Leïla, émues jusqu’aux larmes, reniflaient dans leurs mouchoirs.

Le roi Ferdinand vint prendre la reine dans ses bras tandis que le grand magicien, d’un coup de baguette magique, interrompait le film.

L’amiral Colomb, la mine contrite, ne savait que dire de ce funeste destin qu’avaient connu les habitants du Nouveau-monde à cause de sa prétendue découverte.

Le grand sorcier Cayacoha se leva lentement. Lui aussi était attristé par tant d’atrocités. Un masque de douleur lui couvrait la face. Il prit la parole:

«Mesdames et messieurs ici présents, ce que nous venons de voir, grâce à la grande magie du señor de la Luz, est éloquent. Et je crois qu’à la lumière de tous ces faits accablants il serait vraiment regrettable de répéter les mêmes erreurs sur les mêmes hommes, les mêmes terres. La sagesse voudrait que le roi et la reine d’Espagne renoncent à conquérir à nouveau Hispaniola ou plutôt Quisqueya. Laissez mon peuple vivre en paix sur ses terres. Nous sommes des Taïnos de la tribu des Arawaks, des gens doux et paisibles. Nous ne voulons aucun mal à quiconque… D’ailleurs, c’est de l’utopie d’attribuer la découverte de ce continent à l’amiral Colomb. Nos ancêtres, venant d’Asie, avaient foulé ce sol des siècles avant les conquistadores, en passant par le détroit de Béring!»

Les hommes de l’amiral tentèrent de faire taire le grand sorcier indien en l’agrippant par le col de ses habits de fête et en le jetant sur le sol.

«Ne le touchez pas! cria Isabelle, reine de Castille. Espèces de monstres! Vous êtes encore prêts à répéter vos forfaits, vos ignominies. Je ne veux pas que l’on fasse de mal aux habitants du Xaragua, amiral Colomb. Dites à vos hommes de se retirer de Quisqueya afin que l’histoire ne se répète plus jamais. J’ai honte que tout cela soit arrivé à cause de moi. Je comprends maintenant pourquoi mon âme refuse de quitter le monde terrestre. Je n’aurai jamais fini d’expier mes fautes. La seule façon pour moi de me racheter de toutes les erreurs commises est d’offrir leur liberté aux Indiens. Alors, je gagnerai cette paix tant souhaitée. Je partirai pour l’au-delà, l’âme enfin apaisée.»

– Vous avez raison, Majesté, dit l’amiral, l’air penaud. Ce génocide qui a duré plusieurs siècles n’avait pas sa raison d’être. Surtout que cela n’a pas servi à grand-chose puisque l’Espagne est à nouveau la parente pauvre de l’Europe et que toute cette affaire n’a fait qu’accroître l’animosité des peuples colonisés contre le Dieu de nos églises!»

L’amiral, à ces mots, retira son sabre de son baudrier, s’agenouilla devant la reine, et le lui tendit.

«Prenez mon épée, Ô! ma reine, pour que celle-ci ne serve plus jamais à asservir les peuples libres», dit l’amiral en toute humilité.

La reine allait se saisir de l’arme, la bande des quatre et les Indiens, heureux, jubilaient déjà quand soudain une voix forte, tonna:

«Arrêtez vos mascarades! Êtes-vous devenus fous? Jamais nous ne rendrons la liberté aux Indiens…»

L’assistance tout entière eut un haut-le-corps de surprise en découvrant le contestataire. C’était Nicolas Ovando.

– Taisez-vous, Ovando! répliqua le roi Ferdinand en se tournant vers celui qui avait hurlé de la sorte. Vous avez fait assez de mal comme ça à ce peuple. Vous avez aujourd’hui l’occasion de racheter vos fautes passées, saisissez-la!

Le dénommé Ovando eut un horrible rictus au coin des lèvres. L’affreuse balafre, d’au moins dix centimètres, qu’il portait sur sa joue droite, témoin gênant d’une existence plus que tumultueuse, accentuait son air exécrable.

«Fermez-la! espèce de vieux grincheux! ordonna-t-il au roi. Nous nous sommes battus pour conquérir ces terres, et que personne ne vienne me raconter que nous devons les abandonner au nom d’un éventuel rachat de nos âmes. Si, vous, vous ne voulez plus revoir l’Espagne belle et prospère, mes hommes et moi, nous, nous le voulons. J’en ai assez d’entendre les autres ricaner dans notre dos. L’Espagne doit reprendre sa place de super-puissance crainte et vénérée».

– Vous êtes fou, Ovando. D’ailleurs une insubordination à votre roi peut vous coûter très cher, essaya de plaider la reine Isabelle.

Le balafré écumait. Furieux, il lança:

«Je n’ai pas d’ordre à recevoir de gens qui se comportent comme des lâches, comme des… minus. Tous les fantassins présents sur ce navire et sur l’île sont à mes ordres ainsi que les artilleurs, les arbalétriers, les cavaliers. Ils m’obéiront. Mes hommes et moi, ça fait très longtemps depuis que nous attendions ce moment. Nous n’allons surtout pas rater la chance de notre vie. Le grand magicien de la Luz nous a permis de rentrer dans Quisqueya en interpellant les esprits et nous l’en remercions. Sans lui, nous serions encore en train de végéter dans les limbes. Nous voulons tout l’or de ce continent et il nous faut encore et toujours des esclaves pour faire cette dure besogne d’extraction qui n’est pas du tout digne d’un Blanc».

Le roi Ferdinand s’offusqua.

«Comment osez-vous parler de la sorte à votre reine?»

Inca, qui avait depuis longtemps recouvré ses mouvements et sa voix, hurla, parodiant le roi:

«Comment osez-vous parler de la sorte à votre reine? Et il poursuivit: «Je vous ferai châtier pour insubordination!»

– Ferme ton bec, oiseau de malheur! riposta Ovando. Moi, je te ferai plumer.

Il voulut s’emparer de Inca mais Kakou veillait. Il lui sauta dessus et de son bec il lui martela le crâne.

Le roi en profita pour ordonner à ses hommes d’arrêter Ovando, ce qu’ils firent tout de suite.

Le rebelle se débattit mais il était seul contre dix. Les gardes eurent tôt fait de le maîtriser.

Ovando, le visage déformé par la colère, hurla de rage:

«Jamais, jamais nous n’abandonnerons Quisqueya, vous entendez ? Espèces de traîtres à la patrie! Je vous ferai pendre avec vos chers zindiens».

Au grand étonnement de tous, il émit un long sifflement avec ses lèvres repliées sur elles-mêmes. Puis arriva la chose la plus incroyable à laquelle la bande des quatre ait jamais assistée. Des bateaux pirates, des corsaires sortirent du ciel, s’approchèrent de La Pinta à toute vitesse et des flibustiers criant tous: «À l’abordage!», se précipitèrent à l’intérieur de la caravelle de l’amiral.

Pressentant une imminente catastrophe, le grand magicien de la Luz tenta, d’un coup de baguette magique, de faire disparaître tout ce beau monde qu’il avait lui-même interpellé. Mais, hélas! seulement quelques-uns des protagonistes, comme le général Leclerc, le général Rochambeau, Boukman, Capois-la-Mort et l’empereur Napoléon Bonaparte, furent renvoyés dans les limbes. Ovando, dont la rage décuplait les forces, eut tôt fait d’arracher l’instrument magique des mains de son propriétaire en hurlant à ses hommes: «À l’attaque! À l’attaque!»

Et là, un sanglant combat opposa les flibustiers, hommes de main de Ovando, aux gardes de Colomb et du couple royal. Une lutte sans merci à laquelle Inca et Kakou participèrent en jetant des petits tonneaux de vin sur le crâne des flibustiers. Les jeunes Haïtiens se battirent eux aussi avec les armes des vaincus qui jonchaient le sol. Mais les flibustiers, habitués aux manœuvres de guerre, eurent tôt fait de prendre le dessus. Le roi, la reine, Colomb, les gardes de celui-ci, la bande des quatre et les deux oiseaux furent très vite ligotés et bâillonnés.

Après la bataille, Ovando, encore tout essoufflé et fulminant, leur jeta à la face, avec rage:

«Désormais, vous êtes mes prisonniers. Bande d’abrutis! Sachez que rien ne m’empêchera d’assouvir mes ambitions. Je serai le vice-roi de la plus belle des colonies et je ferai à nouveau de l’Espagne le pays le plus riche de la terre. Quitte à marcher sur vos cadavres à tous!»

Sur ce, il cria:

«Hip hip hip! Hip hip hip!»

– Hourra, hourraaaaaaaaa! répondirent les pirates, heureux de leur victoire. L’un d’eux, en un tour de main, prit à la reine Isabelle tous ses bijoux.

À la tombée de la nuit, les bandits firent un festin où ils obligèrent des boucaniers, emmenés de force avec eux, à leur cuire de la viande de porc fumée, et ils burent du mauvais rhum jusqu’à ce que le sommeil eut raison d’eux.

 

7

Prisonniers sur La Pinta, nos quatre jeunes aventuriers ne savaient plus à quel saint se vouer pour trouver le moyen de sortir de ce pétrin.

Ralph, de son côté, attendait avec impatience le moment où son geôlier s’écroulerait ivre mort, afin d’essayer de lui voler son couteau et tenter de se débarrasser ainsi de ses liens. Pour lui, c’était la seule porte de sortie.

Mais son garde borgne et puant l’alcool était un gars solide, pas du tout sensible à la boisson. Car, malgré plusieurs litres de vin ingurgités, il n’avait pas l’air d’avoir sommeil.

Et dire que ce séjour à Quisqueya aurait dû être une source de joie et de bonheur devant aboutir au mariage de Ralph et d’Anacaona. Pourtant la réalité était bien triste. Ces maudits conquistadores avaient réussi à débusquer les Taïnos de leur cachette paradisiaque et risquaient de transformer à nouveau l’île en un véritable enfer.

Enfermée dans la cale, la bande des quatre voyait, à mesure que le temps passait, s’amoindrir les chances de pouvoir s’en sortir, quand soudain Ralph eut une idée lumineuse. Inca somnolait à deux pas de lui. Il lui suffirait d’être capable de le réveiller et de lui faire comprendre son plan. Ce qui n’était pas facile vu qu’ils étaient tous ligotés et bâillonnés.

Du bout du pied, il essaya d’attirer l’attention de l’oiseau. Celui-ci, malgré son bâillon, émit une plain-te mais ne broncha pas. Ralph dut répéter son geste. L’oiseau ouvrit un œil vif, plein de sagacité. Son regard croisa celui de Ralph et il comprit tout de suite ce que le jeune homme attendait de lui.

D’une démarche saccadée de pingouin (puisqu’il avait les ailes prisonnières d’un large mouchoir), il lui grimpa dessus. Ralph sentit les griffes de ses pattes lui lacérer la peau mais tint bon. Inca continua son ascension jusqu’à la tête du jeune homme et là, en équilibre sur le crâne de celui-ci, il tenta de défaire le nœud du bâillon qui pendait sur sa nuque.

La tâche ne fut pas aisée, mais au bout de dix minutes d’affreuses souffrances pour Ralph qui faillit être scalpé, Inca parvint au bout de ses peines.

Sa muselière tombée, Ralph put remercier Inca:

«Merci Inca, tu es un génie! Mais j’ai une autre mission pour toi maintenant. Va jusqu’à mes mains et essaie de me débarrasser de cet affreux cordage qui me paralyse».

Inca s’exécuta.

L’opération fut longue et éprouvante pour Ralph qui fut maintes fois au bord du découragement. Heureusement, au bout d’une heure de travail laborieux, le jeune homme put enfin masser ses poignets endoloris.

«Je suis fier de toi, Inca! dit Ralph en lui piquant un baiser sur le crâne après avoir libéré ses ailes. Je ne sais vraiment pas comment je pourrais me passer de toi!»

D’un bond souple, Ralph se leva et alla libérer les autres. Le pauvre Kakou! Encore un peu il serait tombé en syncope, tant la sangle qu’on lui avait passée autour du corps l’étouffait.

Ralph délivra la petite princesse de son cœur et la serra très fort dans ses bras. Ruddy, Christine et Leïla s’occupèrent de l’amiral Colomb, du couple royal, de Las Casas et du magicien de la Luz, qui ne tarissaient pas d’éloges à l’égard d’Inca le magnifique et de Ralph.

Ils étaient prêts à fuir quand ils entendirent des pas lourds dans l’escalier de la cale. Leur bourreau revenait. Vite, il fallait s’en débarrasser. Ils se planquèrent tous dans un coin sombre de la cale tandis que Ralph se saisissait d’un petit tonneau de vin.

L’escalier gémissait sous le poids du lourdaud tout vacillant à cause des litres entiers d’alcool ingurgités. Ralph attendit patiemment qu’il terminât sa descente pour lui fracasser le crâne à l’aide du tonneau.

Le géant de six pieds s’effondra comme une masse. Ruddy le ligota et le bâillonna tandis que Ralph lui volait son épée.

Avec mille précautions, le groupe gagna le pont où tous les pirates dormaient à poings fermés. Ils grimpèrent dans la petite barque flottante et quittèrent les lieux sans bruit aucun.

 

8

Aussitôt débarqués sur la plage, les mutins, à la faveur de la nuit noire sans l’ombre d’une lune, gagnèrent le maquis.

Ils se réfugièrent au fin fond de la forêt, là où ils étaient sûrs de ne pas se faire repérer par les hommes d’Ovando.

Quand ils se sentirent à l’abri de tout danger, ils s’arrêtèrent afin de se désaltérer et de casser la croûte. Encore un peu, ils seraient morts d’inanition. Les pirates s’étaient empiffrés à leur barbe sans jamais rien leur offrir.

Ils mangèrent des fruits et des noix de coco et burent une eau douce et claire qui coulait d’une source proche. Quand ils se sentirent d’aplomb, ils firent un feu autour duquel ils s’assirent pour discuter de la manière dont ils devraient s’y prendre pour libérer la tribu taïno encore prisonnière de Nicolas Ovando et se débarrasser de ce dernier une fois pour toutes!

Ralph, s’adressant à Ruddy, prit le premier la parole.

«Ruddy, est-ce que tu as une idée de la manière dont on devrait procéder pour parvenir à mettre K.-O. Ovando et sa bande?»

– Vieux frère, depuis l’instant où ce monstre a montré son vrai visage et ses intentions, je la cherche, cette solution. Mais je t’avoue que cela ne sera pas facile. Tu as sûrement remarqué que nos coups ne les atteignaient pas. Ils sont comme des fantômes…

– Mais ce sont des fantômes, l’interrompit le grand magicien José Maria de la Luz, le regard agrandi par l’effroi. Vous avez trouvé la clef de l’énigme. Le problème, c’est qu’ils sont dans la quatrième dimension. Grâce à une puissante magie ils peuvent nous atteindre mais le contraire n’est pas aussi vrai. Ce phénomène défie toutes les lois universelles. Celle de la gravitation, celle la relativité, celle de la causalité – effets causes effets -, il défie même un théorème mathématique certifiant que si une proposition est vraie son contraire l’est tout autant.

Qui peut me rappeler ce qu’était la théorie de la relativité? demanda soudain Christine, songeuse. Je crois que la réponse à cette question nous sera précieuse à l’avenir.

– La théorie de la relativité a été établie par Einstein, répondit Ralph, elle replace la description des événements physiques dans un système relatif à l’observateur et où la vitesse de la lumière est la dimension limite.

Christine hocha lentement la tête comme plongée dans une profonde réflexion.

Puis tout à coup:

«Voilà! C’est ça. Cette théorie contient vraiment la solution à nos problèmes, dit-elle, en se tournant vers Ruddy comme cherchant son approbation».

– Brillant, chère cousine, très brillant même, répondit celui-ci avec une lueur moqueuse dans le regard. Et il répéta, songeur: «où la vitesse de la lumière est la dimension limite, où la vitesse de la lumière est la dimension limite… Ce ne sera pas facile d’appliquer la solution…

– Moi, j’ai trouvé! s’écria Leïla toute excitée. Leur projection lumineuse est supérieure à la nôtre en vitesse. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas les atteindre. Cela veut dire que leur science est sophistiquée, très sophistiquée.

– Mais, ce n’est pas une solution, ça! s’écria Inca, d’un ton connaisseur.

Le petit groupe éclata de rire.

«Merci Inca de vouloir nous aider, dit Ralph, mais dans ce cas je ne crois pas que tu puisses nous être d’un grand secours. Laisse Leïla terminer son exposé».

– …Alors, je disais… reprit Leïla.

– Vous n’auriez pas dû me clouer le bec devant mon gosse! protesta Inca en se tournant vers Kakou.

Ce qui fit à nouveau s’esclaffer le groupe.

– Toutes mes excuses, Inca, répondit Ralph. Nous t’accorderons le droit de cité tout à l’heure. En attendant, l’instant est grave et l’avenir de Quisqueya en dépend.

– …Alors je disais, répéta Leïla qui avait peur de perdre le fil de ses idées, qu’il faudrait soit augmenter notre vitesse lumineuse soit diminuer la leur.

La consternation laissa coi le petit groupe pendant quelques secondes.

«Il fallait y penser, dit Christine qui retrouva la première la parole».

– Écoutez les filles, c’est vite dit! rétorqua Ruddy. Mais comment allons-nous pouvoir concrétiser cette solution?

– Moi, je sais comment faire! dit lentement le grand magicien espagnol. Ce n’est pas pour rien que je me nomme de la Luz. Je suis une lumière. J’ai réponse à tout. J’aurai juste besoin de l’aide du grand sorcier Cayacoha. Sa science me sera précieuse. Car pour ce faire, il faut consulter les grands esprits. Et là, vaut mieux être deux, sans quoi cela nous prendra un temps fou, peut-être plusieurs siècles et entre-temps les conquistadores auront la latitude qu’il faut pour mettre à sac le continent et perpétrer à nouveau un génocide dont personne ne sortira vivant.

La princesse Anacaona se tourna vers Cayacoha et lui demanda:

«Acceptes-tu d’aider le grand magicien blanc, Ô! grand sorcier de la tribu taïno?»

– Je ne peux refuser une telle offre, répondit Cayacoha. Nous mêlerons nos sciences pour sauver le continent. Nous, aurons besoin de plusieurs jours de méditation.

– Bien dit, Cayacoha! lança Ralph au sorcier. Nous allons vous laisser dans la forêt tous les deux. Quand vous serez prêts, vous demanderez à Kakou de venir nous avertir. Nous laisserons celui-ci avec vous. De notre côté, nous allons regagner Xaragua.

 

9

Sept jours plus tard, Kakou vint les prévenir que les deux grands mages avaient mis au point un astucieux projet qui leur permettrait de vaincre l’ennemi.

Ils refirent tous le voyage vers le centre de la forêt, tant ils avaient hâte de savoir ce qu’avaient pu concocter les deux maîtres des arcanes de la magie.

Quelle ne fut leur surprise, quand ils arrivèrent dans la clairière qui servait de refuge aux deux compères, de découvrir celle-ci vide de tout appareil sophistiqué! Ils s’étaient imaginés à tort que les deux magiciens avaient mis au point un système subtil qui leur permettrait d’atteindre la quatrième dimension. Hélas! Ils trouvèrent les deux maîtres de l’ésotérisme assis sur la racine d’un grand arbre, les attendant avec une patience d’ange. Aucune excitation ne perçait dans leur attitude.

«Ah! vous voilà!», dit simplement Cayacoha tandis que le señor de la Luz se coiffait de son drôle de chapeau pointu de magicien en venant à leur rencontre.

– Nous avons abattu une tâche de titans! dit ce dernier, le ton légèrement désinvolte.

Les jeunes aventuriers échangèrent un regard interrogateur, comme s’ils avaient du mal à croire à cette plaisanterie de mauvais goût.

«Vous n’avez donc rien fait?» questionna Ralph, déçu.

– Mais non, mais non, au contraire, répondit Cayacoha, nous nous sommes tués à la tâche.

– Vous n’avez pas l’air d’avoir bossé une semaine durant, dit Leïla, aussi déçue que Ralph.

– Vous vous trompez lourdement, reprit le maître de l’occultisme, nous avons besogné presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Consultant tous les grands livres de magie, de sortilège, d’alchimie, de divination et même de sorcellerie. Nous avons établi une communication avec tous les esprits, nous avons consulté tous les dieux des cieux et tous les mages de la terre et nous avons trouvé le moyen de rentrer dans la quatrième dimension.

Le groupe, d’une seule voix, s’exclama:

«OoooooooH! vous avez trouvé le moyen?»

– Bien sûr, que nous l’avons trouvé! Et c’était bien plus facile qu’on ne le croyait.

– Facile? interrogea Anacaona.

– Oui, facile! confirma de la Luz. Puis, après une légère hésitation: du moins pour nous, les initiés.

– Et c’est quoi votre trouvaille? demanda Christine qui trépignait d’impatience.

– Elle est simple comme bonjour! dit le grand sorcier Arawak. Ces messieurs sont tout simplement une illusion optique.

– Quoi? s’écrièrent les autres à l’unisson.

– Ce n’est pas une plaisanterie, je vous assure. Ces messieurs n’existent qu’à nos yeux. Ils sont comme des images que l’on aurait projetées pour nous faire accroire à des choses qui n’existent pas vraiment.

– C’est tout de même incroyable ce que vous nous racontez là. J’ai peine à y croire. Des images qui tuent, emprisonnent, torturent, séquestrent, réduisent en esclavage? s’indigna Ruddy. Et vous, señor de la Luz, êtes-vous aussi une simple image? Et le roi, la reine d’Espagne, leurs gardes, sont-ce de vulgaires images?

– En quelque sorte oui! Mais nous, nous sommes des images imprimées en positif et, eux, des images imprimées en négatif…

– J’avoue ne pas comprendre grand-chose à votre charabia, dit Ralph. Pendant que j’y pense, c’est bien vous, de la Luz, qui avez permis à Colomb de pénétrer dans l’univers de Quisqueya. N’est-ce pas, amiral? questionna Ralph en se tournant vers le vice-roi d’Hispaniola.

– Oui, c’est bien vrai. C’est grâce à lui que nous avons pu retrouver Hispaniola pardon Quisqueya, répondit l’amiral.

– Alors, de la Luz, expliquez-nous comment vous avez réussi ce coup-là, reprit Ruddy. Au début de notre entretien avec l’amiral sur le bateau «fantôme», il était fier de votre science. Fier de voir que vous étiez capable de la plus grande des magies. Et il nous avait parlé de mondes binaires. Il nous avait dit que Quisqueya n’était pas la seule à faire partie de cette existence parallèle. Il avait même parlé de monde à l’envers. C’est la raison pour laquelle La Pinta flottait dans les airs au lieu de le faire sur l’eau. Ce qui est, je l’avoue, extrêmement impressionnant.

– C’était facile. Il suffisait d’y penser, répondit de la Luz, le regard pétillant de malice. Nous sommes passés par l’île jumelle. Par chez vous, quoi! par Haïti. Nous avons préparé notre voyage en secret dans vos eaux, très loin derrière La Gonave, à l’abri des regards indiscrets. Puis, grâce à ma grande magie et à une formule magique vieille de milliers d’années, héritée de mes ancêtres, nous avons fait immersion, voyagé sous votre mer jusqu’à ce que nous ayons atteint les cieux de Quisqueya. Et là, grâce encore à la magie de mes ancêtres, j’ai transformé l’air en eau. Ce que vous croyez être de l’air est tout simplement pour nous de l’eau.

– De l’eau? interrogea la bande des quatre, ahurie.

– Oui, l’air est eau pour nous! Pour vous, nous flottons dans l’air tandis que pour nous, nous sommes dans l’eau. Encore un phénomène d’illusion optique. Mais la différence avec les pirates emmenés par Nicolas Ovando c’est que nous, nous croyions bien faire. Nous étions persuadés que c’était la reconquête d’Hispaniola qui nous libèrerait de nos errances. Nous étions sûrs que c’est ce qu’il nous fallait accomplir jusqu’au bout afin de libérer nos âmes restées prisonnières du monde terrestre. Mais notre vraie mission était de stopper le génocide que voulait perpétrer à nouveau Ovando. Car, les esprits nous l’ont dit; cela fait très longtemps qu’il préparait son voyage vers Quisqueya, c’est lui qui a armé tous ces pirates, ces flibustiers, afin de servir sa cause. Cela fait des années qu’il recrute ces bandits des mers. Nous, notre mission devait s’achever à la lumière des films de l’histoire projetés. L’amiral, le roi, la reine auraient trouvé la paix de leur âme en étant d’accord que ce génocide n’aurait pas dû avoir lieu, que c’était une erreur grave commise dans le passé et dont le rachat se ferait par la libération de Quisqueya. Mais Ovando et ses assoiffés de sang ne l’entendaient pas de cette oreille et ils ont organisé cette insurrection. Et là, ils sont prêts à éliminer tous ceux qui les empêcheraient d’atteindre leurs objectifs. La reconquête des terres perdues pour redorer ainsi le blason de cette Espagne aujourd’hui appauvrie. C’est là qu’ils se sont montrés plus forts que nous. C’est là qu’ils nous ont doublés et ceci grâce à un homme, un seul homme, le plus grand magicien de tous les temps: Achille Plindeforce. Il a bien travaillé, ce mauvais génie. Il leur a concocté quelque chose d’extraordinaire, qui leur a donné deux gros avantages sur nous. Il a ralenti la luminosité de leur image et de plus, il leur a fait une impression en négatif.

– Waaaaouou! s’exclamèrent la bande des quatre, Inca et Kakou. C’est prodigieux, fantastique.

– Eh oui, fantastique! reprit de la Luz. C’est la raison pour laquelle nous n’aurions jamais pu les vaincre. Nos images ne se déplacent pas à la même vitesse.

– Mais qu’avez-vous pu trouver pour contrer ce phénomène? s’informa Leïla passionnée par toute cette histoire.

– Ah! ma chère enfant, deux sciences valent mieux qu’une. Cayacoha et moi avons mêlé nos savoirs, nos pouvoirs et nos formules magiques et nous avons imaginé un procédé qui nous permettra de réduire en bouillie le sieur Achille Plindeforce. Il se croit futé celui-là mais hélas, il a cette fois-ci affaire à plus forts que lui.

– Mais dites vite, señor de la Luz, je brûle d’impatience! dit Ruddy, qui visiblement était dans son assiette.

– Eh, bien! maintenant je cède la parole au grand sorcier Cayacoha. Il va vous expliquer comment nous allons utiliser notre nouvelle arme. À vous, grand sorcier! dit-il en se tournant vers Cayacoha.

– Suivez-moi tous! dit celui-ci. Et à la consternation générale, le grand sorcier prononça une formule magique qui eut le pouvoir d’ouvrir le tronc du grand arbre tout proche.

– Chuuuuuuuuuttt! fit-il en mettant son index sur ses lèvres au cri de surprise qu’avait émis le groupe. Rentrez tous là-dedans car Achille Plindeforce ne doit pas connaître la cachette de notre arme secrète. Cela ferait échouer nos plans.

 

10

Par un étroit escalier de gros bois en forme de spirale, le petit groupe pénétra dans le nouvel antre des deux grands mages.

À la stupéfaction de tous, ils découvrirent le fruit de la semaine de travail des sorciers. Le repère abritait un appareil photographique qui avait l’air vétuste; il devait dater des années 1900…

«1887!» s’exclama de la Luz comme s’il lisait dans leur pensée.

…De grandes cuves pleines de solution chimiques.

– Des développeurs et des révélateurs! dit à son tour Cayacoha.

…Et tout à côté, un autre appareil que personne ne semblait pouvoir identifier.

– Ceci est un appareil d’animation. Je l’ai baptisé «Sacrosanctus» car c’est un sacro-saint appareil! s’exclama fièrement de la Luz devant l’air perplexe des visiteurs.

– Un appareil d’animation? s’étonna Anacaona qui fut tout de suite relayée par Inca et Kakou perchés l’un et l’autre sur les épaules de la princesse.

– Il vaudrait mieux vous expliquer le fonctionnement de ce drôle d’attirail, proposa Cayacoha en échangeant un regard entendu avec de la Luz.

– Ce ne serait pas de refus, répondit Colomb lui-même impressionné par ces drôles d’engins.

– Tenez! asseyez-vous tous par terre. Je vais vous faire un cours détaillé sur le mode d’emploi de l’appareil d’images en négatif, le développeur au ralenti, le révélateur et l’appareil d’animation fonctionnant à base de formules magiques ancestrales et de rayons laser cosmiques.

Quand tous furent installés, Cayacoha commença son exposé:

«Voilà! l’appareil photo ici présent, ayant appartenu au plus habile magicien de tous les temps, Oscar Savant de Limage, va nous servir à prendre chacun de vous en photo puis, dans ces bains que vous voyez à votre droite, votre image sera développée en positif, trempée dans le développeur en négatif puis dans le ralentisseur. En dernier lieu, elle sera exposée au rayon laser de l’appareil d’animation qui, grâce au laser cosmique provenant de radiations intersidérales, prêté par les dieux et fonctionnant à base de formules magiques connues seulement de de la Luz et de moi, animera votre image et la rendra vivante. Ce procédé possède des avantages incroyables. Il vous assurera même l’immortalité. Car si vous êtes blessé ou tué au combat, seule votre image mourra. Vos vrais corps étant restés à l’abri dans ce repère sous-terrain».

– Et nos pensées, nos esprits, que deviennent-ils dans tout ça? s’étonna Ruddy.

– Ah! le jeune homme intelligent! s’exclama de la Luz en riant. Vous avez raison, entièrement raison.

Sur ces mots, il disparut derrière l’appareil d’animation et revint les bras chargés de drôles de petites fioles.

Il prit la parole, relayant Cayacoha.

– Vos esprits, vos pensées seront, à l’aide d’une puissante formule magique, stockés dans ces fioles et seront perfusés à vos images animées à travers le rayon laser. Chaque fiole sera installée au moment voulu pour le personnage voulu.

Le petit groupe, baba, émit des sifflements admiratifs.

«J’ai hâte d’essayer ce merveilleux procédé, déclara Ralph en prenant sa fiancée dans ses bras, j’ai hâte de sauver ma princesse et son peuple de cette bande de vautours, ces flibustiers sans égards; elle m’avait bien aidé dans le passé à sauvé le peuple d’Haïti. Quand pourrons-nous passer à l’attaque?» demanda-t-il à Cayacoha.

– De la Luz et moi allons dès ce soir consulter les oracles. Ils nous diront le moment le plus propice pour fourbir nos armes.

* * *
Les oracles donnèrent le feu vert à l’opération pour le lendemain matin dès l’aube.

Les appareils des deux sorciers fonctionnèrent à merveille. En deux temps trois mouvements, tout le groupe fut transformé en images animées.

Armés de fusils, d’arbalètes, de noix de coco et d’épées, les aventuriers marchèrent sur La Pinta où Ovando avait établi ses quartiers généraux. Ils étaient accompagnés des deux sorciers et aussi de Oscar Savant de Limage, ressuscité par de la Luz, qui avait tenu à faire partie de l’expédition. Il avait eu quelques déboires dans le passé avec Achille Plindeforce. Celui-ci lui avait volé la formule de l’appareil d’animation, le Sacrosanctus, dont il s’était fait passer pour l’inventeur; et il tenait à lui régler son compte une fois pour toutes, lors de cette bataille.

Ce n’est qu’arrivés sur la plage que tous se rendirent compte qu’ils n’avaient prévu aucun moyen de transport vers la caravelle et les corsaires ancrés en plein ciel. Ils allaient faire demi-tour quand Oscar Savant de Limage les arrêta. Il tira sa baguette magique de la poche de sa grande chasuble, enleva son chapeau pointu de magicien et demanda aux jeunes gens de choisir le moyen de transport qui conviendrait le mieux.

«Un skateboard! répondirent tout de suite Ralph et Ruddy. C’est rapide et c’est plus facile pour la glisse

D’un coup de baguette magique, des skateboards sortirent du grand chapeau.

– Hou là là! on va s’amuser! s’écria, Kakou.

– Wouhououououou! hurla Inca, ce sera de la glis-se fantastique!

À peine eut-il prononcé ces mots que Inca porta brusquement son aile à son bec. La surprise le cloua sur place. Ce n’était pas sa voix qui sortait de lui-même mais bien celle de Christine. «Le grand magicien de la Luz s’est trompé de fiole!» s’exclama-t-il, tandis que ses yeux s’agrandissaient de stupeur.

Christine, surprise d’entendre sa propre voix sortant du bec d’Inca, s’écria:

«Quel malheur! Quelle misère! De la Luz a fait une grave erreur! Une très grave erreur!»

Tout le groupe s’esclaffa en l’entendant dire tout ça avec la voix gouailleuse d’Inca.

«Ce n’est pas bien grave! Je vous arrangerai tout ça plus tard! dit de la Luz, riant aussi. En attendant, je dois vous procurer de quoi vous déplacer dans les airs! Maintenant nous n’avons plus une minute à perdre!»

En un rien de temps, il y eut des skateboards pour tout le monde. Heureusement que le roi Ferdinand et la reine Isabelle la catholique avaient fait le choix de rester au repère. Ils n’auraient pas pu emprunter ces engins qui glissaient sur l’air à une vitesse vertigineuse n’ayant que le vent comme système de propulsion.

Au loin, les pirates de La Pinta et des corsaires étaient en train de hisser leurs voiles. «Ooooh hisse! Ooooh hisse!» scandaient-ils d’une voix forte.

Le grand roi Bohéchio donna le signal de l’attaque et, d’un seul geste, tous les skateboards s’élancèrent dans le ciel.

Ovando et ses hommes, pris par surprise, virent une nuée d’attaquants déferler sur eux à la vitesse de l’éclair. Se croyant à l’abri à cause de la vitesse de leur image qu’ils savaient différente, ils perdirent un temps qui aurait pu leur être précieux.

Ce n’est qu’au moment où les premières flèches enflammées atteignirent la caravelle et mirent le feu à ses voiles, que les attaquants les virent se précipiter sur leur artillerie. Ovando, affolé, partit à la recherche de Achille Plindeforce.

Celui-ci, debout sur le pont, n’en crut d’abord pas ses yeux, puis, tout à coup, il aperçut Oscar Savant de Limage qui filait droit vers lui sur son drôle d’engin.

«Mais grands dieux de grands dieux! s’exclama-t-il, ahuri et furieux. C’est ce gredin, ce sacripant d’Oscar Savant de Limage. J’aurai ta peau, espèce de babouin sans poils. Je m’en vais te régler ton compte».

À ces mots, il fit un geste de sa baguette magique, et son balai à propulsion atomique fit son apparition. Il l’enfourcha et se lança à la rencontre d’Oscar Savant de Limage, son ennemi juré depuis la nuit des temps.

Inca, juché sur la tête de Ralph, le vit passer devant lui à toute vitesse. Sans hésiter, il lui lança la noix de coco qu’il destinait au crâne d’Ovando.

Le projectile atteignit sa cible en pleine face, la déséquilibrant. Plindeforce perdit sa superbe et tourna deux fois autour de son balai qui faillit le laisser choir dans les airs. Il se rattrapa à la dernière seconde et maintint le cap vers Oscar Savant de Limage.

Ce fut au tour de Kakou d’imiter son père. Cette fois, la noix de coco atteignit Plindeforce en pleine colonne vertébrale.

«Aïe, aïe, aïeïeïeïeeeeee!»

Le magicien de malheur poussa un cri de douleur mais s’agrippa à son balai volant.

Et tandis que la bataille se poursuivait entre les hommes d’Ovando et ceux des deux grands sorciers, Plindeforce et Savant de Limage s’affrontèrent très haut dans le ciel dans une lutte sans merci qui vit la victoire d’Oscar Savant de Limage. Car au grand étonnement de Plindeforce son rival changea sa vitesse lumineuse grâce à une poudre magique emportée à cet effet, ce qui le mit tout de suite à l’abri des mauvais sorts que lui jetaient son ennemi.

Après quelques minutes d’un combat inégal, Ralph et ses compagnons virent le balai de Plindeforce prendre feu et redescendre en tournant sur lui-même, emportant dans sa course son funeste cavalier qui hurlait, blessé à mort:

«Non, non, non nooooooon! Je ne supporte pas l’eau, je me dissous dans l’eau. Je vais mourir aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah!!!»

Cette fois, il ne put échapper à son destin. Quand il s’enfonça dans la mer, il fondit tel un comprimé effervescent !

À la surprise générale, Ovando réagit en ordonnant à ses hommes:

«Faites venir le prisonnier immédiatement!»

Quand ceux-ci revinrent, bousculant un drôle de bonhomme devant eux, Ruddy en plein vol s’exclama:

«L’empereur Charles Quint! Ce chenapan d’O-vando l’avait pris en otage à notre insu!»

– C’est fou, mais bon Dieu de bon sang! nous l’avions totalement oublié celui-là! renchérit Ralph.

Les deux jeunes gens se concertèrent du regard puis, d’un commun accord, côte à côte, ils exécutèrent un piqué extraordinaire et foncèrent tout droit sur Ovando. Ce dernier tenait l’empereur tout contre lui, un coutelas sous la gorge de celui-ci.

«Grands sorciers de malheur, si vous ne mettez pas fin tout de suite à cette attaque, je ne réponds pas de la vie de Charles Quint!» tonna-t-il, grimaçant, en s’adressant à de la Luz et à Cayacoha.

Ralph et Ruddy ne tinrent pas compte de sa menace et continuèrent à lui foncer dessus. La vitesse avec laquelle ils filaient leur permit d’être à la hauteur d’Ovando en une fraction de seconde.

Ils le frôlèrent et piquèrent son casque exprès, lui rabattant ainsi le caquet.

«Bandes de fripouilles, oiseaux de mauvaise augure, j’aurai votre peau!» hurla le rebelle au bord de la crise de nerfs.

Ce disant, il lâcha l’empereur et se saisit d’une lance qu’il prit à l’un de ses hommes. Il tenta vainement de harponner Ralph et Ruddy qui zigzaguaient sous son nez telle des guêpes en colère. Il fit plusieurs coups dans le vide et en dernier lieu, ratant totalement sa cible, il alla percuter la balustrade du pont supérieur et bascula dans le vide. Il pirouetta et atterrit sur le pont inférieur, son derrière le premier, en plein dans un baril de vin en flammes; celui-ci mit le feu à ses fesses. Ovando poussa des hurlements de douleur en courant à travers toute la caravelle.

Ralph et Ruddy profitèrent de sa débâcle pour exécuter un ultime piqué à la suite duquel ils attrapèrent l’empereur Charles Quint, chacun par un bras, l’éle-vèrent bien haut dans le ciel au-dessus de la mêlée; hors de la portée des flèches que leur lançaient les pirates. Puis, en quatrième vitesse, ils partirent le déposer sur la plage. Le pauvre empereur en pleine course avait fermé les yeux car un grand vertige vint soudain s’emparer de lui. À ses âges, c’était un peu trop lui demander que d’apprécier ce numéro de haute voltige et de looping incroyable.

Leur mission accomplie, Ralph et Ruddy repartirent vers La Pinta et les autres corsaires suspendus dans le ciel.

Ce voyant humilié, battu par une bande de gamins, Ovando paniqua. Il hurla de toutes ses forces:

«Canonniers, feu à volonté à tribord et à bâbord!»

Mais, hélas! de canonniers il n’y en avait plus! Ils avaient tous été tués par les flèches de l’ennemi. «À l’abordage!» cria-t-il aux pirates encore vivants. Mais ceux-ci ne surent que faire avec tous cesskateboards qui leur passaient presque sous le nez leur jetant toutes sortes de projectiles. Ils coururent se mettre à l’abri dans la cale de la caravelle, abandonnant leur chef, seul sur le pont.

Ce n’est qu’à ce moment que Cayacoha et de la Luz donnèrent le signal du rassemblement.

Tous les skateboards encerclèrent La Pinta et restèrent un instant figés autour d’elle. Oscar Savant de Limage vint se mettre au milieu d’eux, entre le grand sorcier indien et le magicien blanc. Ils se concentrèrent tous les trois pendant quelques secondes puis, d’un coup, agitant leurs baguettes magiques, ils firent disparaître à jamais La Pinta ainsi que les trois autres corsaires.

Un grand cri de victoire s’éleva du cercle. Tout le monde était heureux. Puis, répondant à un autre signal des grands mages, tous ensemble ils remirent leurs engins en marche et dans une merveille de tours de passe-passe ils atterrirent en douceur sur la plage.

Il était temps maintenant d’aller libérer les Taïnos du camp où ils étaient retenus prisonniers.

Pour fêter cette belle victoire, le grand cacique Bohéchio ordonna que l’on fît la fête une semaine durant.

Le soir-même de cet heureux jour, Ralph se dit:

«Je vais profiter de la bonne humeur du grand chef indien pour lui demander la main de sa fille».

Alors que celui-ci était assis au milieu du village, assistant à une féerie de danses magnifiques, le jeune homme, le cœur battant la chamade, prit sa fiancée par la main et se présenta devant le trône de Bohéchio.

«Ô! grand roi, dit-il dans une profonde génuflexion, j’ai l’insigne honneur de vous demander de m’accorder la main de votre fille que j’aime plus que tout au monde. Mon pays est maintenant digne de la recevoir et est prêt à faire d’elle la plus grande des reines. Il sera pour elle le plus beau des royaumes…».

Anacaona, toute tremblante d’émotion, ne quittait pas des yeux les lèvres de son père.

Un lourd silence plana sur l’assistance tandis que la réponse du chef se faisait attendre.

«Je serai fier d’avoir un gendre tel que toi, Ralph, finit-il par dire dans un grand rire. Anacaona et toi avez ma bénédiction pour ce mariage. Je vous souhaite tout le bonheur du monde».

Alors Ralph laissa éclater sa joie. Il prit Anacaona dans ses bras et l’embrassa, sous l’œil complice du père de celle-ci et les vivats de la foule massée autour d’eux.

Inca et Kakou, merveilleusement heureux, volaient dans tous les sens en criant à tue-tête:

«Le grand chef a donné sa bénédiction! Le grand chef a donné sa bénédiction! Vive les épousailles! Vive les mariés! Vive les mariéééésssssss!

Ils firent tant et si bien, qu’en fin de compte ils finirent par rentrer en collision tous les deux; ce qui mit fin prématurément à leurs bruyants débordements de joie.

 

11

Le mariage eut lieu dès que les familles haïtiennes purent rejoindre leurs enfants à Quisqueya. La cérémonie fut célébrée par le grand sorcier Cayacoha, majestueux dans ses habits de grands jours. Ralph était très beau dans son smoking noir auquel il avait épinglé un magnifique œillet blanc. De son côté, Anacaona, tout de blanc vêtue et coiffée de plumes blanches, était parée de magnifiques bijoux en or massif, cadeau de son père. Sa traîne, longue de plusieurs mètres, était sertie des plus belles pierres précieuses de tout le continent. Ces dernières faisaient partie de la dot que lui avait offerte son grand ami Guarico, le plus grand des butios. Toute la tribu taïno se coiffa de toutes ses plus belles plumes et se vêtit richement pour la circonstance. Le roi Ferdinand, la reine Isabelle, l’amiral Colomb, Bartolomé de Las Casas et l’empereur Charles Quint furent les invités d’honneur. Les danseurs indiens donnèrent un spectacle de toute beauté, et leurs homologues haïtiens firent découvrir au public l’éclat des danses de leur pays.

Inca, ému jusqu’aux larmes, fit office de parrain de noces. Il prononça un discours abracadabrant auquel personne ne comprit grand-chose, mais il fut le plus applaudi de tous. Christine et Leïla le portèrent en triomphe car il était leur chouchou à toutes les deux.

Tard dans l’après-midi, l’assistance tout entière accompagna le couple royal d’Espagne, l’amiral, Oscar Savant de Limage, José Maria de la Luz, Bartolomé de las Casas et l’empereur sur la plage où les attendait la dernière caravelle La Nina qui devait leur faire faire leur ultime voyage vers l’au-delà. La foule attendit que la caravelle eut largué les amarres pour aller poursuivre les festivités nuptiales.

Quand à Ralph et Anacaona, ils s’apprêtaient à partir pour une merveilleuse lune de miel sur l’une des plus belles plages d’Haïti.

Juste avant de remonter vers l’île jumelle, debout à l’intérieur du grand totem, Ralph prit la dague sacrée, cachée à l’intérieur de la veste de son smoking, la remit au grand sorcier Cayacoha en lui disant:

«Désormais, le passage qui relie les deux îles est ouvert. Tous les Arawaks pourront visiter l’île jumelle et constater qu’elle est aussi belle que Quisqueya. J’avais promis de revenir un jour restituer cette dague en signe de paix, d’amour et d’union. Eh bien! c’est chose faite! Je suis fier et heureux que mes vœux les plus chers se soient réalisés. Les habitants d’Haïti ont une telle hâte de connaître aussi Quisqueya et surtout Xaragua qu’ils ne vont pas tarder à arriver en masse.»

– Nous les attendons les bras ouverts, dit le grand cacique Bohéchio, et surtout j’attends mes petits-enfants à venir. J’espère qu’ils auront le courage de leur père et la détermination de leur mère. Bonne chance, mon fils!

Ralph donna une chaleureuse accolade au grand chef tout aussi ému que lui. Puis, Ruddy, Christine et Leïla, qui avaient décidé de prolonger leur séjour à Quisqueya de quelques semaines, pressèrent les jeunes époux sur leur cœur pour leur dire combien ils partageaient leur bonheur.

Anacaona, rayonnante dans la blanche robe indienne de ses noces, n’avait plus qu’une hâte, être seule avec son époux. Elle lança son bouquet de fleurs vers la foule de jeunes filles qui attendaient son geste avec impatience. Et surprise! Celui-ci atterrit tout droit sur la tête d’Inca qui, totalement sonné, pirouetta sur lui-même et prononça la formule magique qui ouvre les portes de l’île d’en haut, avant de s’étaler de tout son long, les deux pattes en l’air:

«Zémès, zémès tout-puissants, ouvrez-moi les portes de la légende de Quisqueyaaaaaa!!!»

Et les jeunes époux furent propulsés vers l’île jumelle à la vitesse de l’éclair.

25 novembre 2000

Xaragua, la cité perdue a été publiée pour la première fois en Haïti, 2001. Correction et révision: Communication Plus; Illustration et montage couverture: Margaret Papillon;  Distribution: Communication Plus, Plaza 32, angle autoroute de Delmas et Delmas 32, B.P. 13205 Delmas, Haïti 6120, complusa@yahoo.com;  Dépôt légal 01-02-055, Bibliothèque Nationale d’Haïti, achevé d’imprimer en mars 2001 sur les presses de L’Imprimeur II, Port-au-Prince, Haïti, ISBN 99935-617-0-3.
Saisie électronique : Adelyne Pinchinat, Yasmine Léger.

© 2001 Margaret Papillon ; © 2002 Île en île


Retour:

/margaret-papillon-la-legende-de-quisqueya-ii/

mis en ligne : 19 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020