Marc L. Laroche, Xaragua

(extrait)

ACTE 1

TABLEAU 1

     La scène s’ouvre sur une place contiguë au Bohio royal, le palais du Grand Chef, en face de la mer. Le vieux Bohéchio, portant un pagne et le torse nu, est assis sur un banc de pierre et semble perdu dans ses pensées, les yeux fixés vers le large. Non loin, la sentinelle Nakato fait le guet. Après un moment, Bohéchio se lève et s’avance, scrutant l’horizon.

     Les personnages sont: Bohéchio, Nakato, un garde du Bohio, un messager de la Magua, quatre femmes de Bohéchio.

BOHÉCHIO – Le temps est sombre et lourd, les oiseaux se sont tus. Même les colombes de ce triste palais, qu’est devenu le Bohio, ont cessé de roucouler depuis le matin. Une chape de silence recouvre, de part en part, la Yaguana. On dirait que la nature en émoi est en attente d’un cataclysme.

NAKATO – Oui, Grand Chef.

BOHÉCHIO – Ce n’est sûrement pas le temps de sortir les pirogues pour la pêche !

NAKATO – Non, Grand Chef.

BOHÉCHIO – Il n’y a pas de doute, une tempête se prépare derrière l’horizon. Le silence n’est troublé que par le gémissement retenu du vent dans les arbres et sur la mer… Entendez-vous Nakato ces pleurs aériens étouffés ?

NAKATO – Non, Grand Chef.

BOHÉCHIO – (se parlant à lui-même) Si encore les présages étaient heureux ! Mais le devin du Bohio, malgré son insistance à faire parler les choses, n’a pas été capable d’entrevoir des signes d’espoir… Tous les présages vont dans le même sens : celui du malheur et de la catastrophe ! Je n’ai que trop à m’inquiéter de ces Visages Pâles échappés des abîmes de l’enfer et qui viennent s’échouer sur les bords de Quisqueya !

Un temps.

Vingt ans plus tôt, les choses auraient été fort différentes… Combien de fois n’avais-je pas chassé sur la mer nos ennemis Caraïbes qui sillonnaient nos côtes de trop près ? La dernière fois, ce fut à l’Anse Bleue… Une journée inoubliable ! Ils avaient dû fuir, la queue sous le ventre comme des chiens battus, nous laissant une trentaine de pirogues sur le rivage, et abandonnant aux requins les dépouilles des soldats morts…

Un temps.

Malgré notre victoire, c’est ce jour affreusement mémorable que l’âme d’Atavik, mon fils bien-aimé, est allée rejoindre celles des ancêtres dans la Vallée Heureuse ! Je revois ce jour fatidique comme d’hier… quand il a expiré sans une plainte… au moment où la lune se couchait sur la cité !

Un temps.

Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, mon bras n’a plus la force pour soulever mon tomahawk ni pour bander mon arc… Aujourd’hui, il ne s’agit plus de Caraïbes mais de Visages Pâles… Et qui sait l’infernal dessein qu’ils cachent en abordant nos rivages ?

Un temps.

Depuis que j’ai appris leur débarquement et leur hostilité à l’égard de nos frères de la Magua ou du Marien, je suis agité continuellement de funestes pressentiments… Sans les avoir jamais rencontrés, il ne sort pas de mon esprit qu’ils traînent avec eux un cortège de malheurs pour notre peuple et pour le destin du Xaragua. Pourtant, malgré moi, j’ai dû renvoyer bredouille le messager du Grand Chef de la Maguana. Il voulait faire alliance avec le Xaragua pour les bouter hors de l’île… Je n’ai plus la force de commander une armée, surtout quand il s’agit de porter la guerre loin de nos côtes, et probablement par monts et par vaux sur la terre ferme.


Ces deux extraits sont tirés de la pièce La Tragédie de la reine du Xaragua de Marc L. Laroche, publiée pour la première fois à St-Laurent (Québec) aux éditions Cramoel, 2002, pages 5-7 (le début de la pièce).

© 2002 Marc L. Laroche


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mis en ligne : 6 mai 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020