Makenzy Orcel, Les Immortelles

(extrait du roman)

Je m’appelle… Au fait, mon nom importe peu. Les putains elles s’en foutent pas mal que tu sois écrivain ou goûteur de beignet. Tu les paies. Elles te font jouir. Et tu te casses après. Comme si de rien n’était… Pour nous autres, clients, c’est pareil : les noms, ça ne compte pas. C’est comme hurler à tout bout de champ que la terre est ronde. Que Dieu existe. Pourtant, la terre n’a pas toujours été aussi ronde que l’existence de Dieu… « Je suis écrivain. » C’est ce que je réponds quand on me demande ce que je fais dans la vie. Une affirmation qui pourtant sonne faux, à mon avis, puisque j’écris avec la mort et dans la mort. Ce lieu a échappé à la pesanteur. À l’espace-temps. Entre l’ailleurs et l’enfance… Au moment où arrivait cette chose, je relisais Les fleurs du mal. Baudelaire est un vrai oiseau de malheur. Il arrive toujours avec la mort au bec. La dernière fois, c’était une violente attaque nerveuse. J’en suis sorti, presque de justesse… Elle paraissait avoir tout compris du pouvoir de l’écriture en me demandant d’écrire ce livre sur la Grand-Rue. Pour toutes les autres putains disparues dans cette chose. Un livre, disait-elle, pour les rendre vivantes, immortelles… Elle racontait. Moi, je n’avais qu’à transformer, trouver la formulation juste pour exprimer sa douleur, ses souvenirs, sa solitude et ses angoisses… Écrire avec une autre en poupe. Avec ses larmes, son silence traquant chaque mot. Chaque parcelle d’un monde inconnu, indépassable. Je n’étais pas sûr de pouvoir y arriver… Emporté par le strip-tease de la mort. Ce qu’était devenue la Grand-Rue. Port-au-Prince. La ville où j’ai grandi. La ville de mes premiers poèmes. Aprèscette chose, le sexe et l’alcool ont été pour moi la meilleure des thérapies. Je fuyais tout, même l’écriture. Je veux dire, je ne voulais pas écrire tout de suite, du moins je pensais que ce n’était pas possible… Inondé de whisky, je me glissais dans le paysage fameux de cette pièce qui puait la merde et la mort pour me noyer dans son océan de putains… C’est la première fois que j’entrais dans un bordel avec un a priori aussi égoïste que le plaisir de planer dans les étoiles… Elle a allumé une cigarette, aspiré un bon coup et laissé s’échapper de sa bouche une épaisse bouffée grise, puis deux de ses narines. Elle m’a paru phénoménale dans ses gestes de gagneuse.

– Qu’est-ce que tu fais dans la vie, toi ?

Ma question préférée.

– Je suis écrivain.

– Écrivain… ! Ça tombe bien… Tu me donnes ce que je te demande et toi après tu pourras m’avoir dans tous les sens que tu voudras…

Marché conclu. Je devais juste d’abord écrire et ensuite la sauter. Ça me plaisait bien cette idée. Déjà le livre, ça ne se vend pas. Éditer à compte de sexe. Ça pourrait bien compenser certaines choses… Elle s’est dirigée vers la fenêtre pour regarder, non sans amertume, l’immense vallée de béton et de poussière blanche dehors. L’irréparable. L’inénarrable. Le désespoir qui coule dans les yeux des gens. La ville-décombres, déchiquetée, saturée de morts connus, inconnus, synthétisés, dessinant toutes sortes de figures géométriques… Puis soudain, comme ça, à l’improviste, comme un coup de poing sur la gueule, elle m’a lancé la première phrase qui a balayé le silence : « La petite. Elle reste coincée sous les décombres, douze jours après avoir prié tous les saints… »


Cet extrait du roman Les Immortelles, par Makenzy Orcel, a été publié pour la première fois aux Éditions Mémoire d’encrier à Montréal en 2010 (pages 9 à 11). Il s’agit des premières pages du roman, reproduites sur Île en île avec la permission de l’auteur et des Éditions Mémoire d’encrier.

© 2010 Makenzy Orcel


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mis en ligne : 6 novembre 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020