Lyonel Trouillot, « La Toile » – Boutures 1.3

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Récits
vol. 1, nº 3, page 31

illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

Le professeur était assez fier de son exposé sur Racine. Il avait remarqué, assise au fond de la salle, une étudiante d’origine arabe suspendue à chacun de ses mots. Il se trompait rarement dans ses projections, il avait calculé que deux autres séances suffiraient pour qu’elle tombât follement amoureuse de son érudition. En descendant, il savourait encore l’attrait extraordinaire qu’il exerçait sur les jeunes filles. La maison avait son allure ordinaire: raide, sèche, un peu voûtée comme les vieux couples. Pourtant, quelque chose n’allait pas. Perdu dans ses pensées, il mit du temps à réaliser ce que c’était. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes, et sa femme, que le temps avait rendue plus frileuse que nécessaire, n’oubliait jamais de les fermer. Il tourna la poignée, la porte d’entrée  n’était pas verrouillée. Il fut convaincu du passage d’un voleur lorsque la première chose qu’il vit dans le salon fut le vide laissé par l’absence de l’immense toile de Frankétienne. Il n’y avait plus qu’un grand rectangle de poussière grise, et quatre droites de résidus jurant avec la netteté du mur. Sa femme serait furieuse, elle réclamait depuis longtemps des mesures de sécurité. De plus, cette toile était sa préférée. À l’idée que le voleur se cachait peut-être dans la maison, l’éternelle jeunesse dont le professeur se sentait investi aux abords de toute jolie fille l’abandonna soudain. Il se força à évaluer les pertes, elles n’étaient pas nombreuses. À part la toile, le gros se situait dans la chambre.  Et c’est là qu’il comprit. On n’avait emporté que les effets personnels de sa femme : ses vêtements, ses souvenirs, et cette toile qu’elle aimait tant. Elle avait laissé un mot d’une écriture très économe. Plus d’étudiantes, plus de scandales, plus de brillance. À prendre ou à laisser. Homme rationnel, il s’insurgea contre cette offre d’un suicide en différé. Il se souvint des idées révolutionnaires de sa période freudo-marxiste. Et, en reconstituant le portrait de sa femme, il trouva qu’il y avait des années qu’elle était vieille, triste, regardante, et sans vivacité d’esprit. Qu’elle aille au diable! il aurait plus de temps pour son travail et ses étudiantes. Sa jeunesse retrouvée, il descendit d’un pas allègre verrouiller la porte d’entrée. Dans le salon, le vide trônait à la place du tableau. Le premier soir, il parvint à s’endormir sans grandes difficultés. Le lendemain, le vide s’imposa à lui comme une douleur, il ne s’endormit q fort tard. Le jour d’après, l’absence du tableau était insupportable. Le quatrième jour, son exposé fut des plus piètres, et l’étudiante d’origine arabe l’écouta d’une oreille distraite. Le soir, il rentra dans sa tombe avec des gestes d’automate, évita de regarder dans la direction de la toile manquante, souffrit quand même de son absence, se rappela qu’il avait toujours détesté cette toile, que sa femme ne l’avait aimée que parce que lui la détestait, ne comprit rien à ce qui lui arrivait, s’assit à sa table de travail et rédigea, avec le feu de mots nécessaires aux vaincus, sa reddition sans conditions.

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Lyonel Trouillot
Poète, romancier et critique, Lyonel Trouillot est né à Port-au-Prince en 1956. A publié, entre autres, Les fous de Saint-Antoine, 1989; Rue des pas perdus, 1996; Thérèse en mille morceaux, 1999. Trouillot écrit également en créole.

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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020