Lyonel Trouillot, 5 Questions pour Île en île


Romancier, poète et animateur culturel, Lyonel Trouillot répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 17 minutes réalisé au festival Livres en Folie à Port-au-Prince le 23 juin 2011 par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Marie Denise Grangenois.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Lyonel Trouillot

début – Mes influences
01:28 – Mon quartier
03:40 – Mon enfance
07:26 – Mon oeuvre
14:51 – L’insularité


Mes influences

Plus des textes que des auteurs : Les Raisins de la colère de John Steinbeck est sans doute le livre qui m’a le plus marqué en termes de révélation à la conscience sociale, certainement Gouverneurs de la rosée [de Jacques Roumain] et Compère Général Soleil [de Jacques-Stephen Alexis], toute l’œuvre de René Philoctète, toute la poésie de Paul Éluard et un peu plus tard, quand j’ai commencé à grandir, en période d’adolescence, les écrivains de la Beat génération qui m’ont quand même assez marqué. Bien sûr, je suis un lecteur, donc il y a plein de textes. Je dirai certainement Gabriel García Márquez, aujourd’hui encore certainement Jorge Amado et José Saramago. Toute littérature qui porte à la fois le rêve d’un monde possible et la douleur du monde réel, toute littérature de ce type qui m’est tombée sous les yeux m’a fortement marqué.

Mon quartier

J’habite un quartier qui n’est pas un quartier. Il y a quatre maisons de semi-riches dont la mienne, et un bidonville. Il n’y a pas forcément grande communication entre ces quatre maisons et le bidonville, au moins entre deux de ces maisons et le bidonville, puisqu’on est voisins ma sœur et moi et j’ose dire qu’on a quand même – nous – développé des contacts et des relations avec les pauvres du quartier et surtout on a créé un centre culturel* qui devient un élément important de ce quartier dans l’idée justement d’avoir des gens d’origines différentes, de conditions sociales différentes qui se fréquentent, partagent une humanité et partagent des interrogations sur le monde. Il y a donc d’une part à l’intérieur de quelques maisons le confort petit-bourgeois nécessaire à la vie des petits bourgeois et il y a à côté une énorme pauvreté, des conditions d’existence extrêmement dures. Vivre là me permet déjà de ne jamais me tromper de pays. J’ai conscience de vivre dans cet ensemble qui s’appelle Haïti qui est surtout fait d’inégalité sociale, d’injustice sociale… J’ai sous les yeux au quotidien l’évidence de cette injustice sociale. Comme personnellement j’écris avec le regard, mais je ne regarde que les humains, je peux très mal parler des plantes, je sais qu’il y a quelques arbres, je sais aussi qu’il y a un univers physique, géographique… J’ai très peu de compétence pour en parler. C’est les yeux des enfants que je regarde surtout ; je vois parfois la douleur dans les yeux des enfants et je vois aussi cette envie de vivre que l’enfance porte. Comme je fréquente les petites maisons du quartier, j’aime bien aller bavarder avec les enfants du quartier et être témoin de leur désir de vivre.

Mon enfance

J’ai très peu de souvenirs de ma petite enfance, vraiment très peu. J’ai le souvenir en revanche de ce que les gens disent que je faisais à l’époque ou qui j’étais à l’époque.

Ma mère et mes sœurs aînées ont toujours dit que tout petit – à cinq ans – j’étais déjà menteur ; j’inventais des histoires. Je n’ai pas souvenir de ces histoires que j’inventais, mais j’ai le souvenir de ma mère disant, « à cinq ans, tu étais déjà là à inventer des histoires, tu te cachais dans le noir, tu avais des personnages, tu mêlais la réalité et la fiction ». Très peu de souvenirs, à part déjà un amour de la lecture, des livres – beaucoup de livres, des couvertures de livres, des livres déchirés. Pas forcément le souvenir de ce que je lisais dans ces livres, mais le souvenir d’avoir eu très tôt des livres en mains, d’avoir été très tôt copain avec les livres donc me bagarrant avec eux, les ouvrant, les refermant…

J’avais une cousine que je trouvais très jolie, que j’ai commencé à trouver jolie alors qu’on a à peu près le même âge. Elle est restée jolie, mais on ne se fréquente pas.

C’est à peu près tout, je ne veux pas mentir autour de la petite enfance. Mes souvenirs commencent vers l’âge de six ans et je n’ai aucun souvenir de moi n’écrivant pas. En revanche, j’ai plein de souvenirs de moi voulant être un grand joueur de volleyball à l’âge de 7-8 ans et voulant être un grand chanteur, mais je n’avais ni la taille ni la voix. J’ai fini vaguement écrivain. Mais sur la petite enfance, il ne reste pas grand-chose.

Si, je me souviens que j’ai souffert de pneumonie : ça a été un sacré truc parce qu’à l’époque il y avait un vieux médecin, le médecin de la famille, le docteur Modé, et je me souviens d’une histoire de ventouses avec des verres à la méthode ancienne : on collait les verres sur la peau, ça aspirait la chaleur. J’ai ce souvenir-là, de ces petits verres sur mon torse et de la douleur.

Pour le reste, j’ai dû avoir une enfance assez banale.

Souvenirs d’école ? J’étais chez des curés, donc la foi en Dieu qui a duré jusqu’à l’âge de 15 ans. J’aimais cette atmosphère, j’avais la chance d’être chez des curés extrêmement intelligents et instruits qui portaient quand même une parole chrétienne très humaniste. J’ai donc baigné très tôt à l’école dans une atmosphère humaniste. Je pouvais voir les contradictions chez les curés eux-mêmes, ils disaient certaines choses et les faisaient, parce que l’école recueillait des élèves de différentes classes sociales, et on pouvait voir, malgré tous leurs discours humanistes, la différence de traitements selon l’origine sociale de l’élève. À l’école, on a aussi des souvenirs d’écriture très tôt, parce que déjà en classe primaire on avait des journaux, des magazines d’écolier. Très tôt, j’ai commencé à publier – avant même d’avoir dix ans – dans le journal scolaire. L’expérience du journal scolaire est une expérience qui m’a fortement marqué. Je suis resté fidèle à cette logique des magazines ; j’en ai créé au moins une dizaine et je collabore au moins avec une vingtaine.

Mon œuvre

Chaque livre est pour moi un système. Je ne me définis pas comme un écrivain. Je suis un citoyen haïtien qui écrit. Quand j’écris, je suis au service du livre ; le livre est un système, autonome, et mon travail, c’est comme un artisan qui veut réussir une pièce, mon travail, c’est de faire que cette pièce aille vers le meilleur d’elle-même, vers les meilleures possibilités qu’elle peut s’offrir à elle-même. Sur la thématique, fondamentalement, il y a toujours la tension entre le « je » et le « nous ». Le « nous » dans une société comme la société haïtienne est déjà un « nous » impossible, parce que les différences de classes sont telles qu’il n’y a pas de sphère commune de citoyenneté en Haïti. Il n’y pas un « nous » haïtien qui réunisse tout le monde, [le « nous »], c’est un mensonge. Pour les riches en Haïti, Haïti n’est pas leur pays, c’est leur commerce. Les autres sont dans une situation de revendication perpétuelle, revendication qui peut aller jusqu’à la haine. Donc, c’est le mépris d’un côté, la haine de l’autre. Comment construire une humanité là-dedans ?

Dans tous les livres que j’écris – surtout en ce qui concerne les romans – c’est justement [mon ambition d’] explorer cette tension entre l’individualité voulant naître à elle-même et l’impossibilité de ce « nous » non existant. Il y a des livres dans lesquels il y a une vision plus optimiste, où il semble y avoir cette réconciliation rêvée, et d’autres qui sont peut-être plus pessimistes ou plus réalistes dans lesquels on voit l’échec de cette tentative de créer un « je » qui soit dans une harmonie avec la collectivité, avec le « nous ». Tous mes livres tournent autour de cela et, de préférence en terre haïtienne, parce que la réalité haïtienne est celle que je connais le mieux.

Comme je le dis souvent, j’écris avec le regard, j’écris avec les données du réel. J’invente très peu d’anecdotes. La plupart des anecdotes qui sont dans mes livres sont empruntées à la réalité, et les mots que je mets dans la bouche des personnages sont des mots que j’ai entendus assez souvent. Quand les gens me disent, « vous écrivez des romans très durs, comment pouvez-vous avoir une imagination aussi dure ? », je leur dis, « écoutez, je n’ai rien imaginé de ce que j’écris ». Comme cette phrase terrible sur laquelle de nombreux critiques m’ont interpellé, un personnage parlant des bidonvilles de Port-au-Prince, le personnage dit, « Quant aux bidonvilles, il faut souhaiter que les pluies nous en débarrassent ». Ça paraît très fort, quelqu’un qui vit dans un pays et qui souhaite que les pluies noient la population des bidonvilles. Cette phrase, je l’ai entendue dans la bouche d’une gamine de dix-sept ans, évidemment issue de la grande bourgeoisie haïtienne. La question pour moi est d’explorer cette tension entre le « je » et le « nous » et de dire, « Et si quand même on pouvait faire un monde habitable ? »

Essentiellement, c’est cela ma modeste démarche dans les livres que j’écris tout en évitant le plus possible que ce soit moi qui parle. Je ne suis pas fan de cette littérature de l’exposition du sexe brandi, du nombril à montrer. Je pense qu’il y a d’autres enjeux derrière la littérature que l’exposition personnelle. Il y a la question des enjeux qui me tourmente à chaque texte que j’écris. Je tiens à faire une différence entre écrire le texte et le publier. Publier un texte est toujours pour moi un acte hautement social, un acte hautement politique qui forcément pose la question de la responsabilité de celui ou de celle qui met ce texte en circulation. Quand je mets un texte en circulation, je sais que je pratique un art de la traque, un art du désordre. J’essaie de foutre quelque chose dans l’esprit ou dans l’inconscient de celui qui se laisse tromper par le livre et qui prend la peine de le lire.

Pour moi, la littérature relève encore de l’idéologie, même si elle n’est pas réductible à l’idéologie.

Quant aux langues, je pense que la plupart des écrivains haïtiens – enfin ceux que je considère importants personnellement – écrivent aujourd’hui dans les deux langues. De plus en plus – ce que je constate et ce qu’ils disent eux-mêmes – c’est souvent le texte qui choisit sa langue. Ce n’est pas tant comme autrefois. Autrefois, écrire en créole, quand j’ai commencé à écrire en créole, était un acte hautement politique puisque l’establishment littéraire et politique de l’époque ne considérait pas la langue créole comme une langue. Maintenant, il y a énormément de progrès de fait et quelques victoires, même si on n’est pas encore à la victoire finale quant au respect dû à la langue créole. Mais les choses ont évolué et on peut écrire dans une certaine tranquillité aujourd’hui dans les deux langues. Il m’arrive de commencer un texte en français et me dire que le texte me dit « mais non, je ne fonctionne pas en français » et quand je passe en créole, cela fonctionne. Et l’inverse aussi. Aujourd’hui, je me sens très libre d’écrire dans les deux langues sous la dictée du texte.

Je me définis comme un citoyen haïtien qui écrit. Écrire n’est pas forcément mon activité principale ou essentielle. J’enseigne et je fais beaucoup d’activisme culturel. Dans le quartier où j’habite, on a créé un centre culturel.* C’est du bénévolat ; le centre existe et rend service à la communauté. Dans cette société fondée sur l’injustice, quand on a eu la chance de bénéficier de quelques avantages, on a quelque chose à restituer, quelque chose à rendre. J’essaie de passer une partie de mon temps à rendre. Rendre, ça veut dire quoi ? C’est assurer la transmission.

On parle beaucoup de Dany Laferrière et de Lyonel Trouillot. Je ne sais pas s’ils sont de bons écrivains, mais ils sont – peut-être malheureusement pour Haïti – les écrivains d’Haïti connus ou parmi les plus connus. Ce que j’aimerais, c’est qu’il y en ait d’autres et qui ne soient pas de la même origine sociale petite-bourgeoise, qui viennent d’autres milieux et qui puissent parler de leur réalité. Moi, c’est ouvrir justement le champ des biens et services culturels à l’ensemble de la population, et je considère cela comme étant mon activité principale. Je donne beaucoup de temps à faire cela. J’ai créé les « Vendredis littéraires », c’était le seul espace en Haïti où des gens justement de milieux différents, de conditions différentes et même de statut littéraire différent pouvaient se rencontrer, discuter, partager quelque chose. Pour moi, il faut amener ce qui leur a été refusé aux parties de cette population qui n’ont plus rien. Pour moi, c’est peut-être le plus essentiel dans la vie des individus.

L’Insularité

L’insularité est un concept inventé par des critiques littéraires qui n’avaient pas des choses importantes à faire. Moi, je dis souvent que je suis insulaire seulement quand il y a un crétin qui me dit que mon insularité ou le fait que j’habite objectivement une île m’empêche de parler du monde. Alors là, je revendique mon insularité et le droit – à partir de mon rocher – de parler du monde entier.

Pour le reste, quand je vis en Haïti, je n’ai pas du tout une conscience d’être insulaire et je ne pense pas que cela affecte particulièrement la vie des Haïtiens. Je pense que ce concept d’insularité fait partie des rêveries, des constructions et déconstructions ennuyeuses et ennuyantes des critiques occidentaux bien nourris qui n’ont pas autre chose d’intéressant à faire. Honnêtement, je suis radical là- dessus. On oublie que Manhattan est une île, sauf qu’il y a Wall Street ! La question de l’insularité est pour moi un faux débat, à la limite presque raciste ; c’est souvent pour reconnaître une sorte de singularité exotique à l’île et en même temps une impuissance à dire la totalité du monde puisqu’elle ne représente pas cette totalité. C’est un cadeau empoisonné : il y a des relents de colonialisme et un exotisme bon marché dans cette notion d’insularité.

Je le vis comme ça, et je pense que c’est un peu comme ça que les écrivains haïtiens de manière générale le vivent. Quand on connaît l’histoire de la littérature haïtienne, [est-ce qu’il y a] la question de l’île, de l’insularité ou une sorte d’identité qui serait liée au fait d’être entouré d’eau ? D’ailleurs, ce n’est même pas une île, c’est une presqu’île. Je ne pense pas que [cette question d’insularité] nous traverse profondément. En tant que citoyen haïtien, je ne me sens pas particulièrement insulaire. Je deviens insulaire quand l’insularité devient une insulte, alors là, je revendique le droit d’habiter une île et de dire le monde ! Autrement je n’ai pas beaucoup de temps à accorder à ce genre de discussion.

 

* NDLR: Le Centre Culturel Anne-Marie Morisset.


Lyonel Trouillot

Trouillot, Lyonel. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Port-au-Prince (2011). 17 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 4 juin 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Marie Denise Grangenois.

© 2012 Île en île


Retour:

/lyonel-trouillot-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 4 juin 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020