Louis-Philippe Dalembert, « Les intouchables »

Photo de Louis-Philippe Dalembert prise par Gisèle Pineau, Ouessant, été 2004, D.R.

Photo de Louis-Philippe Dalembert prise par Gisèle Pineau, Ouessant, été 2004, D.R.

Mamadou est ligoté à la chaise, les deux mains derrière le dossier. Une corde de nylon de la largeur d’un doigt serpente le long le son corps, des épaules aux chevilles, s’insinue à travers les barreaux avant de s’arrêter en un double nœud coulant au niveau de ses poignets. De part et d’autre du buste nu, de profondes stries, sans doute causées par les efforts pour se libérer. Son cou pend à la renverse. Le visage est enseveli sous d’énormes pustules, comme s’il avait été piqué par un bataillon de fourmis rousses à grosse tête. Il ne bouge pas. La cuisine, la maison entière baigne dans un silence total. Pas le moindre bruit, ni d’humain ni d’animal. Pas même des babouins, si hâbleurs d’ordinaire. L’homme émerge à peine des brumes d’où il était plongé. Combien de temps est-il resté évanoui ? Les sensations lui reviennent petit à petit, en un picotement successif des membres. L’envie de se gratter jusqu’au sang. Un tressautement subreptice des épaules vient trahir la rage de ne pouvoir se mouvoir. Une légère douleur, de la puissance d’une faible décharge électrique, fait jour dans les muscles. Elle ne tarde pas à prendre de l’intensité, passe par l’estomac, remonte la poitrine, traverse le cou pour aller se loger dans son crâne. Soudain lourd, aussi lourd que celui d’un éléphant.

Mamadou tente d’ouvrir les yeux, n’y parvient pas. Ses paupières, turgescentes, refusent d’obéir à son cerveau. Il semble incapable de les soulever. Il insiste, engage toute son énergie dans ce geste pour le moins naturel. Banal. À force, les cils finissent par se séparer les uns des autres, dégageant un interstice horizontal qui vient lui servir de lucarne sur la vie. Autour de lui, les objets continuent de flotter dans le brouillard. Un goût de sang traîne sur ses lèvres sèches et gonflées. L’impression de les avoir aussi massives que la croupe d’une jument de race. Tous ses muscles endoloris. Ses os rompus. Le souvenir flou d’un hippopotame qui aurait confondu son corps avec un champ de courses…

Il n’a pas le temps de rassembler sa mémoire que la porte de la cuisine s’ouvre avec fracas, libérant une bourrasque de lumière qui l’oblige à refermer les yeux. Le hurlement d’une voix, qu’il reconnaîtrait même sur son lit de mort. Une gifle d’une violence à faire valser le dentier d’un pugiliste le cueille de plein fouet. Côté droit, entre l’ouïe et la vue. Un sifflement prolongé résonne à ses tympans, puis il n’entend ni ne sent plus rien. Juste un liquide chaud, visqueux, qui sourd de l’orifice auriculaire, vient former un anneau provisoire au lobe avant de tomber dans le creux de la salière. L’homme continue de proférer des invectives que Mamadou capte par bribes de la seule oreille qui fonctionne encore. « Espèce de voleur ! Je t’apprendrai, moi, à respecter le bien d’autrui… Vous êtes tous pareils. On ne peut pas vous faire confiance un seul instant. Tu vas le regretter. Je vais te faire vomir ce que tu as bouffé… ». Coups de pied et de poing pleuvent drus, l’atteignent à la poitrine, aux lèvres, aux jambes, aux côtes. Rouvrant ici une blessure en voie de cicatrisation ; écorchant là une autre déjà à vif, ravivant des ecchymoses dont le nombre se perd dans la noirceur de la peau.

En face de Mamadou, monsieur Laurent semble méconnaissable. Il a les yeux injectés, globuleux. Une écume blanchâtre, épaisse, auréole sa bouche, le faisant ressembler à un cheval ayant galopé des dizaines de kilomètres. Les veines de son cou sont tendues à se rompre. Sa chemise lui colle à la peau. De grosses gouttes de sueur perlent sur son front qu’il essuie, entre une calotte et une autre, du revers de la manche, retroussée à mi-bras. Mamadou n’a plus la force de crier. Du regard, il implore pitié. Mais monsieur Laurent continue de cogner tel un forcené et de cracher ses injures. Cela l’excite de voir ce colosse d’un mètre quatre-vingt-dix ravaler ses pleurs sans pouvoir réagir. Il tape et tape encore. Mais il tape sur putching-ball inerte. Mamadou s’est évanoui depuis un long moment déjà.

Les premiers signes de crampe aux articulations se font sentir. Laurent ralentit le rythme. Puis il exécute un jeu de jambes à la Muhammad Ali, son boxeur préféré, décoche un crochet du gauche qui atterrit sur la tempe de Mamadou. La tête voltige à droite avant de retomber, immobile. Il s’amuse alors à lui envoyer des petits directs au front, histoire de tester ses réflexes, et s’arrête enfin. Il se dirige vers le frigo, en retire une bière, la décapsule et la porte à ses lèvres. La boisson, très fraîche, lui agresse l’estomac. Encore une gorgée, et, déjà, ça passe plus facilement. La bière, en cette fin d’après-midi moite, lui fait un bien fou. Un gémissement du nègre attire son attention. Il se retourne, lui assène une dernière gifle, puis sort sur la véranda. Le soleil jette une douce clarté sur la savane. Au loin, un troupeau de zèbres remonte le chemin en quête d’eau et d’un endroit pour passer la nuit. Laurent fait craquer ses doigts l’un après l’autre, les meut avec rapidité pour leur rendre leur élasticité. Il attrape de nouveau la canette. Une, deux, trois gorgées d’affilée, et il se laisse choir dans le rocking-chair qui l’entraîne dans un savoureux balancement. Il se sent léger.

 

Assis dans la salle d’attente de l’aéroport, Laurent repensait à la longue année passée dans la grisaille et le froid. Parmi des gens, dans un pays qui lui paraissaient désormais comme étrangers. Sans doute était-il resté trop longtemps à l’extérieur. Il n’avait pas su retourner au bon moment. La terre natale ne suscitait plus aucune émotion en lui, hormis quelques lointains souvenirs d’enfance. Avant cette maudite année, il avait toujours pris ses vacances ailleurs. Dans la découverte d’autres vies et d’autres temps du monde. Seule une sanction administrative – injuste, car certains avaient fait bien pis – avait pu l’amener à rester un an dans ce pays qu’il s’apprêtait à laisser de nouveau, sans regret aucun. Douze mois de purgatoire, qui avaient vu les jours s’étirer comme des nuits sans sommeil. Dans l’incapacité pour lui de retraverser le miroir. De réapprendre les comportements propres à cette société. Et s’il n’avait su se trouver les bons parrains pour minimiser l’affaire, il y serait encore… Tout ça à cause d’un voleur de bas reliefs, qui puait le bouc à dix mètres à la ronde. Il l’avait pourtant mis en garde, le macaque.

Tout avait commencé là-bas, avec cette histoire de nourriture, épuisée avant même d’être achetée. Il ne s’expliquait pas la nécessité de faire les courses aussi souvent : ils n’étaient que deux à la maison. Sans compter que lui avait souvent des déjeuners ou des dîners d’affaires à l’extérieur. Il recevait certes de temps en temps, mais certainement pas assez pour que les courses disparaissent à ce rythme. Il devait bien y avoir une autre raison à cela. Et si c’était le boy, comme il le soupçonnait, celui-ci allait entendre parler de lui. C’était mal le connaître que de croire qu’il ne prêtait pas attention aux dépenses. Non seulement il était dépouillé de son bien, mais en plus on le prenait pour un con. Laurent guettait le moment de surprendre le voleur la main dans le sac. Sans impatience toutefois. Il l’aurait tôt ou tard, il le savait.

Un après-midi, il laissa entendre qu’il ne rentrerait pas manger, prétextant une invitation à un de ces dîners officiels qui se prolongeaient fort tard dans la nuit. Le boy devait croire qu’il disposait de tout son temps pour passer à l’acte. Laurent s’était lavé, parfumé, avait enfilé son costume des grandes occasions, sauté dans le 4×4 et s’en était allé sans dire au revoir, comme il faisait d’habitude. Il ne roula pas cinq minutes qu’il éteignit le moteur du véhicule, le poussa à travers champ, par le sentier qu’utilisaient les braconniers pour couper le trajet des animaux et les diriger vers les pièges. Il gara la voiture sous un baobab situé à quelques jets de pierre de la maison et parcourut sans se presser le kilomètre et demi qui le séparait de sa destination. Silencieux comme un guépard pistant sa proie, il alla se poster en contrebas de la véranda, entre le mur de soutènement et les cactus gigantesques, dont les branches avaient déjà atteint les balustrades. Dans cette position pas très confortable, où il pouvait observer sans être vu, il patienta.

Ce jour-là pourtant, tandis que la brune recouvrait la vallée d’une ocre lumière, Laurent eut droit à un tout autre spectacle que celui auquel il s’attendait. Une Négresse, qu’il n’avait jamais vue auparavant, avait rejoint Mamadou à la cuisine. La maison lui semblait familière. Elle était entrée sans frapper, sans non plus porter son regard partout comme quand on découvre un endroit pour la première fois. Le boy n’avait pas paru surpris de la voir. Les traits de son visage, baigné par la lumière du crépuscule, reflétaient une jeunesse décidée. Sans même lui adresser la parole, Mamadou écarta son pagne. La jeune femme ne portait pas de culotte. Avant même qu’elle eût ouvert la bouche, ils s’étaient retrouvés par terre, dans la position du chien. Et là, les genoux plantés dans le sol carrelé et froid, Mamadou la pénétra, sans préambule aucun. Avec une ardeur contrôlée. Le regard de la femelle ne trahissait aucune émotion. L’énorme queue du singe, agenouillé derrière elle, effectua son va-et-vient durant une bonne demi-heure. La nuit les avait rattrapés, quand Mamadou se leva pour allumer la lumière. La femme referma son pagne, après s’être essuyée discrètement avec le bout du tissu. Puis, tout en discutant à haute voix dans leur baragouin, les deux dînèrent des restes de son repas de midi. Ils firent la vaisselle ensemble, l’un lavant, l’autre rinçant, restèrent encore un moment à bavasser avant que la femme, d’un signe de la main, ne prît congé de Mamadou.

Laurent rejoignit la voiture, ivre de rage. Les choses ne s’étaient pas passées comme il l’avait souhaité. Il pestait tellement contre le nègre qu’il en oublia d’allumer sa lampe de poche. Son pied droit buta contre une souche, et il se retrouva barbotant dans une mare. Il se releva, encore plus enragé, décidé à aller se défouler sur le macaque. Il n’avait pas besoin de motif particulier, il en avait un tout trouvé : Mamadou avait introduit quelqu’un dans la maison sans lui demander son autorisation. Au bout de quelques minutes de marche, il s’était ravisé. Il valait mieux attendre encore un peu. Patience et longueur de temps… Tôt ou tard, le nègre paierait pour ses semblables, pour le tort qu’ils causaient aux animaux… Il s’était juré de le faire pleurer pour de bon, de voir des larmes rouler sur sa face de lune, huileuse et noire comme du charbon. Il faudrait, pour cela, une raison valable. Laurent ne décolérait pas… Cette nuit-là, il ne réussit pas à dormir, tant l’idée le turlupinait. Comment surprendre son homme ? Les provisions allaient bientôt s’épuiser. Dans deux ou trois jours, il faudrait renouveler le stock…

Mamadou s’est réveillé depuis un bon bout de temps. Il doit être fort tard, car il fait maintenant nuit noire. Combien d’heures, de jours est-il resté là, ligoté sur la chaise ? Aucun signe d’une présence humaine autre que la sienne. Les hurlements arrogants des babouins et les autres bruits de la forêt proche se confondent par moments avec l’épaisseur de la nuit. Mamadou tressaille. Un frisson lui secoue tout le corps. Ce n’est sûrement pas la peur de la nuit ni de ses rumeurs. Encore moins celle de la solitude. Non ! C’est comme un chaud et froid en même temps. Son corps pris de brèves convulsions. Ses muscles se contractent. Pendant deux à trois minutes, il se débat pareil à une poule tout juste égorgée luttant avec la mort. Ses mouvements brusques et anarchiques rallument la douleur. Une envie de pleurer, qu’il ne peut retenir. Les larmes coulent sur ses joues rêches. Le sel lui brûle la peau. Une brûlure comme les dents d’un tracteur qui se frayerait avec difficulté son chemin dans les flancs d’une terre ensablée. Ses lèvres recueillent le goût de sel et de sang mêlés. Des sanglots viennent agiter ses épaules de longs spasmes.

Mamadou passera la nuit ainsi, s’assoupissant, la tête penchée sur la poitrine, puis se réveillant brusquement, le corps en nage et la douleur à vif. Les premiers rayons du soleil, filtrant à travers les entrebâillements de la porte, viennent lui ôter le reste de sommeil tapi derrière ses rétines. À la douleur générale, est venu s’ajouter un torticolis. Mamadou aurait voulu se masser la nuque, raide comme un bout de bois. Mais il mesure toute l’impuissance d’être ligoté là sur cette vieille chaise à moitié dépaillée, le cul gelé de crampe. Le ramdam des babouins a fini par céder la place au gazouillis des oiseaux et à la clameur de quelques voix matinales. Mamadou a les lèvres gercées, la bouche comme un marigot asséché d’où émergent des plaques d’alluvions…

D’autres interrogations empêchaient Laurent de trouver le sommeil cette nuit-là. La femme du chef de mission, entre autres, qui continuait de refuser ses avances, alors que ses cuisses avaient hébergé tout ce que la communauté comptait de mâles. Selon les rumeurs, elle ne dédaignait pas les faveurs des indigènes haut placés. Alors, pourquoi pas lui ? Laurent en faisait une question d’honneur. Cela lui tenait presque autant à cœur que l’envie de prendre Mamadou sur le fait. Mais celle-ci se moquait de plus en plus ouvertement de ses capacités viriles. La dernière fois, c’était au bal du 14 juillet. Il l’avait abordée, sans plus masquer ses intentions derrière des fioritures. Depuis le temps, s’était-il dit, elle n’ignorait pas son dessein. Et puis, peut-être convenait-il de changer de stratégie. Ses manières de romantique attardé avaient dû apeurer l’animal. La peur qu’il ne fût vraiment tombé amoureux. Elle devait être une adepte du libre plaisir. Entre-temps, le mari cherchait en vain une certaine dignité, après avoir ingurgité son énième verre de champagne. Il n’allait pas tarder à s’attaquer au cognac, à peloter les fesses et les seins des petites serveuses noires, persuadé d’agir en toute discrétion. Le fait est qu’il n’intéressait plus la communauté, au courant depuis belle lurette de son double vice. C’est le moment qu’avait choisi Laurent pour aborder son épouse. La femme, plantant son regard dans le sien, avait éclaté de ce rire sonore dont elle se servait pour cacher sa honte quasi quotidienne, et l’avait plaqué sur la piste, sans même répondre à son invitation à danser.

Le salon tout entier s’était retourné pour le voir figé dans une posture ridicule, son verre à la main, pareil à ces victimes surprises par l’éruption d’un volcan et statufiées pour l’éternité. Laurent n’avait su où se fourrer. Encore moins quel pied lever le premier pour se déplacer. L’impression que tous les regards le scrutaient avec méchanceté. Fouillaient sa vie comme du linge sale. S’interrogeaient sur son célibat à près de quarante-cinq ans, dans un milieu où il convenait d’être marié. D’exhiber un couple bien établi. Renforcé si possible par des enfants, garants de l’entente harmonieuse du ménage. Il n’avait jamais compris le pourquoi de ces diktats tacites. Pour ne pas passer pour une tapette dans un milieu où la bonne image de soi et de son pays ne doit souffrir aucun pli ?

Laurent traînait une réputation d’impuissant depuis son aventure avec la femme d’un ex-consul. Une vieille histoire, dont il ne parvenait pas à se débarrasser. En fait, c’était le cocu qui, pour se venger, avait fait courir la rumeur. Tout se savait tellement vite dans ce milieu. Chaque fois que l’occasion lui était donnée de fréquenter la communauté, il avait toujours la sensation d’être observé par des dizaines de paires d’yeux. Or, ne serait-ce que pour des raisons administratives, il ne pouvait se permettre le luxe de se retirer dans la jungle. Tout comme il lui était difficile, voire impossible, de ne pas prendre part à certaines cérémonies officielles. De ces rencontres mondaines dépendait, il le savait, le renouvellement de son poste. Une lettre écrite par une mauvaise main au ministère des Affaires étrangères, et c’en était fait de lui. Adieu prime d’éloignement, de chaleur, déduction de 40% d’impôt et autres avantages matériels ! Adieu boys, piscine et maison particulière ! Retour à la case départ, qui sait dans quel bureau froid, entouré de collègues grincheux. À moins d’avoir un solide prétexte, comment refuser, par exemple, l’invitation du numéro un ou deux de l’ambassade, du chef de mission, du consul, d’un des ministres de ce pays de merde qui aimaient tant s’afficher avec les membres du corps diplomatique et des organismes internationaux ? Comment justifier son absence à la fête nationale d’une délégation amie ?

Bien sûr, son travail en pleine nature – sa mission, comme il disait – loin de la rigidité de l’horaire, de l’emploi du temps bureaucratiques, lui offrait une excuse permanente pour échapper à tout ce beau monde. Il restait des heures durant en compagnie des animaux, observant leurs comportements et les consignant dans plusieurs cahiers, dont il finirait bien par faire un livre. Ils le surprenaient souvent par leur intelligence, leur manière de se regrouper ou de s’exclure. Dotés de parole, ils n’auraient rien à envier à la plupart des humains… Au fond, il aurait certainement gagné au change s’il avait dressé l’un d’eux et l’avait pris à son service, au lieu de ce singe mal léché de Mamadou. Ses seuls contacts humains, outre celui quotidien et forcé avec ce chapardeur – si tant est qu’on puisse le considérer comme un homme –, se résumaient donc à ces invitations officielles que, souvent, il devait retourner. Mais cela ne servait à rien d exagérer. Il risquerait de tout perdre en même temps.

Pendant que Monsieur Laurent cogne, son visage ayant perdu toute expression humaine, Mamadou pense au fait qu’il faut tenir. À tout prix, tenir. Surtout ne pas l’énerver davantage. Ravaler son orgueil d’homme. Refouler l’envie grandissante de l’empoigner par le collet, de le soulever comme un sac de linge sale et de le balancer par-dessus la balustrade, dans la boue qui commence à se former. La pluie est arrivée sans s’annoncer. Mamadou a entendu ses rumeurs soudaines, puis l’odeur de la terre a envahi l’entourage, rendant moins douloureux les coups. Mais, se dit Mamadou, il ne convient pas de remuer pareilles idées. Peut-être même devrait-il tendre l’autre joue. Faire semblant de ne pas entendre les insultes, qui lui tombent dessus comme d’épais jets de salive à la figure. De toute façon, il est en faute. Et puis, où trouverait-il un travail si bien rémunéré ? Nourri et logé, il occupe un poste qui fait l’envie de plus d’un. Dans le quartier, dans le village, quand il y retourne. Les toubabs, ça ne court pas les rues. Mieux vaut penser à ses cinq enfants. À sa femme. À ses frères et ses sœurs. À sa vieille mère. À ses neveux et nièces. Tenir. Pour eux. Pour ne pas retomber dans la poussière. Après, il y en aurait plein, debout sur le bord du chemin, pour jeter du poivre sur la béance de ses plaies…

Une nouvelle gifle vient l’arracher à ses délires. Le goût du sang sur les lèvres. Mêlé à l’odeur de femelle de la terre, qui s’évanouit au fur et à mesure qu’elle est pénétrée par les mille braquemarts de l’orage en rut. Qu’elle se transforme en gadoue, geôlière des chaussures. Et surtout cette douleur lancinante au niveau de la cage thoracique. Comme si un troupeau d’hippopotames se déplaçaient à pas de l’oie sur sa poitrine. Il a de plus en plus de mal à respirer. À penser. Un direct l’atteint à brûle-pourpoint au visage. Mamadou sent son œil droit se gonfler. Devenir soudain trop gros pour l’orbite… Et puis, même s’il était dans ses droits, qui pourrait quelque chose contre Monsieur Laurent ? Les toubabs sont des intouchables. Quand on traite avec eux, on doit savoir mettre de côté toute idée de revendication… Enfant, en jouant sur la plage, il avait appris à couler sous les grosses vagues et ne pas exposer le flanc. Encaisser sans broncher, voilà l’attitude intelligente. Il suffirait de se faire soigner après. Il connaît un bon guérisseur… Pourvu qu’il tienne le coup. Juste un peu. Un ultime uppercut au foie, il plonge dans un abîme sans fin. Comme précipité, de très très haut. À une vitesse vertigineuse. Puis le corps se met à ralentir, ralentir, ralentir…

L’occasion se présenta enfin, où Laurent put attraper son larron. Ce jour-là pourtant, il était bien loin d’y penser. Il rentrait de la forêt où il avait dû soigner un éléphanteau qui avait perdu sa famille après une opération de braconnage. Les corps des pachydermes gisaient sur un tapis de feuilles, deux trous béants en lieu et place des défenses. Les salauds, s’il les avait attrapés, il les aurait pris à coups de pied dans l’arrière-train jusqu’à aplatir leur gros cul de nègre. Comment leur expliquer que les animaux aidaient indispensables pour maintenir en bon état l’écosystème ? Que leur survie même dépendait de ces derniers ? Mais non ! Ils ne voyaient jamais plus loin que la patate qui leur servait de nez.

À quelques kilomètres de la maison, la Jeep était soudain tombée en panne. C’était la deuxième fois en moins de six mois. Rien d’étonnant avec ces pistes en terre battue. Il suffisait d’une bonne pluie pour que le sable remonte à la surface, que des nids-de-poule s’ouvrent partout, des bosses se forment… Tôt ou tard, il faudrait apporter le véhicule chez le garagiste, sinon il risquait de se retrouver à pied pour de bon. Mais allez trouver un mécanicien digne de ce nom dans ce trou. C’étaient tous des experts en démontage et en dépenses inutiles : telle pièce neuve était usée, telle autre n’était pas la bonne. Résultat, ils te remettaient le véhicule plus déglingué qu’à l’arrivée…

La maison avait surgi devant Laurent, tout à ses pensées, sans même qu’il s’en rende compte. La porte d’entrée était fermée de l’intérieur. Au lieu d’appeler Mamadou, comme il le faisait d’ordinaire, il contourna la grande bâtisse, sans d’ailleurs prendre de précaution particulière, escalada les quelques marches du perron qui menait à la véranda, ouvrit la porte de la cuisine et tomba nez à nez avec le nègre. Celui-ci était accroupi près du buffet. À côté de lui, la femme du premier soir de guet. Vive comme un fauve, celle-ci sauta en direction de la sortie, le bousculant au passage, et s’enfuit en abandonnant un sac rempli de nourriture. Malgré sa colère, Laurent avait apprécié ce réflexe d’animal aux abois. Tétanisé par la surprise, Mamadou, lui, n’eut pas le temps de réagir. Sa main, suspendue dans le vide, tenait encore un paquet de saucissons.

La gifle vola toute seule, appliquée avee une rage telle que le boy partit à la renverse. Sa tête était allée heurter le rebord du meuble qui abritait l’évier et le sang avait giclé de son nez. Laurent lui envoya un méchant coup de pied au bas-ventre. Le redressa d’une nouvelle gifle, suivie d’un crochet tout aussi vigoureux. Mamadou se tordit de douleur, mais ne laissa échapper aucune plainte. Il encaissait sans broncher. Son mutisme aggravait l’exaspération de Laurent, qui aurait aimé l’entendre gémir, pleurer, le supplier, « je vous en prie, monsieur Laurent ». Mais le nègre continuait de récolter les castagnes sans couiner, sans riposter. De temps en temps, un soupir caverneux s’échappait de sa gorge, comme le grognement d’un cochon sauvage pris au piège. Plus il se taisait, plus Laurent frappait. « Allez ! réagis si t’es un homme… Fais voir que tes grosses couilles ne te servent pas qu’à forniquer comme une bête. Fais voir qu’elles ne sont pas molles… Tu la ramènes moins, hein… ».

Laurent lui balança encore une savate qui lui coupa le souffle avant de l’envoyer valdinguer au bas de la véranda. Le nègre avait perdu connaissance avant même de toucher le sol. Laurent dévala l’escalier, se positionna dans son dos, le souleva par les aisselles et le traîna à la cuisine. Là, il le fit asseoir non sans mal sur une vieille chaise, en se demandant comment il allait pouvoir rallonger la punition. Il fouilla dans le tiroir, ramena une corde de nylon et entreprit d’amarrer le nègre au siège.

La silhouette de Monsieur Laurent se découpe, gigantesque, dans l’encadrure de la porte. Il fait irruption dans la cuisine, un étrange rictus sur les lèvres. Il est rasé de près et sifflote un air guilleret. Il sort du réfrigérateur de quoi se préparer un solide petit déjeuner : des œufs, du bacon, du jus d’orange, plusieurs tranches de pain qu’il toaste avec du beurre et une bonne couche de confiture… Sans jeter un seul regard au nègre, il mange, débarrasse la table, puis se retire toujours en sifflotant.

Deux minutes ne se sont pas écoulées qu’il est déjà de retour. Mamadou, résigné, s’est fait à l’idée de servir de putching-ball toute la matinée, peut-être même la journée entière, quand son regard tombe sur la main droite de monsieur Laurent. Le revolver reluit sous les rayons du soleil qui a déjà envahi la pièce. Plus encore qu’à l’accoutumée. Mamadou a l’habitude de le graisser et de le lustrer une fois par semaine, après quoi monsieur Laurent le range dans un coffre fermé à double tour, après y avoir introduit les cartouches. Les tripes de Mamadou se vident d’un seul coup. Une odeur de diarrhée et de pisse mêlées inonde maintenant la cuisine, tandis que les larmes coulent lentement sur ses joues. Sans hâte aucune, comme si lui-même gérait leur écoulement. De la main gauche, monsieur Laurent s’empare d’une chaise, la retourne vers lui et s’assoit à califourchon. Il joue avec le barillet, caresse le chien en souriant. De l’index, il effleure la gâchette, cherche un point de mire, fait mine d’hésiter entre le coeur et le front.

Mamadou ferme alors les yeux, paré à accueillir la mort qui ne saura tarder. Il repense une dernière fois à la longue cordée familiale. Comment vont-ils faire sans lui ?… C’est à ce moment-là que plusieurs coups résonnent à la porte d’entrée. Monsieur Laurent et Mamadou sursautent en même temps. Le maître de maison ne bouge pas, il n’attend personne. Redoublement des coups. Il retient son souffle, finit puis finit par lâcher : « Qui est-ce ? – Le consul», répond une voix de l’autre côté de la porte. Laurent se lève de la chaise avec une lenteur calculée, passe le revolver dans l’autre main de manière à en saisir le canon et applique un magistral coup de crosse sur le crâne du nègre…

N’ayant pas vu Mamadou depuis trois jours, la femme avait averti le veilleur de nuit du consulat, une vieille connaissance qui, lui, en avait référé à un fonctionnaire. Ce ne fut toutefois pas si simple d’amener celui-ci à prendre une décision. Il y avait déjà tellement de travail, si on commençait maintenant à s’occuper des nègreries, on n’en finirait pas. Ils durent s’y mettre à deux et insister pour le convaincre. Après plusieurs appels téléphoniques sans réponse, le fonctionnaire avait avisé le consul. À tout hasard. L’affaire fut vite étouffée. Cependant, l’organisme international pour lequel travaillait Laurent en fut averti. La sanction était tombée sans se faire attendre, histoire de calmer les esprits surchauffés : retour au siège, à Strasbourg.

L’avion se posa sur la piste dans un choc un peu rude. Avant même qu’il ne s’arrêtât, la plupart des passagers étaient debout. Qui ouvrant les soutes à bagages, qui s’adressant à des connaissances éloignées de six ou sept rangées de sièges. Les hôtesses les invitèrent timidement à se rasseoir avant d’abandonner l’idée. Vissés sur leurs sièges, certains d’entre eux qui débarquaient sans doute pour la première fois dans ces contrées, jetaient des yeux effarés sur le spectacle. Quand la porte avant de l’appareil s’ouvrit enfin, une chaleur moite s’engouffra à l’intérieur. L’homme se laissa porter par le flot de voyageurs. Arrivé au service des douanes, l’un des plantons l’arrêta, lui demanda d’ouvrir ses valises. Au moment où il s’apprêtait à s’exécuter, celui-ci le reconnut. Mais c’est Monsieur Laurent ! Passez ! Passez ! Laurent sourit, tout en lui glissant un pourboire que le policier fit disparaître prestement dans sa poche. Il reprit ses affaires, les disputa à un porteur qui lui offrait son service avant de pousser les deux battants de la porte vitrée. Il était le premier à sortir. Au dehors, une foule énorme attendait les voyageurs dans un tohu-bohu de cris… Laurent chercha des yeux quelqu’un au-dessus de la cohue. Au fond, bien à l’écart, Mamadou l’attendait. L’ayant reconnu, le boy se dépêcha de courir à sa rencontre et de s’emparer des valises. « Bon retour, monsieur Laurent ». Il avait gardé la maison durant son absence, tout était comme il l’avait quitté : les meubles, les arbres ; des animaux venaient souvent rôder autour de la maison, les yeux tristes de son absence… Laurent ne fit aucun cas des bavardages du nègre. Il poussa un soupir de soulagement. Il se sentit léger. Il était de retour chez lui.


La nouvelle « Les intouchables » a été publiée pour la première fois dans Les Chaînes de l’Esclavage (Paris:  Florent-Massot, 1998), pages 135-149. Nous remercions Louis-Philippe Dalembert de l’autorisation à reproduire cette nouvelle avec Île en île où elle est publiée en décembre 2000. En 2006, ce texte est republié dans le recueil collectif, Dernières nouvelles du colonialisme (La Roque d’Anthéron: Vents d’ailleurs), pages 25-47.

Copyright © 1998 Louis-Philippe Dalembert et © 2000 Île en île


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mis en ligne : 21 décembre 2000 ; mis à jour : 22 octobre 2020