Louis-Philippe Dalembert, 5 Questions pour Île en île


Louis-Philippe Dalembert répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 32 minutes réalisé à Paris le 30 mars 2010 par Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Stève Puig.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Louis-Philippe Dalembert.

début – Mes influences
05:32 – Mon quartier
11:41 – Mon enfance
18:45 – Mon oeuvre
27:05 – L’insularité


Mes influences

Je pourrais citer un nombre incalculable d’auteurs à ce propos. Un écrivain, c’est d’abord un grand lecteur. Je lisais, et lis encore beaucoup. J’ai publié mon premier recueil de poèmes à 19 ans ; à cet âge-là, à moins d’être Rimbaud, on écrit forcément sous influence. Au fond, est-ce que ce sont vraiment des influences ou des échos de mes lectures, qu’on retrouvait dans mon travail ? Des poètes comme Depestre par exemple ; jeune, la poésie militante et érotique de René Depestre me fascinait. Dans mon recueil Et le soleil se souvient, je lui ai même dédié un poème. Je lui rends hommage dans mon recueil Et le soleil se souvient. Il y a d’autres poètes haïtiens comme Anthony Phelps, René Philoctète. Pour le reste de la Caraïbe, je citerai le Martiniquais Aimé Césaire, le Guadeloupéen Saint-John Perse, le Cubain Nicolás Guillén. Toujours en poésie, je retiendrai aussi des auteurs comme Rimbaud, Lautréamont, Verlaine ou Apollinaire, les poètes français de la résistance, sans oublier plus tard un Prévert, dont la poésie faussement simple constitue encore pour moi un défi.

En prose, au départ on trouve des Haïtiens comme Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis, deux auteurs marquants. Et puis au fur et à mesure, je vais passer, pas comme on pourrait le croire à des auteurs français, mais plutôt à des auteurs hispano-américains. Cette littérature me fascinait ; d’autant plus que je peux la lire dans le texte. Ce n’est pas un hasard si j’ai consacré ma thèse de doctorat en littérature comparée à l’écrivain cubain Alejo Carpentier. On retrouve forcément un certain nombre d’éléments de cette littérature dans mon travail. Je pense par exemple à des classiques tels que : García Márquez, Fuentes, Vargas Llosa et à d’autres moins connus peut-être comme le Cubain, José Lezama Lima, le Mexicain Juan Rulfo. Ces auteurs hispano-américains m’ont beaucoup apporté, beaucoup appris. Avec le temps, je vais découvrir (et dialoguer avec) d’autres écrivains, à commencer par les grands classiques russes, Dostoievski, Tolstoi, dont mon frère aîné gardait sous clé les quelques exemplaires qu’il possédait, de peur qu’on les lui pique ou que je les abîme. Je forçais la serrure en son absence pour pouvoir les lire. C’est dans un troisième temps que je passerai à des auteurs français : Céline, Duras, Camus… Dans Rue du Faubourg-Saint-Denis, je rends ainsi hommage à Émile Ajar/Romain Gary. Remarque, à l’origine, il n’est pas français, même si la plus grande partie de son œuvre est écrite en langue française.

Bref, j’écris toujours avec en vue un certain nombre de grands auteurs. Je pense aussi aux Étatsuniens Phillip Roth, Dos Passos, Faulkner. Quand on me parle d’influences, j’ai toujours du mal à citer un auteur en particulier. Dans les moments où je ne crée pas, je lis beaucoup. Je n’arrête pas de découvrir des auteurs ou de revenir à d’autres. Comme le Sud-Africain John Michael Coetzee, un auteur fascinant. Quand on lit Disgrâce de Coetzee, on est embêté idéologiquement – on ne sait pas sur quel pied danser avec l’auteur –, mais en même temps, le livre te prend tellement aux tripes, que tu as envie de te secouer, de te dire « merde, réagis ! ». Tous ces auteurs constituent un magma d’influences, présentes quelque part dans mon travail. De plus, j’aime bien avoir recours à l’intertextualité. Cela peut être une phrase entière, trois mots ou quatre mots dans une phrase, dire par exemple « l’espace d’un cillement », comme un clin d’œil à Jacques-Stephen Alexis. J’aime reprendre ces auteurs-là ; on écrit tous, on le sait, dans l’écho des auteurs qu’on a lus.

Mon quartier

Commençons par celui des débuts. Je suis né à la rue de la Révolution, l’ancienne rue de l’Enterrement, qui est aussi celle où a grandi Jean-Claude Charles. Mon père meurt quelques mois après ma naissance, et la famille est obligée de déménager. On arrive alors au Bel Air, et c’est là, dans la rue où habite à l’époque Frankétienne, que je fais mes premiers pas. C’est là qu’évolue toute la faune humaine que je décris par exemple dans Le Crayon du bon dieu n’a pas de gomme. Ce qui était fascinant dans ce quartier, on est dans les années soixante, ce sont tous les gens qui y évoluaient. Il y avait un tel mélange : des marchands, des cireurs de chaussures, des maîtres d’école, des tontons macoutes notoires, des Ti-Noir, des Ti-Rouge, l’équipe de football l’Aigle Noir, dont les joueurs venaient, après les matchs, manger le pot-au-feu préparé par ma grand-tante, la mère de l’ancien international Chardin Délices. À mes yeux d’enfant, il y avait mieux encore : cette possibilité, du haut de ma rue, de voir la mer en contreplongée. Elle paraissait loin, mais ça a réveillé tellement de choses en moi, de voir les bateaux s’approcher ou s’éloigner sous le soleil. Cette « expérience » est à l’origine, je crois, de ce qui va m’habiter tout le reste de ma vie : à la fois une envie d’ailleurs – je ne vois pas la mer comme une prison, mais comme une passerelle qui débouche sur autre chose – et une ouverture au monde, à cause entre autres de cette faune hétéroclite qui grouillait autour de la maison. Vers l’âge de six sept ans, c’est la rupture, on déménage à nouveau.

Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, mon premier roman, se termine sur ce point d’orgue où – je revois encore les images – l’on entasse les meubles dans deux tap-taps, et l’on s’en va vers un autre quartier. Dans la réalité, il s’agit de Delmas 3, appelé aussi deuxième cité Saint-Martin. À l’époque, c’est un autre monde, de classe moyenne, propret et agréable. Je découvre les avions de près, la piste de l’aéroport militaire, d’où partent aussi quelques vols nationaux, se trouve juste derrière la maison. Je découvre le cinéma au quotidien : l’écran du Ciné Parc se situe de l’autre côté de la ravine, une bonne partie du quartier se réunit le soir pour visionner les Western spaghetti, les premiers kung-fu. Malgré tout, ce n’est pas aussi fort qu’au Bel-Air. Quand je parle du quartier de l’enfance dans mes écrits, ce sont les images du Bel-Air qui me viennent à l’esprit : le Calvaire, Madan Colo, l’Aigle Noir, etc. J’y mets certes les avions, et un certain nombre de choses qui n’appartenaient pas en principe à ce quartier, mais c’est celui-là qui m’a apporté l’ouverture au monde, et l’ouverture vers le monde.

À l’étranger, je me sens plus à l’aise dans des quartiers cosmopolites et populaires. À Paris, j’ai vécu dans deux quartiers qui m’ont marqué : Belleville et rue du Faubourg Saint-Denis, ce n’est pas un hasard. J’ai vécu dans d’autres quartiers – le 14e arrondissement par exemple –, mais ils ont laissé moins de « traces » en moi. La rue du Faubourg Saint-Denis a carrément donné son nom à un de mes romans, paru en 2005 aux éditions du Rocher, tout comme le Bel Air a été à l’origine du Crayon du bon dieu n’a pas de gomme ou de L’Autre Face de la mer. À Rome, où j’ai vécu six ans, mes pas me portent tout naturellement vers Trastevere et Testaccio, des quartiers qui grouillent de monde, où les gens se parlent entre deux immeubles. Idem pour Naples, où je préfère le quartier espagnol, Spaccanapoli. On y trouve un va-et-vient de gens, d’interpénétration de cultures…, et l’eau n’est jamais très loin. C’est en fait le Bel Air, d’où je voyais toujours la mer, qui me poursuit. J’aime savoir que l’eau se trouve à proximité, même s’il ne s’agit pas de la mer, mais de la Seine, ou du Tibre. Je passe sur un pont, je peux rester des minutes à regarder l’eau qui coule. Longtemps j’ai aimé un poème d’Apollinaire : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne / La joie venait toujours après la peine ». À Jérusalem, où il n’existe pas le début d’un ruisseau, je me suis senti moins à l’aise. Heureusement que Tel Aviv et la mer se trouvent à une soixantaine de kilomètres. J’aime ces endroits où l’on voit l’eau qui coule. Ça me ramène à l’enfance, au quartier du début.

Mon enfance

La thématique de l’enfance est présente dès mon premier recueil de nouvelles, Le Songe d’une photo d’enfance. Plusieurs de mes romans aussi l’abordent : Le Crayon du bon dieu n’a pas de gommeL’Autre Face de la mer. Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, l’enfance n’est pas loin, même s’il s’agit au fond de la préadolescence, le narrateur ayant entre 11 et 14 ans. Les dieux voyagent la nuitraconte l’histoire d’un petit garçon auquel on interdit de s’approcher des cérémonies vaudou. Donc, tout part de là, de l’enfance.

L’une des scènes que je reprends dans Les dieux voyagent la nuit vient tout droit de l’enfance. Je vais chez une grand-tante, sur la table, il y a un manje lwa et un superbe gâteau glacé tout blanc, parsemé de paillettes dorées. Mais on me fout à la porte, parce que ma famille n’est pas liée à ces sataneries, comme aurait dit ma grand-mère. J’ai grandi dans une famille judéo-protestante – les Adventistes du septième jour, tous les Haïtiens savent ce que c’est, font partie des plus intolérants par rapport au culte vaudou. J’en ai ressenti une énorme frustration. À la sortie de l’adolescence, quand j’ai pu enfin assister à une cérémonie vaudou, mon premier réflexe a été de chercher le gâteau qui trônait sur la table, je me suis dit : « je vais pouvoir enfin en manger. » Deuxième frustration : il n’y avait pas de gâteau ce jour-là.

La scène du départ à la fin du Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme vient elle aussi de l’enfance, quand la famille quitte le Bel Air pour s’installer à Delmas. Ça a été un moment déchirant, je laissais les gens que je connaissais, les amis, tout un quartier, en un mot le connu pour aller vers l’inconnu. Aujourd’hui, je suis « obsédé » par le fait de partir, d’aller voir autre chose. Mais enfant, on n’a pas cette impression-là. On est plutôt déchiré à l’idée de partir, on sait ce qu’on laisse ; on ne sait pas ce qu’on va trouver.

Il y a aussi des souvenirs sexuels, qui sont restés très précis dans ma mémoire. À ce propos, je me souviens d’une scène avec trois cousines sur les marches d’un escalier, où je faisais une analyse précise de leur anatomie. Je devais avoir sept ans, elles étaient plus âgées que moi. De même, je me rappelle lorsque, réfugiés dans les toilettes de l’école avec une petite amie pour jouer à touche-pipi, on s’était fait surprendre par le gardien. J’étais en CP (cours préparatoire). L’année d’après, je passais à une école de garçons, je n’ai plus connu que ça jusqu’à la terminale. La troisième scène est liée dans mon esprit à la raclée reçue en plein midi après qu’on nous a trouvés en position missionnaire avec une fille du voisinage.

D’autres scènes m’ont marqué, qui sont liées à la mort. La première renvoie à mon arrière grand-mère, qui approchait la centaine, dont je parle dans au moins deux livres, et qui maniait la rigoise avec une dextérité incroyable ; il ne fallait pas s’approcher d’elle au risque de se faire rigoiser. C’est la première mort à laquelle j’ai été confronté. Voir le cadavre figé dans le cercueil m’avait impressionné. Il y a aussi la mort, quand j’arrive tout juste à Delmas, d’une fille que j’ai beaucoup aimée. J’en parle dans Poème pour accompagner l’absence, publié en 2005 aux éditions Mémoire d’encrier. Je devais avoir sept ans, et je vais aux funérailles de Roseline – je me souviens encore de son prénom – portant une chemise blanche et mon premier nœud papillon noir. Je revois le petit cercueil au cimetière de Port-au-Prince, près du stade de football. La troisième scène de mort, je la raconte dans Les Dieux voyagent la nuit. C’est la première fois que j’assiste à une vraie veillée, je devais avoir huit ans ou neuf ans. Le mari d’une voisine, un militaire, est mort. Tout le monde est réuni : des frères d’armes du défunt en tenue militaire, des voisins, la famille venue de la province, on joue aux dominos, aux cartes. Il y a du rhum, du clairin ; en tant qu’enfant adventiste, même le café m’est interdit. Mais j’essaie tout de même d’échapper à la vigilance des parents et d’en boire, avec la complicité de certains adultes.

Ces scènes-là ont marqué mon enfance, fermenté ma sensibilité d’homme et, par la suite, mon travail d’écrivain.

Mon œuvre

Je ne sais pas si j’ai déjà une « œuvre », je parlerais plutôt de mon travail d’écrivain. Parmi les thématiques présentes dans ce travail, il y a bien sûr l’enfance – on en a parlé. Il y a aussi le côté cosmopolite, qu’on retrouve déjà dans Le Crayon du bon dieu n’a pas de gomme, L’Autre Face de la mer, et de manière encore plus accentuée dans L’Île du bout des rêves, Rue du Faubourg Saint-Denis

Il y a surtout ce que certains ont appelé la « littérature du déplacement » et que, moi, je nomme vagabondage. Dans mon travail, on se déplace beaucoup, lors même que l’histoire se déroule uniquement en Haïti. Dans Le Crayon du bon dieu n’a pas de gomme, le déplacement se fait de la campagne vers la ville, et vice versa. Dans un deuxième temps, on trouve des gens qui viennent de l’extérieur, d’autres qui rêvent d’ailleurs : le déplacement, même rêvé, est permanent. Il n’y a pas un seul de mes textes où on ne trouve pas ce mouvement. Enfant, la grand-mère de L’Autre Face de la mer rêve de partir à force de voir les bateaux entrer et repartir du quai. Son petit-fils, qui n’avait jamais rêvé d’ailleurs, finira par partir. En même temps, à l’intérieur du roman, on suit la progression d’un bateau qui vient de nulle part – cela peut être le bateau négrier – et qui arrive à destination au moment où l’histoire s’achève, où le petit-fils va prendre la décision de s’en aller. Dans L’Île du bout des rêves, j’ai poussé la démarche jusqu’au bout. Le narrateur part de Naples, passe par Cuba, puis par la République dominicaine, avant que l’histoire ne se déroule à l’île de la Tortue. À la fin de l’histoire, il reprend l’avion en direction de Naples. Mais ce que je nomme vagabondage n’est pas caractérisé par le seul déplacement. Le passage, à l’intérieur d’un même texte, d’un genre à un autre, ou encore d’une langue à une autre, en est une autre caractéristique.

On trouve également beaucoup de traces du religieux dans mon travail. Je dis « traces » parce que Les dieux voyagent la nuit est le seul roman vraiment consacré au religieux et à l’interdit qui l’accompagne. On y retrouve le vaudou, le protestantisme, le christianisme d’une façon générale. Mais les traces du religieux sont très présentes dans mon travail. Il suffit de regarder les titres des livres : Le Crayon du bon dieu n’a pas de gomme, Les Dieux voyagent la nuit, Évangile pour les miens…. ou encore les citations en exergue, les titres des chapitres. L’Île du bout des rêves aurait dû s’appeler Et Dieu reconnaîtra les siens, finalement j’y ai renoncé. Ce sont des éléments qui me viennent d’une enfance et d’une adolescence ultrareligieuses. Plus tard, je me suis dit qu’il fallait bien que tout cela serve à quelque chose.

Un autre élément présent dans mon travail en prose (roman et nouvelle) : on y trouve toujours, ou presque, une structure polyphonique. L’histoire est souvent racontée sur plusieurs plans ; quatre, par exemple, dans L’Autre Face de la mer. Il n’y a guère que Rue du Faubourg Saint-Denis qui propose un seul point de vue, celui du narrateur, racontant à la première personne. Tous les autres romans proposent au moins un double niveau de narration. J’aime bien quand les points de vue se répondent, que puisse être contredit ce qui a été dit avant.

Un dernier élément : on retrouve dans mon travail les échos de plusieurs langues ; que la langue de narration soit le français ou le créole. Quand je parle d’échos, je ne parle pas de transposition d’une langue dans une autre langue. En français par exemple, on entend certes l’écho du créole ; mais aussi de l’espagnol, de l’italien, de l’anglais, voire de l’hébreu. Dans une des nouvelles d’Histoires d’amour impossible ou presque, l’un des personnages réfugié à l’île de la Tortue parle ainsi une langue que personne ne comprend autour de lui. Il s’agit en fait de l’hébreu. On trouve toujours ces échos-là, ce dialogue de langues dans mon travail. On revient ainsi au cosmopolitisme de départ, à cette enfance entourée de gens venus de partout, des villes de province, de l’étranger. Ils s’en allaient, puis revenaient m’apportant un peu de ces ailleurs que je ne pouvais qu’imaginer. Ce jusque dans ma famille proche : ma mère, ma grand-mère, mon grand-père paternel… Très tôt, des cousines de ma mère se sont installées à New York ; cette ville s’inscrit dans mon imaginaire depuis au moins 1965. Consciemment ou inconsciemment, mon travail est placé sous le signe de ces rencontres, de gens qui vont, viennent, sont de partout, et de nulle part à la fois.

L’Insularité

Je ne sais pas si on y trouve un lien évident avec mon travail, en tout cas pas comme ça peut être perçu de l’extérieur. Mais il existe tout de même dans mes textes une constante liée à l’insularité : la présence de l’eau. Je n’ai pas mémoire d’un livre où je n’en parle pas. C’est le cas dans Le Crayon du bon dieu n’a pas de gomme, L’Autre face de la mer où cette thématique est très présente… Cela est plus évident encore dans L’Île du bout des rêves, puisque l’histoire se déroule à l’île de la Tortue. Même dans un roman comme Rue du Faubourg Saint-Denis, dont l’histoire se passe à Paris, quand le petit garçon se sent mal, il court se réfugier à l’île de la Cité, d’où il regarde couler la Seine.

Cela dit, il y a rarement une insularité « fermée » dans mon travail. Pour moi, la mer ne représente pas une prison, mais plutôt une passerelle, c’est ce qui permet d’aller ailleurs. Cela tient peut-être au fait que, géographiquement, nous sommes de faux insulaires. La République d’Haïti est un bout d’île ; elle partage une frontière avec la République dominicaine. Dans L’Autre Face de la mer, la famille de la narratrice qui rêve de voyager, ne prend ni l’avion, ni le bateau, mais traverse la frontière. C’est là qu’elle va vivre le massacre de 1937.

Si « insularité » renvoie à un espace fermé, je ne me suis jamais senti en prison en Haïti, grâce bien sûr à mon imagination, mais aussi au fait que la mer, pour moi, a toujours été un appel vers l’ailleurs. Je ne suis pas dans cette démarche de l’insularité-prison. L’insularité caribéenne dont je participe, et telle que je la conçois, est une insularité qui n’exclut pas. Elle intègre plutôt les éléments qui peuvent venir d’ailleurs. C’est une manière d’éponge qui absorbe et, en même temps, transforme ce qui vient d’ailleurs. Elle n’est pas dans une répétition, une imitation plate, elle est quelque chose de dynamique. C’est en ce sens que je pourrais peut-être parler d’insularité.


Louis-Philippe Dalembert

Dalembert, Louis-Philippe. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Paris (2010). 32 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 7 mars 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte
Notes de transcription : Stève Puig.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 7 mars 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020