Les migrations en Polynésie et en Micronésie à l’aube du troisième millénaire

par Bernard Gille


La longue histoire des migrations en Océanie va-t-elle aboutir à un dépeuplement définitif de certaines îles du Pacifique au XXIe siècle? En particulier, les archipels polynésiens vont-ils demeurer des «paradis terrestres» ou bien devenir une zone déserte, vidée de sa population active, en attendant que le rapprochement familial achève le processus de dépeuplement? Telle est la question permanente que la présente étude se propose de traiter en étudiant les mouvements migratoires en Polynésie et Micronésie à la fin du vingtième siècle.

Un mouvement migratoire d’un type nouveau

Si pendant des siècles en effet, d’intenses mouvements de population ont bien eu lieu, c’était toujours à l’intérieur de l’Océanie intertropicale, c’est-à-dire au sein d’un univers familier: on passait d’un archipel du Pacifique sud à un autre, maintenant ainsi homogénéité et continuité dans un ensemble civilisationnel cohérent. Les migrations ont donc longtemps été constitutives de la société et de la culture des archipels du Pacifique.

Mais, à partir des années 1960, les migrations volontaires qui connaissent une ampleur considérable changent d’orientation et se dirigent désormais essentiellement à destination des pays industrialisés anglo-saxons qui bordent le Grand Océan. Ces flux migratoires d’un type nouveau, car tournés systématiquement vers l’extérieur de l’Océanie intertropicale, sont devenus le phénomène majeur qui caractérise beaucoup d’archipels du Pacifique à la fin du XXème siècle, surtout en Polynésie anglophone. Ces migrations internationales concernent peu la Mélanésie (à l’exception des Indiens de Fidji) mais affectent considérablement les archipels polynésiens et micronésiens.

Ces mouvements de population à destination de la Nouvelle-Zélande, du Canada, de l’Australie et des Etats-Unis concernent plus de 500.000 personnes (y compris les descendants des émigrants) entre 1962 et 1995.

Contrairement aux migrations précédentes, le phénomène a changé de nature dans la mesure où ces émigrés risquent de perdre leur identité, leur culture et leurs traditions, en étant totalement marginalisés dans les grands pays industrialisés du Pacifique. La vie dans les banlieues d’Auckland, de Sydney ou de Los Angeles représente le risque d’une véritable aliénation, sans commune mesure avec les changements supportés par les insulaires du Pacifique lors de leurs migrations d’îles en îles au cours des siècles.

L’ampleur du phénomène

Certes, le chiffre de 500.000 personnes est faible en valeur absolue par rapport aux quatre millions de Philippins qui vivent en dehors de leur pays ou par comparaison avec le million d’immigrants légaux ou illégaux qui entrent aux États-Unis chaque année. Mais ce chiffre est considérable si on le compare à celui de la population habitant dans ces archipels intertropicaux à la fin du XXème siècle, à savoir 530.000 Polynésiens et 350.000 Micronésiens.

Ainsi, les Polynésiens anglophones et leurs descendants sont plus de 400.000 à vivre en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et en Australie, ce qui représente près de 58% des Polynésiens anglophones du Pacifique intertropical (ils ne sont plus que 290.000 installés dans les îles).

Si les Polynésiens français émigrent peu, sauf à Wallis et Futuna, où 18.000 habitants ont préféré s’installer en Nouvelle-Calédonie, dans certaines îles anglophones, l’hémorragie de population atteint des sommets avec plus de 68% d’émigrés aux Iles Cook, 87% à Niue, 75% à Tokelau et 50% aux Samoa occidentales.

Les chiffres publiés par J.L. Rallu en 1997 sont identiques. Il fait:

des projections a posteriori sans migration de trois populations polynésiennes soumises à une migration de masse (Samoa occidentales, Tonga et les Iles Cook), partant de 1956 ou 1961 et ajoutant, si nécessaire, les migrants recensés à l’étranger à la date de départ des projections. Par comparaison entre les populations recensées dans les îles et ces projections, il est possible d’évaluer le développement de la migration …; Selon la projection, on compterait en 1991: 320.000 Samoans des Samoa occidentales, 160.000 tongiens et 56.500 Maori des Iles Cook. Les populations vivant dans les pays d’origine représentent respectivement 50%, 58% et 32% de ces effectifs. (84).

Depuis leur accession au statut d’État associé à partir de 1986, les archipels micronésiens ont connu une progression importante de l’émigration vers les États-Unis (ou les territoires américains), sans oublier les 40% de Guamaiens installés à Hawaii ou en Californie.

Les raisons de l’hémorragie

Au fond, «aussi ironique que cela puisse paraître, ces émigrants cherchent en Occident ce que les Gauguin des temps modernes veulent laisser derrière eux – l’accès aux biens matériels, les emplois dans le secteur industriel, une meilleure éducation pour leurs enfants, et une mobilité sociale dans une société qu’ils ont crue libre des barrières traditionnelles de classe sociale et de statut familial qui rendent cette mobilité si difficile dans leur pays» (Shore, cité par Connell 1985: 23). Néanmoins, les raisons qui poussent les Océaniens à émigrer ne se limitent pas à des considérations économiques ou démographiques liées au sous-développement. En effet, certains territoires dépendants bénéficiant d’un haut niveau de vie pour la région, comme les Samoa américaines ou Guam, connaissent des flux migratoires considérables liés en particulier à l’attirance pour l’American Way of life.

Inversement, la Polynésie française qui a un produit intérieur brut par tête très élevé ne connaît pas de phénomène semblable. Il s’agit donc d’une question particulièrement complexe dont l’étude fait appel à des notions historiques, géographiques, économiques, stratégiques, politiques, socio-culturelles et démographiques. En outre, si l’on connaît les raisons qui ont poussé certaines populations à émigrer massivement, il est plus difficile de savoir pourquoi d’autres ont préféré rester dans les îles.

Quoi qu’il en soit, comme le soulignait un mensuel fidjien dès 1986,

l’une des principales exportations des îles du Pacifique, c’est la population. Si les images conventionnelles de la région sont souvent conçues en termes d’îles paradisiaques…; ce n’est pas la perception que l’on en a dans les îles elles-mêmes, comme le montrent les taux d’émigration. (Pacific Islands Monthly, juillet 1986: 11)

Néanmoins, il est très difficile de porter un jugement sur ces mouvements migratoires. En effet, ce qui semble catastrophique à un Occidental de la fin du XXe siècle – abandon de certaines îles de rêve au profit de « l’enfer » des banlieues surpeuplées des grandes villes industrielles, exode des plus dynamiques et de l’essentiel de la population active qualifiée – n’est pas forcément perçu de la même manière par ceux qui restent dans les îles et bénéficient des transferts financiers des émigrés. Dans ces sociétés traditionnelles, la solidarité familiale entre les générations continue à jouer un rôle primordial et la perception de ces phénomènes collectifs par un Occidental individualiste n’est pas chose aisée.

De plus, l’émigration massive de la population est devenue une pratique banale, admise, encouragée par les gouvernements des micro-États insulaires. Elle est devenue l’élément essentiel de leur politique économique et il n’y a guère que les étrangers qui s’inquiètent des conséquences dramatiques d’un tel exode de population. Quelle que soit l’interprétation que l’on puisse avoir sur ces phénomènes migratoires entre les îles et les pays industrialisés du Pacifique, un certain nombre de faits incontestables sont particulièrement inquiétants pour l’avenir de ces populations, soit dans les îles, soit dans les grandes villes modernes où elles sont confrontées à l’alcoolisme, à la drogue, à la criminalité et au désespoir, face à la disparition inexorable de leur système de valeurs.

Même si certains insulaires, comme les Tongiens ou les Samoans, recréent de véritables communautés dans les villes australiennes, néo-zéalandaises ou nord-américaines, que restera-t-il de leur mode de vie et de leurs traditions dans deux ou trois générations? Cette perte d’identité risque de s’accentuer par le fait que les immigrés océaniens dans les pays développés se marient facilement avec les habitants des pays d’accueil. Ainsi,

au recensement de 1991 en Nouvelle-Zélande, les proportions de métis parmi les nés dans le pays sont élevées, approchant les 50% pour les Maoris des Iles Cook et les Tongiens et les dépassant pour les Niuéens […]; Le recensement de 1986 offre une information plus détaillée […]; plus de la moitié, 57%, des métis océaniens de deux origines avaient du sang européen, 27% du sang maori de Nouvelle-Zélande et 9% étaient métis de deux ethnies du Pacifique. (Rallu 97)

À terme, certaines îles pourraient n’être peuplées que de vieillards, tant le dédain pour la vie rurale et l’attirance pour la modernité occidentale sont grands parmi les jeunes de Polynésie et de Micronésie. Un anthropologue tongien résume ainsi la situation: «Une fois que vous êtes instruit, une fois que votre esprit est ouvert, vivre sur une petite île éloignée est simplement inacceptable […]; psychologiquement nous ne sommes plus des insulaires» (Epeli Haofa, cité par Connell, 1985: 14).

D’après John Connell et Brown, un des meilleurs experts des migrations dans le Pacifique,

l’échelle et l’impact de la future migration internationale est imprévisible […]; elle dépend des vicissitudes de l’économie internationale (surtout aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande), beaucoup plus que des économies insulaires. Elle dépend également des restrictions légales imposées aux migrations internationales par les pays métropolitains, restrictions qui sont en partie déterminées par la situation économique internationale. Dans les micro-États isolés du Pacifique Sud, les perspectives de croissance économique sont exceptionnellement limitées. À cause de cela, les disparités dans le bien-être économique, maintenant perçues sur une grande échelle, entre les plus petits États de Polynésie et de Micronésie et les nations métropolitaines riveraines, ont contribué non seulement à une migration importante, mais aussi à accroître les pressions pour des migrations supplémentaires […]. À mesure que l’émigration continue, les petits et vulnérables États du Pacifique Sud deviennent irrévocablement une partie périphérique et dépendante d’un vaste monde. Une image conventionnelle du Pacifique Sud (spécialement pour la Polynésie) est répandue, celle de paradis insulaires avec une existence idyllique, dans des conditions d’abondance de subsistances. Cette perception de la région n’est certainement pas l’opinion que l’on en a dans le Pacifique Sud, comme cela se voit dans le flux régulier d’émigrants de la région». (Connell et Brown 4)

En effet, les raisons qui ont poussé la majorité des Polynésiens anglophones et de nombreux Micronésiens à quitter leurs îles ne sont pas près de changer.

Il y a tout d’abord les motivations économiques qui, comme l’indique John Connell, seront d’autant plus fortes que les disparités entre les îles et les pays développés s’accentueront. Ce n’est pas en quelques années que Tonga, les Samoa occidentales, les Iles Cook, Niue et Tuvalu pourront offrir à leur population un niveau de vie comparable à celui des immigrés polynésiens installés en Nouvelle-Zélande, en Australie ou aux États-Unis.

De même, les micro-États du Pacifique n’ont pas les moyens d’offrir à leurs habitants le système éducatif, les hôpitaux modernes, les équipements collectifs et les distractions existant dans les pays riches et qui ont motivé la migration de beaucoup d’Océaniens.

L’attirance pour la modernité semble irréversible pour ces insulaires qui ont appris à connaître la société de consommation à travers la télévision américaine ou néo-zélandaise, ou lors de voyages chez leurs parents émigrés ou encore à travers les récits de ces derniers quand ils rentrent au pays. «Les changements radicaux dans les aspirations à ce qui constitue un niveau de vie satisfaisant, un emploi désirable et un mélange convenable de commodités et de services accessibles, ont eu une influence majeure sur l’émigration» (Connell et Brown 5).

Pour toutes ces raisons, les insulaires du Pacifique préfèrent de plus en plus les emplois «en col blanc» et délaissent l’agriculture. «En parallèle au changement des aspirations et à la nécessité croissante de gagner de l’argent, le travail agricole a perdu du prestige partout dans le Pacifique et la participation déclinante et relativement limitée des jeunes hommes à l’économie agricole est omniprésente» (Connell et Brown 5).

Mais, le changement dans les aspirations n’est pas l’apanage des jeunes générations.

À Tonga, on entend souvent les parents exprimer le vœu que leurs enfants travaillent à quelque chose de mieux que l’agriculture, alors qu’ils sont eux-mêmes des cultivateurs. Ce quelque chose de mieux se réfère invariablement aux emplois « en col blanc » qui portent en eux beaucoup de prestige» (Sevele, 1973, cité par Connell, 1995: 5).

De même à Fidji où les jeunes gens «apprennent à valoriser les emplois « en col blanc » et détestent l’agriculture» (Naidu [1981], cité par Connell 1995: 5).

Même en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les jeunes ruraux préfèrent émigrer vers les villes du pays: «le style de vie idéal très recherché est celui de leurs dirigeants: urbain, matérialiste, orienté vers la consommation» (Connell, 1995: 5).

Pour tous ceux qui désirent émigrer, les pays développés du Pacifique représentent une terre promise qui leur permet d’avoir accès aux biens matériels, aux services et aux équipements sociaux auxquels ils aspirent.

Diversités des motivations

Néanmoins, les phénomènes migratoires sont différents selon les zones géographiques. Si les Mélanésiens émigrent peu vers les pays développés du Pacifique, c’est tout d’abord parce qu’ils n’ont pas de facilités juridiques pour s’implanter dans ces pays, contrairement aux Polynésiens et aux Micronésiens. Ces derniers ont, soit la nationalité du pays d’accueil ou un statut spécial, soit des quotas d’immigration. En outre, ils bénéficient des lois sur le regroupement familial grâce à une communauté solidement implantée avant l’instauration du système des points. En outre, les Mélanésiens sont des peuples beaucoup plus tournés vers la terre que vers la mer et le «grand large». De plus, ils ne sont pas organisés socialement de la même manière que les Polynésiens et les Micronésiens qui ont su créer des structures d’accueil dans les grandes métropoles, véritables systèmes de chaînes migratoires et d’entraide permettant de faire venir parents et amis. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple, 700 langues différentes ne favorisent pas les contacts et les regroupements outre-mer: «La société est éclatée en une multitude de petits groupes souverains sur leur propre territoire, qui forment des confédérations plus vastes dont chacune a son propre système social et linguistique» (Antheaume et Bonnemaison 57). Jusqu’à présent, les Mélanésiens ont donc migré à l’intérieur de leurs îles, quittant les campagnes pour les villes qui deviennent incontrôlables, comme c’est le cas en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

En revanche, l’émigration internationale s’est développée sur une grande échelle en Polynésie et en Micronésie depuis une vingtaine d’années et ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur.

Les pays qui ont accédé à l’indépendance ou à la libre association sont en général soumis à une «fuite des cerveaux» et à une véritable hémorragie pour ce qui concerne la main-d’œuvre la plus qualifiée et les individus les plus jeunes et les plus dynamiques. Ceci est particulièrement vrai à Tonga, aux Samoa occidentales, aux Iles Cook, à Niue et dans les États associés de Micronésie. Le pourcentage de la population qui a émigré est respectivement de 41% à Tonga, de 50% aux Samoa occidentales, de 68% aux Iles Cook et de 87% à Niue.

Mais ce phénomène concerne également certains territoires dépendants où le pourcentage de la population outre-mer est de 75% à Tokelau, 50% aux Samoa américaines, 54% à Wallis et Futuna et 20% à Guam (dans ce dernier territoire 40% des Guamaiens d’origine – les Chamorros – ont émigré). Un seul territoire de Polynésie ne connaît pas d’émigration significative (à peine 5% de la population): la Polynésie française.

Les raisons de ces phénomènes migratoires ne sont pas les mêmes selon les pays insulaires.

Les motivations socio-économiques prédominent dans les entités indépendantes. La démographie galopante, la faiblesse du niveau de vie et l’absence de développement économique incitent les habitants à émigrer afin d’obtenir un statut social et des revenus plus élevés, ce qui permet en outre d’aider la famille restée au pays. C’est le cas à Niue, à Kiribati, aux Iles Cook, à Tuvalu et dans certains États associés de Micronésie.

Les mêmes raisons expliquent l’émigration à partir de Tonga et des Samoa occidentales mais le caractère traditionnel et coutumier de la société est également une motivation profonde pour partir: les roturiers instruits et dynamiques ne peuvent pas accéder aux emplois, à la terre et au pouvoir politique ni faire évoluer la société. Aux Samoa occidentales, en particulier, les autorités coutumières exigent un respect très strict des règles qu’elles imposent à l’ensemble de la communauté et toutes les contestations et les refus d’obéissance sont sévèrement punis.

Par ailleurs, l’émigration tongienne vers les États-Unis est favorisée par l’Église mormone. Ainsi, plus de 70% des Tongiens installés à Los Angeles sont des mormons, alors qu’à Tonga cette confession représente moins d’un quart de la population (Connell, 1992: 4). Ici aussi, les Tongiens vont-ils supporter éternellement la domination de la société par le roi et les nobles?

Pour les territoires américains du Pacifique, comme Guam ou les Samoa américaines et dans les États associés de Micronésie, il est certain que l’American way of life véhiculé par les médias est très attractif pour les candidats à l’émigration. Le désir de poursuivre des études secondaires et supérieures a été souvent à l’origine d’une émigration durable à Guam.

En revanche, les Polynésiens français émigrent peu alors qu’ils ont la nationalité française et qu’ils peuvent s’installer librement dans l’Union européenne. C’est sans doute parce qu’ils ne vivent pas dans une société coutumière où la mobilité sociale est impossible et parce que les revenus et le mode de vie dans ce territoire sont jusqu’à présent satisfaisants pour ceux qui seraient susceptibles d’émigrer. En outre, contrairement à Guam, les jeunes peuvent poursuivre des études sur place et même lorsqu’ils s’inscrivent dans les universités métropolitaines, c’est avec l’intention de revenir au pays.

Dans l’avenir, il est vraisemblable que l’émigration devrait se développer en Polynésie et en Micronésie sauf, peut-être, si les pays d’accueil adoptaient des politiques migratoires plus restrictives. Mais, même dans ce cas de figure, les habitants des Iles Cook, de Niue, de Tokelau, de Guam et des Samoa américaines bénéficieront de facilités réglementaires en matière d’immigration en Nouvelle-Zélande ou aux États-Unis. De plus, le regroupement familial continuera à être une des sources majeures de l’immigration dans les pays riches du Pacifique.

Les facteurs susceptibles d’accélérer l’émigration polynésienne et micronésienne sont en effet beaucoup plus nombreux que ceux qui pourraient la freiner.

Des politiques migratoires restrictives dans les pays d’accueil

Avec les éléments d’information disponibles en 1999, il semble que la récession économique en Nouvelle-Zélande soit plus longue que prévu et donc susceptible de motiver une politique migratoire beaucoup plus restrictive dans ce pays d’accueil, en particulier si la crise financière asiatique finissait par nuire sérieusement à l’économie de ce dernier.

De plus, les problèmes politiques posés par l’accroissement du nombre global des immigrés risquent d’inciter les opinions publiques des pays riches à réclamer plus de fermeté en matière d’immigration. C’est ce qui explique le succès de certaines formations politiques en Nouvelle-Zélande et en Australie, ainsi que les mesures coercitives prises en 1997 aux États-Unis.

En Nouvelle-Zélande, le parti politique le plus hostile à l’immigration, N.Z. First, est arrivé au pouvoir au mois de décembre 1996. Il disposait alors de huit sièges de ministres au sein du cabinet de coalition qui en comptait vingt et le chef de ce parti, Winston Peters, était vice-premier ministre. En matière d’immigration, une conférence a eu lieu au mois de mai 1997 et le but poursuivi par Winston Peters était de réduire les flux migratoires, plus particulièrement ceux en provenance d’Asie. Dès le mois de décembre 1996, le nouveau ministre de l’immigration, Max Bradford, avait décidé de faire payer aux micro-États du Pacifique les dettes contractées par leurs ressortissants qui avaient reçu des soins hospitaliers lors de séjours touristiques en Nouvelle-Zélande. Désormais, le montant de ces dettes est prélevé sur l’aide financière accordée par la Nouvelle-Zélande à ces pays, essentiellement, Fidji, Tonga et les Samoa occidentales (New-Zealand Herald 23/12/96).

En Australie, Pauline Hanson, élue au parlement fédéral en 1996, a créé le parti «One Nation» au mois d’avril 1997. D’après les sondages, il y avait une poussée de l’électorat nationaliste en faveur de ce parti dont les revendications se concentrent sur la réduction drastique de l’aide gouvernementale aux Aborigènes et l’arrêt de l’immigration asiatique.

S’il y avait une élection aujourd’hui, le parti «One Nation» pourrait enlever plusieurs sièges au Sénat, faisant perdre la majorité à l’actuelle coalition des Libéraux-Nationaux actuellement au pouvoir sous l’autorité du Premier ministre John Howard. Dans l’État du Queensland, le parti national de Tim Fischer, vice-premier ministre, perd l’appui de certains adhérents. En cas d’élection, il serait le plus touché. Dans ce parti, on s’inquiète de cette montée des idées nationalistes. (La Dépêche de Tahiti 12/05/97)

Ainsi, les thèmes développés par les partis politiques hostiles à l’immigration asiatique rencontrent un écho de plus en plus favorable au sein de la population néo-zélandaise ou australienne. Si cette tendance devait se confirmer dans les prochaines années, les gouvernements au pouvoir devraient sans doute limiter les quotas d’immigration pour les habitants de la zone Asie-Pacifique, et les Océaniens pourraient bien faire les frais de ces nouvelles revendications nationalistes.

Par ailleurs, le souci de lutter contre l’immigration clandestine a été à l’origine de mesures prises récemment par certains gouvernements. Ainsi, au mois de janvier 1997 le gouverneur des Samoa américaines a décidé de donner un moratoire de trois mois aux immigrants en situation irrégulière. Passé ce délai, ces derniers devaient être expulsés vers leur pays d’origine, c’est-à-dire essentiellement vers les Samoa occidentales (La Dépêche de Tahiti 29/01/97). De la même manière, au mois d’avril 1997, le Congrès des États-Unis a voté un texte donnant un an aux immigrés en situation irrégulière pour se mettre en règle et justifier d’un niveau de vie décent (La Dépêche de Tahiti 14/04/97). Cette mesure fait suite à celle qui a été prise en 1996 dans l’État de Californie, visant à réduire l’accès aux soins publics pour les immigrés clandestins.

D’après J.L. Rallu,

l’Australie a pris des mesures pour contrôler les flux des migrants, découragés aussi par la crise économique. Les États-Unis ont rendu les entrées plus difficles et il se produit une sorte d’engorgement aux Samoa américaines, dont la population a crû très rapidement autour de 1990. La petite île de Tutuila et son économie basée principalement sur les conserveries de poissons ne pourront pas longtemps absorber le surplus démographique des Samoa occidentales. (192)

Sous la pression de l’opinion publique des principaux pays d’accueil des immigrants océaniens, il semblerait donc que les autorités soient déjà obligées de prendre des mesures restrictives en matière d’immigration, même si les insulaires du Pacifique ne sont pas les premiers visés.

Les limites des politiques de restriction des flux

Par le passé des mesures semblables avaient été prises dans ces différents pays, mais cela n’avait pas empêché le développement de l’immigration clandestine et le regroupement familial. En effet, aucun de ces pays n’a remis en cause les visas touristiques qui sont la principale voie d’entrée pour les clandestins.

Même si un doute subsiste sur l’efficacité des mesures visant à réduire l’immigration, de nombreuses raisons incitent les Polynésiens et les Micronésiens à continuer à émigrer vers les pays développés du Pacifique. Dans le futur, ces mouvements migratoires seront sans doute plus difficiles que dans les vingt dernières années, mais ils persisteront car les causes profondes de ces migrations ne changeront pas.

Le premier facteur qui va aggraver la situation économique et sociale des habitants des îles, c’est l’attitude des grandes puissances occidentales qui étaient les principales pourvoyeuses d’aide dans le Pacifique. Avec la disparition de l’U.R.S.S. et la fin de la rivalité est-ouest, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont décidé de revoir à la baisse leur politique d’aide aux archipels de l’Océanie.

La Grande-Bretagne a virtuellement disparu en tant que puissance du Pacifique et son aide a été réduite. Même Pitcairn (65 habitants) ne sera pas épargnée: «Le gouverneur de Pitcairn, dernière possession britannique de la région, a annoncé aux insulaires qu’ils devront parvenir à équilibrer leur budget, sous peine de suspension des fonds de Londres» (L’État du Monde. Paris: La Découverte, 1997: 502).

Le retrait américain est symbolisé par les restrictions budgétaires et les fermetures imposées aux ambassades, aux consulats et aux organisations agissant dans le Pacifique, comme l’U.S.A.I.D. et l’East-West Center de Hawaii. Sous la pression du Congrès à majorité républicaine, de nouvelles restrictions sont programmées, en particulier pour les États associés de Micronésie, comme semblent l’indiquer de nombreuses déclarations d’officiels américains.

Ainsi, les micro-États du Pacifique ne peuvent plus faire de la surenchère entre les grandes puissances afin d’obtenir le maximum d’aide de leur part, puisque le danger soviétique a disparu. «La fin de la guerre froide, en diminuant la valeur stratégique des îles, a paradoxalement réduit la marge de manœuvre des dirigeants insulaires. Le départ du Royaume-Uni de la Commission du Pacifique Sud en 1994 et l’annonce d’un prochain retrait américain ont symbolisé ce désengagement» (L’État du Monde, 1997, p. 490). Néanmoins, le Royaume Uni devait réintégrer la Commission du Pacifique Sud en 1998.

De son côté, l’Australie a décidé de ne plus financer directement les budgets des États insulaires du Pacifique et désormais l’aide de ce pays sera ciblée sur des projets de développement. Ainsi, d’après David Irvine, haut-commissaire australien en Papouasie-Nouvelle-Guinée, «la part d’aide australienne allouée directement au budget de l’État papou va se trouver réduite à néant pour être versée dans des projets de développement» (Les Nouvelles de Tahiti, 23/08/96, p. 34). Par ailleurs, l’aide financière versée à l’Université du Pacifique Sud à Suva a été réduite de moitié, pour ne plus atteindre aujourd’hui que 70 millions de francs CFP (Ibid.).

En effet, comme il a été dit plus haut, l’Australie se réoriente vers l’Asie qui est son principal partenaire économique. Les États insulaires du Pacifique (à l’exception de la Papouasie-Nouvelle-Guinée) cessent d’être une priorité stratégique comme cela fut le cas durant la période de la guerre froide. Ces petits États ne recevront que sept milliards de francs CFP au titre de l’aide australienne en 1997. Sur un plan plus général, l’Australie, tout comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, a décidé de revoir sa politique d’aide au tiers-monde: «L’Australie a informé l’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel de son intention de quitter cette organisation spécialisée de l’O.N.U… C’est le troisième pays à quitter l’O.N.U.D.I., organisation spécialisée dans l’aide à l’industrialisation du tiers-monde, après les États-Unis et la Grande-Bretagne» (Les Nouvelles de Tahiti, 13/12/96).

La Nouvelle-Zélande, quant à elle, supprimera son aide aux Iles Cook en 2008 et l’aide à Niue sera réduite. «L’aide réelle par tête se réduit. Le déclin apparaît plus grand dans l’aide publique que dans l’aide privée» (Crocombe, 95). Néanmoins, avec ses 200.000 insulaires du Pacifique installés sur son sol, ce pays reste la principale source de transferts financiers des émigrés vers les Samoa occidentales, les Iles Cook, Niue et Tonga. Par ailleurs, en signe de désengagement de ce pays envers les archipels qui dépendent de son aide, la Nouvelle-Zélande fait pression sur Tokelau afin que ce territoire de 1700 habitants devienne un État indépendant en libre association. Enfin, la situation à Niue est particulièrement préoccupante puisque le premier ministre de cet État associé a déclaré que si l’on ne parvenait pas à repeupler Niue (2000 habitants en 1997), il faudrait rendre l’immigration libre sous la forme d’une immigration «portes ouvertes», si l’on veut faire fonctionner l’économie de ce micro-État (Les Nouvelles de Tahiti, 22.10.97).

De son côté, la France a maintenu ses transferts financiers en direction de ses territoires du Pacifique malgré la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique (C.E.P.) en 1996. L’avenir de la Nouvelle-Calédonie semble assuré par l’accord qui a été trouvé en 1998 entre les indépendantistes, les loyalistes et le gouvernement français, ce dernier étant appelé à maintenir son aide financière pour une très longue période. La stabilité politique et économique de ce territoire sera déterminante pour l’avenir des 23.000 Polynésiens installés en Nouvelle-Calédonie (5.300 Tahitiens, 18.000 Wallisiens et Futuniens) qui pourraient être amenés à rentrer dans leurs îles en cas d’indépendance ou de troubles graves et persistants.

De son côté, la Polynésie française semble assurée du maintien d’un certain volume de transferts financiers de l’État jusqu’en 2006.

Néanmoins, dans les prochaines années, l’État français sera amené à limiter ses dépenses afin de réduire le déficit budgétaire et la dette publique. Dès 1996, le gouvernement Juppé avait annoncé son intention de réduire les avantages financiers accordés aux fonctionnaires des D.O.M.(Départements d’Outre-Mer), en supprimant le coefficient multiplicateur de leur traitement. Par la suite, il est possible que les agents publics en poste dans les T.O.M. (Territoires d’Outre-Mer), se voient imposer une réduction de ce coefficient, ce qui ne sera pas sans incidence sur l’économie de ces territoires très dépendants de la dépense publique. À titre d’exemple, en 1996, les traitements versés par l’État à ses agents en Polynésie française s’élevaient à 33 milliards de francs CFP.

À l’avenir, si le développement de l’économie locale ne permet pas de créer suffisamment d’emplois pour les jeunes Polynésiens, l’émigration pourrait bien représenter une soupape de sécurité permettant à ceux qui ont une qualification de trouver un emploi en métropole ou dans l’Union européenne. Par le passé, de nombreux insulaires de l’outre-mer français ont en effet quitté leurs îles pour trouver ailleurs un meilleur niveau de vie: les Tahitiens, les Wallisiens et les Futuniens en Nouvelle-Calédonie, mais surtout les 600.000 originaires des D.O.M. et leurs descendants installés en Métropole (dont 300.000 environ sont nés dans les îles).

La raison essentielle de l’émigration des insulaires

Mais quelle que soit la réduction du volume de l’aide bilatérale envers les archipels du Pacifique, la raison essentielle qui motive l’émigration des insulaires est la situation démographique, économique et sociale et le non-développement de certaines îles. La tentation de nombreux gouvernements insulaires ne sera-t-elle pas de remplacer la réduction de l’aide par un accroissement de l’émigration et du volume des transferts financiers qu’ils sont susceptibles de générer? C’est la voie qui a déjà été choisie par Tonga, les Samoa occidentales, les Iles Cook, Niue, Tuvalu, Kiribati et certains États associés de Micronésie.

Pour Levin et Ahlburg, il n’est pas possible de réduire l’écart des revenus entre les îles et les pays industrialisés du Pacifique.

La différence entre les revenus du pays d’origine et ceux d’outre-mer est si grande que les politiques pour réduire l’écart ne peuvent pas réussir. Par exemple, la création d’emplois aux Samoa occidentales a été moins importante que prévue et durant les deux dernières décennies la différence entre les revenus a augmenté. De plus, les projets de développement qui accroissent les salaires liés aux emplois qualifiés urbains, augmentent les migrations internes, gênent le développement agricole, aggravent l’inégalité des revenus, et ont un faible impact sur la migration outre-mer…; Les migrations continuent, non pas à cause d’un calcul clair des bénéfices supérieurs aux coûts, mais parce que c’est une soupape de sécurité pour le taux de croissance rapide de la population existant dans beaucoup de nations du Pacifique. ( Levin et Ahlburg 140)

En effet, dans certains États du Pacifique c’est l’émigration qui tient lieu de politique de planning familial. Mais, à la différence d’un programme de contrôle des naissances qui touche l’ensemble d’une population, l’émigration concerne essentiellement la part de la population active la plus qualifiée et la plus dynamique et l’équilibre entre les générations est rompu. «La migration à partir de Tonga, de Fidji et des Samoa est une perte de ressource humaine de très grande valeur – les travailleurs jeunes, instruits et qualifiés. Cependant, il n’est pas évident que les gouvernements de ces nations voudraient ou pourraient faire quoi que ce soit pour réduire l’émigration» ( Levin et Ahlburg 141).

Au point où en sont arrivés certains micro-États du Pacifique, leur dépendance à l’égard des pays développés ne peut que s’accroître, quelles que soient les politiques adoptées par les gouvernements locaux:

Les coûts et les bénéfices – de l’émigration – ne sont pas connus avec suffisamment de précision, l’intervention directe – des gouvernements – pourrait être hasardeuse politiquement et les stratégies conventionnelles de développement, même si elles sont un succès, sont incapables de détourner les migrations internationales et peuvent encourager encore plus de migrations internes. Cependant, l’alternative– migration continuelle et économie dominée par les rentes (aides et transferts privés) plutôt que les activités orientées vers l’exportation – peut impliquer un niveau de dépendance inacceptable pour les gouvernements de la plupart des petites nations du Pacifique. (Levin et Ahlburg 141)

Pour l’instant, l’émigration semble offrir plus d’avantages que d’inconvénients aux dirigeants de ces pays puisqu’ils encouragent ouvertement les départs de leurs ressortissants. Ceci est vrai à court terme, en particulier pour les classes dirigeantes qui ont le souci de rester au pouvoir, ce qu’elles ne pourraient faire si la majorité de la population était restée dans ces îles sans emploi et sans moyens de subsistance.

Mais, à long terme, ce raisonnement pourrait être dangereux, comme le soulignent certaines personnalités polynésiennes. Ainsi, pour l’évêque de Tonga, «combien de temps les transferts continueront-ils à arriver à Tonga, c’est difficile à dire. Il est difficile de savoir s’ils continueront avec la seconde génération de migrants pour qui les liens avec le pays seront plus faibles alors qu’ils seront plus intégrés dans la culture de leur pays d’accueil. Ainsi, maintenant nous sommes peut-être sur la crête de la vague, mais cela exige un très bon sens de l’équilibre pour rester ainsi» (Finau, Patelesio 309).

D’après les estimations de la Banque Mondiale, entre 1987 et l’an 2000, les pays à bas revenus connaîtront un taux annuel de croissance de la population de 2,6%. Les pays à revenus moyens inférieurs auront un taux de 2,1%; ceux à revenus moyens supérieurs, 1,7% et les pays à hauts revenus auront un taux de croissance de la population de 0,7% (Lodewijks et Zerby 309).

Ces chiffres ont toutes sortes de conséquences économiques, politiques et environnementales, mais la pression migratoire vers les pays riches n’est pas la moindre d’entre elles. La même situation se produira dans les pays du Pacifique Sud. La population de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a un taux prévisionnel de croissance qui est de 2,5% par an durant la période qui prend fin en l’an 2000 (Chiffres fournis en 1988 par la Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique de l’O.N.U.). Des taux de croissance récents ont été parfois plus élevés pour d’autres économies du Pacifique. En 1987, par exemple, la population du Vanuatu a augmenté à un taux de 3,4% par an, pendant que les chiffres correspondants étaient plus grands pour les Iles Salomon, à 3,5% et à 4% pour la République des îles Marshall…; La conséquence la plus évidente de cette augmentation de la croissance de la population dans les nations relativement pauvres est la forte probabilité d’un déclin durable de leur niveau de vie. Les ressources existantes devront être nécessairement partagées entre plus d’individus et la perspective de l’augmentation de ces ressources semble plus sombre. Le niveau de pauvreté va augmenter considérablement…; le résultat pour les peuples de ces pays sera sans nul doute d’avoir une plus grande attention pour les pays qui sont manifestement mieux. (Lodewijks et Zerby 320)

Ainsi, les économies des pays du Pacifique Sud risquent fort de devenir de plus en plus dépendantes de l’émigration et des transferts financiers des émigrés. Leur avenir dépend donc du développement économique des pays riches de la région et de la capacité de ces derniers à accepter sur leur sol un plus grand nombre d’immigrés.

La vérité est que l’économie des Samoa occidentales est très dépendante du développement des autres pays, non par choix mais par force, par nécessité pour survivre. La dépendance de ce point de vue n’est pas un problème…; Finalement, l’émigrant samoan est le collaborateur le plus vital de l’économie des Samoa occidentales. (Fairbairn-Dunlop 354)

Allers sans retours: destins d’émigrés

Par ailleurs, il semble très improbable que les émigrants reviennent un jour au pays après avoir obtenu ce qu’ils souhaitent dans le pays d’accueil.

Si les gouvernements des îles du Pacifique sont inquiets parce qu’ils perdent de précieuses ressources humaines à travers les migrations, cette inquiétude est bien fondée. Les migrants vers les États-Unis et les Samoa américaines sont jeunes, instruits et qualifiés. La majorité des migrants obtiennent la nationalité américaine et le retour au pays est improbable. (Levin et Ahlburg 140)

Il est vrai que certains émigrants partent avec facilité car ils pensent revenir au pays une fois fortune faite ou dès qu’ils auront obtenu un diplôme ou une qualification. Mais, une fois installés durablement dans les pays d’accueil cet espoir de retour dans les îles s’estompe. Ainsi, le gouvernement des Samoa américaines a essayé sans succès de recruter des Samoans qualifiés en Californie et à Hawaii: «Les perspectives de retour des émigrés étaient si pauvres que le service de liaison des Samoa américaines à Honolulu n’était plus justifié» (Connell, 1992: 15). Les retours sont encore plus improbables dans les micro-États du Pacifique où le niveau de vie est bien plus bas qu’aux Samoa américaines, territoire servant de pays d’accueil aux émigrants des Samoa occidentales et de Tonga.

En effet, au bout d’un certain nombre d’années passées dans les pays développés du Pacifique, les émigrés constatent qu’ils sont devenus des étrangers dans leur pays d’origine dont ils ne partagent plus certaines valeurs, ce qui ne les incite pas à revenir. Ils sont ainsi partagés entre deux cultures et deux sociétés, en quête d’une nouvelle identité: «L’émigrant polynésien est devenu le héros existentiel moderne à la recherche d’une patrie et d’un emploi dans le monde» (Rubinstein 263). De nombreux chercheurs soulignent ainsi l’impossibilité d’un retour des émigrés dans leurs îles:

Les gens pensent qu’il n’y a rien dans leur pays d’origine pour y revenir. De plus, le processus migratoire a peut-être causé des changements chez les émigrants eux-mêmes qui pensent qu’ils ne veulent pas revenir en arrière, car ils se sont accoutumés à leur nouveau style de vie. (Krishnan et al. 10)

D’ailleurs, les quelques émigrés qui reviennent au pays éprouvent de grandes difficultés d’adaptation car ils doivent s’adapter à un mode de vie plus spartiate avec beaucoup moins de biens matériels:

Des risques psychologiques et financiers sérieux existent pour les insulaires du Pacifique qui essaient de s’adapter au style de vie des îles, en particulier en abandonnant les aspects matériels essentiels de l’Occident… (Levin et Ahlburg 122)

En outre, ceux qui souhaiteraient revenir chez eux aspirent à occuper des emplois qualifiés dans le secteur tertiaire qui est déjà saturé, en particulier, en Micronésie:

Très peu d’emplois sont disponibles en Micronésie. Beaucoup d’emplois ont été occupés dans les dernières années par des personnes qui avaient un niveau d’instruction limité. Ces personnes ne partiront pas à la retraite avant de nombreuses années en laissant un nombre grandissant de jeunes bien instruits avec peu de perspectives d’emploi. (Levin et Ahlburg 122)

Même à Guam, où le niveau des rémunérations est très supérieur à celui existant dans la plupart des autres îles, les retours au pays sont rares: «De nombreux gouverneurs de Guam ont pris des mesures ad hoc pour faciliter le retour des Chamorros, mais ces tentatives n’ont été ni importantes ni productives au sens large du terme» (Bettis 289).

Un développement de l’émigration internationale à partir de la Micronésie et de la Polynésie est donc l’hypothèse la plus vraisemblable au XXIème siècle et les retours massifs d’émigrés dans les îles semblent peu probables. Comme l’a si bien dit John Connell: «C’est la nouvelle diaspora qui très rapidement est parvenue à caractériser le Pacifique Sud contemporain» (Connell et Brown 28).

Cette dispersion de la communauté océanienne dans les différents pays développés du Pacifique devrait donc se poursuivre aussi longtemps que les îliens garderont l’espoir d’y trouver une vie meilleure. En effet, les perspectives de développement économique semblent très limitées pour les archipels de Polynésie et de Micronésie: «Les pays polynésiens et micronésiens semblent destinés à rester dépendants de l’aide pour les services modernes et l’infrastructure» (Henningham 136).

Or, avec la réduction de l’aide bilatérale et l’accroissement de la pression démographique, l’avenir semble incertain pour ces petites îles. En effet, d’après Ron Crocombe, la population océanienne devrait continuer à croître dans des proportions importantes au siècle prochain. La Polynésie où l’on dénombrait 536.000 habitants en 1990, devrait en compter 767.000 en 2015. Durant la même période, la Micronésie devrait évoluer de 395.000 habitants à 647.000 et la Mélanésie devrait passer de 5.100.000 habitants à 8.300.000 (Crocombe 219).

Étant donné le faible développement économique de nombreuses îles de Polynésie et de Micronésie, le P.N.B. de l’ensemble de la région insulaire n’ayant progressé que de 0,1% entre 1984 et 1994 en dépit d’une aide internationale très importante, il n’y a pas de solution de rechange à l’émigration si ces pays veulent conserver un certain équilibre politique et social. Pour beaucoup d’insulaires, «l’évasion vers l’Amérique devient le seul futur» (Connell 1992: 56).

Conclusion

À l’aube du troisième millénaire, le problème n’est pas de savoir si les gouvernements de la région pourront réduire l’émigration en développant leurs pays, mais si l’émigration sera suffisante pour éviter des catastrophes politiques, économiques et sociales majeures dans certains archipels de Micronésie et de Polynésie. D’ailleurs, lors de la 25e réunion du Forum tenue à Brisbane en 1994, l’ancien ministre australien chargé du Pacifique insulaire, Gordon Bilney, n’a pas hésité à déclarer que «le Pacifique est en train de devenir quelque chose qui est tout à fait le contraire du paradis» (Bonnemaison et Waddell 23).

Le pire n’est pas inéluctable, mais il n’est pas impossible.

Bernard Gille
Maître de Conférences en histoire du droit et des institutions à l’Université de la Polynésie Française.
Co-auteur (avec Pierre-Yves Toulellan) de: De la Conquête à l’Exode, Histoire des Océaniens et de leurs migrations dans le Pacifique, 2 tomes. Papeete: Au Vent des Îles, 1999


Bibliographie:

  • Antheaume et Bonnemaison, J. Atlas des Iles et États du Pacifique Sud. Paris: Publisud, 1988.
  • Bettis, L. «Colonial Immigration on Guam. Displacement of the Chamorro people under U.S. governance». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 265.
  • Bonnemaison, J. et E. Waddell. «L’Extrème-occident dans l’œil du cyclone». Revue Tiers-Monde 149 (1er trimestre 1997).
  • Connell, John. Country report n° 23A (« Australia »). Noumea: C.P.S., 1985.
  • Connell, John. Migration, Employment and Development in the South Pacific. Country report n° 24 (« North America »). Noumea: North America, C.P.S., 1992.
  • Connell, John et R.P.C. Brown. «Migration and Remittances in the South Pacific: Towards New Perspectives». Asian and Pacific Migration Journal 4.1 (1995): 1.
  • Crocombe, R. 1992. Pacific Neighbours. Center for Pacific Studies, University of Canterbury, Christchurch, 1992.
  • Finau, Patelesio P. «How Immigration Affects the Home Country». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 307.
  • Fairbairn-Dunlop, P. «A Positive response to Migration Constraints». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 327.
  • Henningham, S. The presence and Policies of the South Pacific States, in Géopolitique et géostratégie dans l’Hémisphère Sud – Université de la Réunion, 1990.
  • Krishnan, V., P. Schoeffel et J. Warren. The Challenge of Change, Pacific Island Communities in New-Zealand, 1986-1993. Wellington: N.Z. Institute for Social Research and Developement, 1994.
  • Levin, M.J. et D.A. Ahlburg. «Pacific Islanders in the U.S.A.; Census Data». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 95.
  • Lodewijks, J. et J. Zerby. «The Economics of Pacific Islander Migration. A lot of conjecture and a little bit of data». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 319.
  • Rallu, J.L., D. Bedford, F. Sodter et G. Baudchon. Population, migration et développement dans le Pacifique Sud. Paris: UNESCO, 1997 (voir les liens ci-dessous).
  • Rubinstein, D.H. «Movements in Micronesia. Post-Compact (1987) Micronesian Migrants to Guam and Saipan». A World Perspective on Pacific Islander Migration (Pacific Studies monograph n° 6, Center for Pacific Studies) Sydney: University of N.S.W, 1993: 259.

Cet essai, «Les migrations en Polynésie et en Micronésie à l’aube du troisième millénaire» par Bernard Gilles, a été publié pour la première fois dans la Revue Juridique Polynésienne (Tahiti) 4.1 (1999). Légèrement remanié, il est republié sur «île en île» avec la permission de l’auteur et de la revue.

© 1999, 2002 Bernard Gille


Liens sur les migrations de Polynésie et Micronésie

/les-migrations-en-polynesie-et-en-micronesie-a-laube-du-troisieme-millenaire/

mis en ligne : 23 novembre 2003 ; mis à jour : 16 octobre 2020