Ségolène Lavaud Michal, Une écriture nationale et poétique

III. Une écriture nationale et poétique

1 – La nature et l’environnement

2 – La beauté des femmes

3 – L’écriture artiste


1 – La nature et l’environnement

Au travers du regard des écrivains et des peintres. L’amour viscéral et charnel de leur pays, de sa nature, de ses mornes et de sa campagne, de sa terre transparaît chez les deux romanciers, que ce soit dans leurs descriptions et dans leur admiration, ou dans la critique ouverte de l’évolution du paysage. Dans « Le style artiste » Roumain nous fera rêver devant son Puilboreau, mais pour ouvrir cette rubrique laissons parler Alexis :

La campagne à cette heure avait toute sa langueur de femme. Lourde de parfums subtils et fugaces. Sa chair ondulée et tendre faisait des baisers de fraîcheur sous le pied. Les branchages étaient doux sur le corps comme des mains d’amoureuse. La robe vert sombre de la terre froufroutait au vent. La terre, couturée de ruisseaux chantant, duvetée d’une herbe bruissante de toutes ses mille et une brindilles, mangée de nuit et de lune… La terre était comme endormie après les ardeurs de la journée. Parfois, un fruit ou une feuille tombait, déchaînant dans les arbres des petits tintamarres frissonnant et rapides, presque mort-nés. (Compère 132-3)

VILLAGE CASE - LUCKNER LAZARD

VILLAGE CASE – LUCKNER LAZARD

Avant de retrouver les descriptions et les illustrations parfois merveilleuses de microcosmes sauvegardés ou préservés, nous allons d’abord évoquer les nombreuses allusions faites par les écrivains à la catastrophe écologique qu’a provoqué un déboisement intensif, dû au laisser-faire de gouvernements laxistes, pratiqué pendant des années il a aboutit à un résultat irréversible. Si Colomb s’est écrié en approchant du Môle Saint Nicolas : « Es una Maravilla » , découvrant une terre montagneuse couverte de forêts somptueuses, où les acajous et autres bois précieux croissaient en toute liberté, à profusion, il ne reconnaîtrait pas le paysage qui s’offre aujourd’hui au voyageur arrivant par la mer. « Dans le flamboiement de l’après-midi, le morne se dressait avec ses flancs saignés à blanc par la coulée des roches. Les arbres-à-pain*, malades de sécheresse, servaient de perchoirs aux corbeaux » (Gouverneurs 145-6). Jean Raspail écrivain, journaliste, cinéaste globe-trotter a non seulement consacré plusieurs ouvrages à Haïti, il a en outre réalisé un film documentaire sur un pays qu’il connaît bien et qu’il aime.

Les forêts qui escaladaient les mornes ont disparu par le fer et par le feu… (plus de) quatre millions d’ Haïtiens font leur cuisine sur du charbon de bois. Tout y a passé… Haïti n’est plus qu’une gigantesque pelade où le déboisement expose sans défense aux trombes tropicales un sol mince et fragile… A la saison des pluies… l’eau ruisselle par mille ravines des flancs lisses de la montagne… les rivières se gonflent et emportent vers la mer des tonnes d’humus d’une valeur inestimable. (Punch 243-4)

Roumain fait quelque vingt-cinq ans plus tôt (1945) des descriptions déjà très proches de celles de Raspail. « Le soleil d’un rouge colérique embrasait la crête des mornes. Les érosions s’avivèrent d’une lumière crue, et les champs apparurent dans leur pleine nudité… La fumée des boucans de charbonniers flottait au dessus des bayaondes* » (Gouverneurs 29). Celles-ci corroborent le film plus contemporain du commandant Coustaud, (dans les années 1970 puis 1985). En un demi-siècle, les choses ont empiré et cela continue en 2004 date du bi-centenaire de l’indépendance en 1804.

MARCHÉ CAMPAGNE - MICIUS STÉPHANE

MARCHÉ CAMPAGNE – MICIUS STÉPHANE

Ce qu’il voyait, c’était une étendue torréfiée, d’une sale couleur rouillée, nulle part la fraîcheur verte… Il contempla, surplombant le village, le morne décharné, ravagé de larges coulées blanchâtres, là où l’érosion avait mis ses flancs à nu jusqu’aux roches… Il essayait de se rappeler les chênes élevés et la vie agitée, dans leurs branches, de ramiers friands de baies noires, les acajous baignés d’une obscure lumière, les pois-congo dont les cosses sèches bruissaient au vent, les tertres allongés des jardins de patate : tout ça le soleil l’avait léché, effacé d’un coup de langue de feu. (51)

Les montagnes sont certes toujours là, mais nues, avec çà et là quelques rares arbres encore dressés, parfois des mapous* ou des fromagers. « Qui ne connaît le gigantesque fromager aux racines saillantes, celui dont la projection sur le sol, à l’heure de la bruine du soir, a la forme d’un grand oiseau de mer… habité par les plus funestes des simbis* aux yeux rouges » (Arbres 121). Dotés de pouvoirs divins les mapous ne sont habituellement pas abattus. Le seul moyen pour le peuple de pouvoir cuisiner étant le charbon de bois, le moindre arbre – du plus petit au plus grand – est sacrifié.

VILLAGE - GUY JOACHIM

VILLAGE – GUY JOACHIM

Dans les clairières, les charbonniers déblaient les terres sous lesquelles le bois vert a brûlé à feu patient… de l’arbre mutilé, il ne reste que le squelette calciné des branchages épars dans la cendre une charge de charbon que sa femme ira vendre au bourg de la croix des bouquets. (Gouverneurs 19)

Cette technique donne aux paysans une source de revenus, grâce aux brûlots dont on voit la fumée monter vers le ciel, de jour comme de nuit, dans les collines « La fumée des boucans… de charbonniers flottait au-dessus des bayaondes… un habitant y dressait sa meule de charbon (que) les paysannes iront vendre au marché » (50-51). Quoique Manuel critique le déboisement il ne participe pas moins aux boucans : « il abattait les arbres, dressait dans la clairière la meule sous laquelle le bois brûlera à feu lent… chaque samedi Délira chargeait le charbon sur deux bourriques et s’en allait en ville » (69) .

La colline arrondie est semblable à une tête… de maigres broussailles en touffes espacées, a ras du sol ; plus loin, comme une sombre épaule contre le ciel, un autre morne se dresse, parcouru de ravinements étincelants ; les érosions ont mis à nu de longues coulées de roche : elles ont saignées la terre jusqu’à l’os.

Pour sûr qu’ils avaient eu tort de déboiser… les arbres poussaient drus là haut. Ils avaient incendié le bois pour faire des jardins de vivres : planté les pois-congo sur le plateau, le maïs à flan de coteau. (15)

 VILLAGE CASES ET MORNES - WILFRIED JOSSELIN

VILLAGE CASES ET MORNES –
WILFRIED JOSSELIN

La mise à mort des forêts s’explique également par les coupes intensives faites afin de gagner des terres à cultiver, en allant ainsi à l’assaut des collines vers les hautes montagnes. Ce n’est certes pas la coupe excessive des bois précieux qui est seule responsable du déboisement actuel. « Mais pourquoi, foutre, avez-vous coupé le bois : les chênes, les acajous et tout ce qui poussait là-haut ? En voilà des nègres inconséquents, des nègres sans mesure » (54). Certaines de ces montagnes culminent à plus de 2.800 mètres en s’enchaînant en vagues successives, Haïti est la partie de l’île la plus montagneuse et également la plus peuplée. La terre, n’ayant plus les grandes racines de leurs arbres pour la retenir, a perdu son humus et les cyclones ou les pluies tropicales fréquents et d’une violence extrême l’ont irrémédiablement entraînée vers la mer, tuant du même coup la faune et la flore sous-marine, – comme nous le montre le Commandant Coustaud – et laissant les roches à nu sous le soleil. « Les eaux dévalant des hauteurs l’avait raviné et, par la pente, sa terre dévalée avait été se perdre au loin. Les os des pierres perçaient sa peau maigre » (52). Reste-t-il encore ces forêts de pins dont Alexis raconte la vie et les chants ?

J’ai vu que vous avez déboisé les mornes. La terre est toute nue sans protection. Ce sont les racines qui font amitié avec la terre et la retiennent ; ce sont les manguiers, les bois de chênes, les acajous qui lui donnent les eaux des pluies pour sa grande soif et leur ombrage contre la chaleur du midi. C’est comme ça et pas autrement, sinon la pluie écorche la terre et le soleil l’échaude : il ne reste que les roches. (39)

Les chaînes de montagnes beiges ou grises qui barrent nombreux tableaux sont les tristes témoignages du paysage actuel de l’île. Même si les peintres y mettent un certain humour et une grande naïveté, l’image est bien réelle. Haïti n’est pas sans arbres, mais cela n’a plus rien de commun avec ses anciennes richesses. On a importé d’Australie des eucalyptus qui poussent en plaine très rapidement, ruinent la terre, mais plaisent par leur haute stature, en revanche, les acajous, les tavernaux, campèches, gayacs, et autres arbres tropicaux ont disparu, certes les flamboyants enchantent toujours le regard mais ils ne poussent pas sur les montagnes. Alexis lui aussi dénonce cette catastrophe écologique : « La montagne tourmentée dont les ossements crayeux luisaient à travers les grandes déchirures des mamelons érodés. Sur les flancs… des feux rougeoyaient » (Arbres 58). L’auteur dénonce non seulement le déboisement, mais également la fabrication intensive de charbon de bois par les habitants.

Ça se voyait qu’on avait déboisé les pentes et brûlé les arbres pour faire du charbon. La place des brûlots est encore visible, çà et là, telles des croûtes noirâtres… La terre avait été emportée par la colère des orages tropicaux, et puis le vent aidant, tout s’était érodé. On peut même voir les os de la terre, la pierre grise au soleil… La terre est morte, desséchée en poussière dans les canaux taris. (Compère 110-111)

Les bûcherons aussi ont eu leur rôle à jouer, et il n’est pas surprenant qu’ils aient inspirés les peintres. Sénèque Obin est l’un des membres de la célèbre famille du Cap-Haïtien. Dans son tableau, on voit deux bûcherons en plein travail, il n’y a déjà plus beaucoup d’arbres à abattre et leurs silhouettes se détachent sur un ciel tourmenté, à l’horizon se profilent les mornes déboisés dont on peut voir les cicatrices des terres mises à nu et offrant leurs roches blanches au soleil meurtrier.

BÛCHERONS - PHILTON LATORTUE

BÛCHERONS – PHILTON LATORTUE

Philton Latortue dans une toile d’une facture très différente, intègre le travail des bûcherons à l’intérieur d’un village, scène irréaliste mais pleine de charme. Il nous montre des arbres magnifiques, au feuillage dense et fleuri. C’est une sorte de contrepoint à la toile de Sénèque Obin, sévère et très proche de la réalité, Latortue dépeint lui une vie paisible, qui se déroule à l’ombre d’arbres superbes. Cela existe encore bien sûr, mais il idéalise la scène, cet arbre qu’on abat sera peut-être destiné à faire les meubles et les barrières de la galerie d’une caye ! Pour l’anecdote il est à signaler qu’à la campagne on se marie peu, on se place, mariage païen mais tout aussi officiel et reconnu. On y économise le curé, le houngan, les cérémonies ! Le futur compagnon pour pouvoir demander sa belle à la famille doit d’abord construire sa caye et quelques meubles ! Comme on peut le voir, c’était un grand bel arbre, un acajou à la robe sombre et pourpre qui, sans doute, aurait fait merveille ! « On a coupé pour la charpente et le faîtage des cases, on a refait les entourages des jardins » (Gouverneurs 54).

Avant d’aller plus avant, il est temps de parler des cailles, des cayes, des cases, qui tient lieu de demeures aux habitants. « Manuel retrouva la case fidèle à sa mémoire : l’étroite galerie à balustrade, le sol battu, pavé de galets, les murs vétustes où transparaît le clissage »* (36). La case des parents de Manuel est en peu de mots décrite telle que l’on retrouve toutes celles du village ! Misérables mais toujours dignes. « Ils longeaient… les premières clôtures de chandeliers. Dans l’espace dégagé des bayondes* étaient tapies les cases misérables. Leur chaume fripé couvrait un mince clissage plâtré de boue et de chaux craquelée » (32). Les cayes sont traditionnellement construites à partir de piliers de bois et de torchis, aux toits de feuilles ou de tôles, elles comportent sur une petite surface une ou deux pièces principales, une « galerie » sous un auvent qui l’abrite du soleil, éventuellement agrémentée de fleurs grimpantes, et bordée d’une barrière de bois. « Elle arriva devant une barrière. On voyait la case au fond de la cour dans l’ombrage des campêchers »* (32). Les meubles sont artisanaux en bois, table sièges et lit. Chaque case est entourée d’un jardinet cultivé et borné, où poussent des légumes. Tout au long du roman, Roumain nous parle des cases, celles qui sont là et celle dont rêve le jeune couple :

BÛCHERONS - SÉNÈQUE OBIN

BÛCHERONS – SÉNÈQUE OBIN

On pourrait bâtir une case là, avec une balustrade, deux portes et deux fenêtres, et peut être bien un petit perron, non ? Les portes, les fenêtres, les balustrades, je vois ça peinturé en bleu. Ça fait propre, le bleu. Et devant la case, si on plantait des lauriers, c’est pas très utile, mais ce serait rien que pour le plaisir, l’ornement. (91) Je vais bâtir cette case. Trois pièces qu’elle aura, trois… Les meubles, je vais les faire moi-même, il y a du bel acajou par icitte… et il y aura une tonnelle, avec une plante grimpante, à cause de l’ombrage. (118)

Les arbres tropicaux sont de grande taille, puissants, majestueux et les auteurs les intègrent à leurs récits, en les humanisant fréquemment. Certains d’entre eux sont assimilés au panthéon vaudou.

Les deux flamboyants qui délimitent l’entrée du sanctuaire de Nan-Remembrance haussaient leurs troncs athlétiques et leurs fûts divisés. Les branches puissantes s’entrecroisaient tels des paquets de membres humains, avec de longs biceps, des jarrets noueux, des mollets torses et des renflements herculéens, arbres quasi humains, monstrueux titans à trente bras et à vingt jambes brandies. (Arbres 176)

Les arbres dont a parlé Alexis, nous les avons déjà rencontrés avec Roumain lorsque Manuel va découvrir la source, où ils donnent tout d’abord l’image de cette recherche dans les mornes, recelant dans les contre-fonds de sa nature d’arbres enchevêtrés, un éventuel trésor. On a vu Manuel se frayer non sans mal un chemin au milieu de racines géantes :

…vers le figuier maudit… il entrait dans la pénombre verte… et le figuier géant se dressait là d’un élan… ses branches chargées de mousse flottante couvrait l’espace d’une ombre vénérable et ses racines monstrueuses étendaient une main d’autorité sur… le secret de ce coin de terre. (Gouverneurs 109)

RACINES - LA SOURCE - JACQUES ENGUERRAND-GOURGUE

RACINES – LA SOURCE – JACQUES ENGUERRAND-GOURGUE

Jacques Enguerrand-Gourgue est un artiste autodidacte d’une grande simplicité, il sait cependant composer des couleurs sophistiquées aux nuances subtiles créant ainsi une atmosphère secrète et dense dont le traité est toujours d’une très grande force. Il ne pensait certainement pas à Manuel en composant ses paysages de sous-bois torturés, mais le tableau que nous étudions est cependant bien proche du récit. On peut imaginer dans ce paysan la présence de Manuel, sa hache en guise de machette à ses pieds, s’apprêtant à aller fouiller la terre sous les racines tentaculaires et comme protectrices d’un éventuel trésor. L’ambiance sombre et chaude d’un sous-bois réservant des secrets, la quête de l’homme sont concrétisés par l’image du peintre. Presque tout y est gris et vert, un peu glauque et d’une densité pesante. La nature exubérante, violente donne une impression de force et de pouvoir, qu’elle seule possède et où se cache une part de magie. La lumière diffuse filtre avec des touches roses et blondes, à travers l’épaisseur et la touffeur d’un bois dont on ne voit pas le feuillage. Tout y semble mystère, peut être y a-t-il cachée sous ses entrelacs, une source inconnue. « C’est le gardien de l’eau, murmura-t-elle, avec une terreur sacrée… sa tête est dans le ciel ses racines sont comme des pattes » (120). Ce sont soit les racines du Figuier-Maudit soit celles des flamboyants du sanctuaire. La nature y dégage une force impénétrable et indestructible.

On retrouve dans les arrière-plans de nombreux tableaux ces dos nus des mornes, appuyés contre un ciel comme souvent chargé de nuages. Le ciel immuablement bleu est une utopie, dans ces pays tropicaux les orages sont latents, les nuages chargés de pluies aussi, les ciels sont rarement vides et plus souvent couverts que dégagés.

Alexis nous fait rêver avec le lac du Barohucco où vit Gonaïbo, tant avec son bouquet multicolore qu’un cocktail de parfums subtils et fruités (Haïti fut un producteur d’huiles essentielles très prisées, telles que : le ricin, le vétiver, l’ylang-ylang ou la citronnelle en pharmacie, cosmétologie, parfumerie et diététique.) :

À sa droite se balançait le parfum des jasmins sauvages, vapeur touffue, fantasque. À gauche un groupe de belles-de-nuit, se refermant, lança à qui mieux mieux des pièces d’artifices d’odeur. Plus loin, sur une butte, les magnolias jonglaient avec leurs senteurs et le gigantesque ylang-ylang doré, dressé comme un supplicant, plongeait les coupoles de son double tronc dans la coupole blanche d’un ciel sans rides. (Arbres 83)

Alexis nous permets de prolonger l’enchantement visuel et musical. Ces extraits se conjuguent avec celui cité dans la rubrique consacrée à « l’écriture artiste ». Fleurs, senteurs, oiseaux, et chants s’enchevêtrent et s’enchaînent :

Les poules d’eau dérangées émirent leur petit cri, grêle et froid, donnant l’alarme à tous les canards multicolores, aux sarcelles, aux aigrettes, aux ibis blancs et aux échasses ivoirines. Un beau tintamarre choral parmi les roseaux ! Les volatiles dessinaient des hyperboles s’élançant à qui mieux mieux vers le ciel, pattes sous le ventre. Au-dessus de cette parade d’oiseaux aquatiques, volant plus haut que les escadrilles affolées, allaient les gracieux jonjons, les flamands royaux, rouges, roses et précieux, et même quelques poules-à-jolie, rutilantes de feux et de couleurs, amas de pierreries. (155) Plus loin un ibis bleuâtre, gréé d’ailes blanches frangées de noir, piqua… vers les eaux et se redressa dans une hyperbole impeccable… Les cris d’une escadrille de caös* déchirèrent la toile légère de l’air matinal. Les nymphéas ouvraient leurs fleurs… tandis qu’une libellule jouait à la balançoire, suspendue au-dessus des lotus bleus et d’autres nénuphars jaunes, violets ou blancs nélumbros et frisettes. (338)

En revanche Alexis nous désole lorsqu’il aborde le défrichage et le massacre générés par la S.H.A.D.A. dans cette région jusqu’alors protégée et sublime. Les Arbres Musiciens se termine sur cette forêt blessée dont les arbres expriment des sentiments humains. Si de leurs blessures coule « la gomme » maudite, si ceux que l’on abat cessent de chanter, pourtant le murmure reprend la forêt ayant gardé son espoir. C’est une forêt mutilée certes mais qui ne meurt pas.

Il n’est pas question de se cantonner à ces visions pessimistes qui s’entrecroisent, même si elles sont d’un réalisme cuisant loin du merveilleux. Dans leurs romans, les deux auteurs donnent à voir et à rêver. Roumain laisse rêver Annaïse lorsqu’elle anticipe en pensant à l’eau et à ses bienfaits, elle imagine ce que pourra être l’avenir. La nature s’est réveillée d’un long cauchemar, elle offre un paysage idéal de la vallée cultivée, fertilisée et féconde. On y voit les fruits, des plantations de légumes, des arbres et des fleurs, et quelques paysannes au travail. Les jardins, les cultures emplissent un horizon coloré et heureux. Il y a eu un avant, puis le temps du récit, il y aura un après, redevenu fertile et harmonieux.

FORÊT TROPICALE - HENRI ROBERT BRESIL

FORÊT TROPICALE –
HENRI ROBERT BRESIL

Par des descriptions de lieux enchantés où s’épanouissent des fleurs aux couleurs chatoyantes et à la chair pulpeuse, en harmonie avec les fruits et le plumage bariolé des oiseaux chantants, les textes et les images se renvoient ces images superbes. Certains tableaux oniriques offrent des sous-bois idylliques, des zones de végétation intense d’où jaillissent des cascades et des lacs dans lesquels les flamands roses et des fleurs flattent le regard. Ce sont autant de rêves magnifiés et charmants, mais trompeurs. Il reste, bien entendu, des zones à mi-hauteur et dans les creux des vallons encore magiques, peuplées d’oiseaux multicolores aux concerts mélodieux. Les peintres tels qu’Henri Robert Brésil nous offrent indéfiniment les mêmes visions de plantes tropicales, d’arbres incongrus créant des forêts impossibles, traitées dans des camaïeux de verts, où quelques flamands roses se promènent dans la tache bleue d’un ruisseau, d’un lac ou sous une cascade inattendue !

Dans cet univers, le rêve de Bois d’Orme semble s’insérer chez les peintres nombre de créations oniriques, aux couleurs soyeuses dans des nuances pastel, où l’imaginaire vagabonde dans un réalisme modéré laissant place à tous les voyages.

Dans Les Arbres Musiciens, les dernières pages sont porteuses de divers messages, et empreinte de la philosophie positive haïtienne. Alexis montre une des dernières forêts de pins, souffrant aux mains des hommes. Dans ce paysage, jaillit un éblouissement de fleurs et d’oiseaux, puis soudain un moment attristant, et malgré tout encore l’espoir subsiste. Ce passage est écrit dans un style superbement évocateur, et semble une belle manière de clore ce développement.

Les pins se balancent haut dans le ciel. Ils sifflent à perdre haleine et jettent leur mélodie sombre… vaste voix des conifères. Gonaïbo et Harmonise… s’arrêtent soudain écrasés par la merveille qui s’offre à leurs yeux… une véritable muraille d’orchidées sauvages, une tapisserie aux cent couleurs. Il y en a de toutes teintes, de toutes formes, avec des volutes d’étamines, dres pétales ourlés, spatulés, frisés, des yeux bridés souriants, des bouches rouges… des dents ivoirines… La voix inimaginable des arbres… qui dialoguent en musique au-dessus de leurs têtes… Les nuées d’oiseaux du bocage se mettent de la partie et répondent aux arbres musiciens… Les arbres s’espacent peu à peu. Ce qu’ils voient les fait tressaillir. De longues blessures sillonnent les troncs des pins et un sang gommeux coule en ruisseaux jusqu’à leurs pieds. Les arbres ne chantent plus, à peine s’ils fredonnent. Ici les hommes sont venus…

Les travailleurs s’attaquent aux arbres, la chair des conifères vole en éclats, la sève rouge coule et les arbres musiciens vibrent longuement, ils continuent leur chant tant qu’ils sont debout.… Les arbres musiciens s’écroulent de temps en temps, mais la voix de la forêt est toujours aussi puissante. La vie commence…


2 – La beauté des femmes

« Ah ! Les filles d’Haïti sont belles ! » (Compère 116)

Pour étayer le rapprochement entre leur discours et les représentations données par les peintres haïtiens, on soulignera le fait que les deux écrivains, dont nous analysons les textes sont des hommes qui aiment les femmes noires dans leur beauté naturelle et charnelle de paysannes. Dans leur imaginaire, les Haïtiennes sont belles : « Les filles d’or noir qui fleurissent la terre natale… formes et contours… les seins vermeils et toutes les couronnes dont leurs hanches sont parées » (Arbres 62). Elles ont une grâce naturelle, exprimant à leurs hanches le rythme ondulant de leur marche proche de celui de la danse, sans doute dû à l’habitude de ne rien porter à la main, mais sur la tête : de lourds paniers, calebasses garnies de fruits, ou de cruches pleines d’eau, en équilibre qui leur donnent un port d’une élégance sans pareille et une démarche magnifique. Dans leur imaginaire et leur culture, nature et féminité sont souvent conjuguées avec des références gourmandes, voire épicuriennes et tout naturellement associées aux fruits tropicaux dont les formes et les couleurs flamboyantes flattent l’œil et le désir. Pour ouvrir ce chapitre, citons l’un des fleurons de la poésie haïtienne, blason du corps féminin qui illustre cette rencontre avec optimisme et truculence.

MARABOUT DE MON CŒUR

Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,
Tu m’es plus savoureux que crabe en aubergine.
Tu es un afiba dedans mon calalou,
Le doumboueil de mon pois, mon thé de Z’herbe à clou.
Tu es le bœuf salé dont mon cœur est la couane
L ‘ acassan au sirop qui coule en ma gargane
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz,
Des akras croustillants et des tazars bien frits.
Ma fringale d’amour te suit où que tu ailles ;
Ta fesse est un boumba chargé de victuailles. (39)

MAITRESSE - ERZULIE - HECTOR HYPPOLITE

MAITRESSE – ERZULIE –
HECTOR HYPPOLITE

Il y a dans ce poème toute la sensualité de ce que nous appellerions l’exotisme d’une image idéalisée d’une femme désirable et désirée. Cependant, le poète coupe les ailes au romantisme classique, en associant, en assimilant, en comparant la sensualité et la beauté d’une jeune femme avec des éléments gustatifs. Ceci qui n’a rien de réducteur, bien au contraire. Ce poème évoque la tradition du blason du corps féminin : l’imaginaire d’un peuple épicurien malgré sa misère, dont les références charnelles restent proches des références gourmandes des plaisirs offerts par la vie. Leur approche de la beauté féminine est à la fois hédoniste et rabelaisienne ! La marabout est une femme à la peau très noire, aux traits fins et aux cheveux lisses, comparée par le poète aux spécialités les plus savoureuses de la cuisine haïtienne. « Claircine avait descendu la marmite où cuisait la soupe de calalou-djondjon… un serpentin d’odeurs agréables ondulait » (Arbres 238). Tout comme Alexis, le poète nous a conviés à un véritable festin gastronomique, gustatif, et suggestif : Calalou est le nom haïtien des gombos, le djondjon ce champignon sauvage haïtien au goût si raffiné, les doumboueils les boulettes de farine de maïs aromatisées et cuites dans des bouillons parfumés aux épices locales, les pois sont les haricots rouges traditionnellement cuits avec du riz , soit le plat national. La gargane désigne la gorge et l’acassan, que boivent Hilarion et Gabriel, semble bien savoureux, c’est une bouillie fluide faite à base de farine de maïs très sucrée, traditionnellement servie au petit déjeuner. Le boumba, quant à lui est soit un grand panier soit un bateau qui ressemble au canot des pêcheurs ou des marins d’Haïti.

Je prends un acassan, et toi ? – un acassan! – Ils burent la boisson glacée avec avidité. Il faisait chaud. Le patron regardait avec satisfaction leurs mines épanouies et quand il entendit le claquement de langue sonore qu’ils émirent l’un et l’autre, il jubila… – Fameux, hein ? C’est une recette à ma grand-mère. (Compère 206)

Le chapitre III des Arbres Musiciens décrivant le repas servi par l’ambassadeur pour charmer Monseigneur l’archevêque, (repas que nous avons évoqué à la rubrique du syncrétisme religieux) et obtenir de lui des choses abominables comprenait parmi tous les mets exotiques censés le séduire, le dérouter et le circonvenir « une tasse de calalou-djion-djion […] d’une saveur frémissante. »

La plus connue des chanson haïtienne « Choucoune », fut mise en musique en 1883 par Mauléart Monton. Une méringue nonchalante, elle vante avec malice, tendresse, érotisme et mélancolie les tourments d’amour pour une femme belle et infidèle. Reprise et adaptée à l’anglais de la Jamaïque, elle est devenue « Yellow Bird« , par erreur attribuée à ce pays alors qu’elle est cent pour cent haïtienne. Elle fut rendue célèbre par le chanteur noir afro-américain Harry Belafonte, dont la mère était haïtienne. En créole le poème est incompréhensible pour des non créolophones , et l’extrait cité relève d’une adaptation personnelle très libre.

CHOUCOUNE

[…] L’autre jour
[…] j’ai rencontré Choucoune
J’ai dit « Ah la belle fille »
[…] Les petits oiseaux nous écoutaient
[…] Choucoune est une marabout
Ses yeux brillent comme des chandelles
Elle a les seins dressés
[…] Les oiseaux paraissaient contents
[…] Les dents de Choucoune sont blanches comme du lait
Sa bouche comme une caïmite
Elle n’est pas grosse mais rondelette
Les femmes comme ça me plaisent tout de suite
[…] P’tits oiseaux des bois est-ce que tout ça est fini?
[…] Un petit blanc est arrivé,
Il avait la barbe rousse et une belle figure rose,
Une montre au gousset et de beaux cheveux
Il est la cause de mon malheur.

Dans les romans, les mêmes références sont fréquentes, et il apparaît que, tant les auteurs que tous les artistes nous donnent à voir ou à imaginer. (« Une fille riait […] bien découplée […] rondelette, avec des petits seins debout, des dents blanches » (Compère 60)). Outre les passages sur la beauté, il se dégage une puissante sensualité qui s’illustre, tout particulièrement, dans le mouvement des hanches de ces marcheuses infatigables qui sillonnent les chemins escarpés des collines, portant sur la têtes leurs fardeaux.

Cela leur donnent l’allure altière de statues anciennes. Ce sont des femmes debout, droites et fières, et d’une sensualité simple, ardente et franche, évoquant spontanément l’érotisme charnel.

LA MULATRESSE - HECTOR HYPPOLITE

LA MULATRESSE –
HECTOR HYPPOLITE

La paysanne haïtienne est une fille issue de l’Indienne, de l’Africaine et du colon, descendante lointaine d’Anacaona, reine Cacique du Xaragua, reine et déesse que l’on disait d’une grande beauté, mêlée du sang des belles esclaves de Guinée et de celui des colons, creuset certes douloureux mais qui a donné une race de sang-mêlé à la beauté tant célébrée. C’est une femme admirable, qui a pris l’habitude de vaquer aux différentes occupations du foyer, du commerce, du troc, qui – quoi qu’il advienne – parcourt à pied des kilomètres, de morne en morne depuis l’aube jusqu’à la ville, pour y vendre ses produits et rapporter ce qu’elle a pu acquérir pour sa famille. Les femmes furent les modèles privilégiés des premiers peintres. Fières et altières, qu’elles soient grimelles, marabouts ou mulâtresses, elles inspirent les artistes et les écrivains dont elles suscitent les fantasmes : Hyppolite, Benoit, Saint Brice, Bazile ainsi que bien d’autres peintres dit naïfs et vaudouisants, sans oublier les peintres de Saint-Soleil. Ils ont représenté les femmes des villages, les marchandes, les hounsis, les lavandières, bref tout ce qui fait le quotidien dans les mornes. Bien entendu, ils ont représenté leurs madones, leurs déesses, qui participent aux croyances des cultes des campagnes. Conjointement, des peintres plus traditionnels se mirent à représenter une femme plus sophistiquée, qui ne nous concerne pas. Il est temps de présenter une autre de ces « Belles » !

Tout honneur et toute gloire au premier des peintres, à la fois le plus ancien, le plus célèbre, il est celui qui fit découvrir l’art haïtien : Hector Hyppolite. La femme haïtienne qu’il nous offre est nue, pudiquement de dos, ou de profil, un bras cache l’attache des seins, ses hanches sont larges destinées à la fécondité. Dans son tableau, le plus connu « Maîtresse Erzulie », on reconnaît sans peine les fameux oiseaux peints sur une porte du bar qui le firent découvrir par Dewitt Peters au hasard d’une promenade dans l’arrière pays. Erzulie comme on le sait est l’un des personnages les plus importants du panthéon vaudou, déesse de l’amour souvent confondue avec Aphrodite, Vénus et aussi la Vierge Marie, symbolisant l’amour charnel, la féminité, la coquetterie et la beauté, elle est traditionnellement représentée avec sa longue et abondante chevelure lâchée, souvent outrageusement parée. Erzulie est parfois appelée Ezulie Freda Dahomey, ce qui lui redonne sa réalité haïtienne issue des anciens cultes et dieux de l’ Afrique lointaine. Elle est toujours représentée dans les vévés des cérémonies par un cœur, dont nous avons vu des exemples dans la rubrique consacrée au vaudou. Il est intéressant de regarder un autre tableau de la même veine, « La mulâtresse » représentée dans un décor innocent et romantique, sur un parterre de fleurs stylisées et encadré de tentures. Les deux sont des peintures ingénues et spontanées, Hyppolite peint les femmes comme il les rêve, comme il les aime. Les écrivains les restituent à l’identique : « Elle était toute nue… le dos… la cambrure des reins, les fesses, les cuisses… Son corps était bien galbé » (Compère 73-74).

Il ne faut pas occulter le fait qu’ Hyppolite était un ouangan*, et qu’en tant que prêtre vaudou, il tirait son inspiration de sa religion qui recèle une certaine sauvagerie et un primitivisme profond. La description d’une pierre rituelle anthropomorphe, arrachée à un temple, évoque ses femmes :

Le front était décoré… Sous les bosses frontales des yeux s’ouvraient ; de la racine du nez naissait un losange curviligne où se logeait une bouche arquée, vorace. Le corps… se terminait en deux jambes courtes et torses. Une beauté sauvage s’en dégageait : c’était toute cette vie âpre faite de peurs mystérieuses, incoercibles. (Arbres 246)

Jacques Roumain, journaliste, dans un de ses articles de 1930 paru dans Haïti-Journal, fait le « Portrait d’une paysanne rencontrée » qui magnifie son amour des femmes noires des mornes souvent représentées dans ses romans paysans :

Je la rêvais… Au milieu des fruits, des feuilles… dans une lumière qui résiste à l’éclat des fleurs épanouies : elle même couchée, nue, belle et restituée enfin à la nature primitive ; les bras au hasard… le buste haut, odorant et rond, soulevé au rythme violent de la volupté… en toute animale innocence, couchée nue, et doucement offerte comme un beau fruit aux secrets délices. (O.C. 622)

FEMME AUX FRUITS - CASTERA BAZILE

FEMME AUX FRUITS – CASTERA BAZILE

Cette jeune femme, que Roumain aurait aimé, le peintre Castera Bazile dans le tableau « Jolis mangos » en offre une équivalence pulpeuse, désirable et incroyablement belle au milieu de fruits tropicaux éblouissants de couleurs. Le texte et le tableau s’épaulent mutuellement et Roumain peintre pourrait avoir écrit son texte pour que Bazile le mette en image. La rondeur des seins jeunes et vigoureux n’a rien à envier aux fruits savoureux, son foulard noué selon la tradition paysanne des filles du peuple la stigmatise dans son univers naturel. En premier plan, on voit le bord du panier qu’elle portait sans doute sur la tête sur le chemin du marché, elle se repose un moment dans un abandon rêveur. Lorsque ce texte est publié le jeune peintre n’a pas plus de douze ans et n’en a certainement pas eu connaissance. Le miracle de l’imaginaire individuel ou collectif crée ces merveilleuses coïncidences. Les fruits et les femmes sont intimement liés dans l’imaginaire masculin : « La brise… papillonne transportant mille pollen dorés, caressant et sculptant les jeunes paysannes… avec… leur odeur, de fruits mûrs et d’herbages, leurs dents comme des pépins nacrés dans la goyave ouverte de leur bouche » (Arbres 262) Leurs seins sont représentés comme des fruits désirables tel « un sein mûr, bel et balançant abricot géant des paradis indiens de la presqu’île du Sud » (14). Entre les métaphores et les comparaisons, la plus gourmande recèle toute la sensualité épicurienne : « les seins d’Annaïse, leurs pointes mauves comme du raisin » quand ce ne sont pas des caïmites. Tache violine foncée sur la peau noire d’ébène, elles sont non seulement belles, mais aussi désirables, et le vieil Antoine se rappelle avec tendresse et volupté de Sor Mélie :

LES LAVANDIÈRES - WILFRIED LOUIS

LES LAVANDIÈRES – WILFRIED LOUIS

Une peau noire sans reproche, grâce à Dieu, des yeux avec des cils soie et longs comme des roseaux le long d’un étang, des dents faites exprès pour la lumière du soleil et avec ça ronde de partout, bien grassette, comme je les aime. Tu la regardais et un goût de piment te montait à la bouche. Elle marchait avec un déhanchement à ras bord : c’était une véritable danse pour la perdition de l’âme, ça te bouleversait véritablement jusqu’à la moelle. (43)

On ne peut négliger la fusion qui s’opère entre la terre d’origine et la femme, en totale symbiose. « Si l’on est d’un pays… né-natif… c’est… comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux … » (Gouverneurs 28).

Dans cette femme idéalisée, charnelle, naturelle et noire avant tout, les auteurs expriment à la fois leurs goûts et leurs fantasmes. Elle est l’antithèse de la bourgeoise port-au-princienne, majoritairement mulâtre, et appartenant à un milieu corrompu, futile et fabriqué qu’ils dénoncent, même s’ils en sont issus. Il suffit de se souvenir d’Alexis narrant dans Compère Général Soleil la soirée mondaine de Jérôme Paturault évoquée précédemment. Revendiquant leur négritude, leur marxisme, ils ne peuvent que conforter leurs convictions en se rapprochant le plus près possible du peuple. La beauté des visages féminins s’assimile au culte de la finesse, de la couleur de la peau, et la beauté des traits devient la caractéristique intrinsèque du mélange de races. Le jeune Gonaïbo, adolescent porteur des gènes lointains venus des Chèmes, est représentatif de ces choix. Alexis remonte aux origines de son peuple : son héros est descendant des premiers habitants de l’île, dont il reste peu de traces à part quelques vestiges indiens qu’il mentionne brièvement en décrivant une plaine, peut être fictive, « le Bahoruco dans le voisinage de nos lacs et de nos hautes forêts de pins », lointain domaine du Cacique Henri, supposée riche de fragments d’une civilisation disparue. Gonaïbo, jeune adolescent, symbolisme de pureté, avec son authenticité de jeune sauvage, « bras et buste plus safran que la chair des abricots » (Arbres 40). La mère du garçon, d’origine indienne, lui avait transmis les traditions séculaires remontant aux plus antiques origines haïtiennes : « Beau et fort… des jambes finement duvetées et bien plantées au torse dressé… Le visage, chair de sapotille* … sous la houppe de ses cheveux couleur cannelle » (169). À l’évidence, il n’était pas noir, pas négroïde mais de ce type mélangé d’indien dont il reste quelques descendants, « fils de trois races et de combien de civilisations ».

GÉRALD BRUNY

GÉRALD BRUNY

Dans la scène délicieuse lors de la rencontre entre Gonaïbo et Harmonise, la jeune fille qu’Alexis a dépeinte est pleine de tendresse et de délicatesse. Nue, libre, naturelle, devant Gonaïbo assis sur le bord de la rivière, Harmonise est devenue « une vraie jeune fille », et le jeune adolescent lui explique en toute simplicité « qu’un jour vous vous mettez à perdre du sang tout comme un jeune pin arrivé à maturité laisse sous le soleil, couler sa gomme écarlate et diamantée comme de la gelée de goyave … tu as tes règles, voilà tout ! » la robe tachée, qu’elle a lavée au fil de l’eau, sèche sous le soleil. La puberté nous semble précoce, pourtant sous ces tropiques – comme en Afrique – les jeunes adolescentes sont pubères bien plus jeunes que celles des pays tempérés. Le peintre, Gérald Bruny, dont le tableau, s’il n’est pas anonyme, est un artiste demeuré inconnu, ce qui n’enlève rien à son charme et à ses qualités, permet de superposer les images, elles s’enchaînent, l’une évoquant l’autre avec un charme ravissant.

     Elle était menue, Harmonise, délicate comme une tige de rosier… une petite femme miniature en vérité, car elle était solide, liante avec des muscles durs comme la pulpe des noix de coco sèche. Un petit corps galbé, bien formé pour ses onze ans, douze peut être, les cuisses fuselées jaillissaient des hanches comme de belles aubergines… Beauté naïve, précieuse, champêtre, où revivait les traits si purs de l’antique peuple Sacatra. (169) (40)

Au bord du ruisseau, la robe sèche, elle est encore nue de dos, pudeur du peintre représentant avec réserve une jeune adolescente certes, mais déjà presque femme, tout comme Harmonise qui vient d’avoir « ses premières fleurs ». L’adolescent sur le bord de l’eau semble l’attendre.

Parlons maintenant de la synthèse des visages et des corps Les deux auteurs vantent la couleur « noire, noire » des héroïnes et la qualité fine du grain de leur peau. « Elle avait de belles dents blanches, des yeux bien francs et la peau noire très fine. C’était une grande et forte négresse » (Gouverneurs 30). Il y a un charme indéniable dans le dialogue entre Manuel et Délira, où elle cherche à savoir qui est la jeune fille qui intéresse Manuel, et essaye de le faire avouer, en vain, « C’est une négresse qui n’a pas sa pareille dans tout le pays – Quelle est sa couleur, elle est noire noire ou bien, disons rougeâtre ?… si elle est grasse ou maigre, si c’est une négresse à grandes tresses ou à cheveux courts » (101). Lorsque plus tard Délira rencontre la jeune fille, elle déclare avec délectation :

Elle m’a montré ses dents dans un grand sourire. En voilà de belles dents blanches, en voilà de grands yeux, en voilà une peau noire fine comme la soie, et avec ça c’est une négresse à longue tresses, je l’ai vu à une mèche de ses cheveux qui dépassaient de son mouchoir. » (146)

Ce mouchoir porte divers noms, et est traditionnellement porté par toutes les femmes du peuple. Très différents des madras des autres Antilles, c’est un simple morceau de coton, d’où son nom de mouchoir, noué autour de la tête vers la nuque, au ras du front et emboîtant bien la chevelure qu’on ne voit jamais. Sur tous les tableaux ou visuels on constatera que les paysannes portent toujours ce foulard, sans aucune recherche d’élégance, cela fait simplement parti de la coutume, la seule coquetterie était dans le choix de la couleur. Il y donc le mouchoir pour la tête et le foulard qui ceint les reins, celui-là peut-être est moins présent actuellement, mais il le fut pendant des décennies. Les deux auteurs y font fréquemment référence. « Il la vit venir. Il la reconnut aussitôt à sa robe sombre, à son madras blanc… elle seule avait ce jet pur et souple des jambes, cet oscillement des hanches dans la douceur » (79).

Outre le côté folklorique et réaliste – voire ethnologique – des passages sur les lavandières, il y est tellement question de la beauté plastique et les connotations érotiques qui filtrent dans les descriptions, sont si multiples, qu’ils ne peuvent que s’insérer dans ce volet. Alexis s’y dévoile en racontant le rêve d’Hilarion : « les vierges noires allant quérir de l’eau… Les torses noires des jeunes filles dans l’eau claire. Elle sortit de l’eau comme une statue de cuivre, ruisselante de rosée… Les seins se crispèrent sur sa poitrine, une seconde durcis ; elle les tenait dans ses mains creuses comme des pommes roses sur un plat » (Compère 51). Jacques Roumain nous convie non sans malice, à travers le regard des vieux de Mahotière, au creux de la source où Annaïse lave son linge : « Elle ressemble à une reine de Guinée, Annaïse, avec ses reins cambrés, ses seins nus, durs dressés, sa peau si noire et lisse. Sa cousine Roselia lave à ses côtés » (Gouverneurs 50). Roumain offre un tableau gourmand , à travers les yeux de ce vieux coquin égrillard de Théagène Melon, qui va faire un détour vers la rivière jusqu’au lavoir, pour « rêver » devant ces belles jeunes négresses dans l’espoir de se régaler – et qui sait ? – de trouver bonne fortune.

Il avait pensé juste. Il y a bien là une quinzaine de gaillardes, les unes assises au bord de l’eau, les autres en plein courant. Tudieu ! Le beau spectacle ! Aïe ! Aïe ! Aïe !… Il y en avait pour tous les goûts ! Des bougresses à la poitrine riche, au ventre dodu, aux cuisses puissantes ! Des mignonnes printanières, avec des seins en bouton de rose, nerveuses, chastes dans leur nudité libre sous le mince tanga drapé autour de leur hanches!… Des bras longs, ronds comme des couleuvres, des gencives rouges gainant des dents blanches à travers la plaie noire des lèvres satinées, des épaules délicates, des aisselles creuses, velues !… de vraies paysannes haïtiennes !… Des vraies femmes. (Arbres 135)

LES LAVANDIERES - ANDRÉ NORMIL

LES LAVANDIERES – ANDRÉ NORMIL

Les lavandières ont inspiré de nombreux peintres, elles font partie de la vie quotidienne des campagnes haïtiennes, où les villages et plus encore les cases n’ont pas l’eau courante. Il faut donc non seulement laver le linge au fil de l’eau mais, aller s’approvisionner en remplissant de lourdes calebasses qu’elles rapportent en équilibre sur la tête. :  » Les négresses remplissant à la source leurs calebasses ruisselantes et leurs cruches d’argile rouge » (Gouverneurs 140). Dans un autre passage, la volupté du mouvement des hanches complète le rêve du narrateur, du lecteur et des personnages de roman : « une jeune négresse… finit de remplir ses calebasses… Elle dépose les calebasses dans un panier qu’elle équilibre sur sa tête… Ses hanches roulent avec une merveilleuse douceur » (19).

L’artiste André Normil, dans son tableau « Les Lavandières », offre à notre regard un paysage campagnard, d’un village où passe une rivière. Ici imagination et transposition se mêlent, car les points d’eau sont peu souvent dans les villages à fleur de sol. « Au pont Gérard, de la profonde ravine monte la chanson… des lavandières, sûrement, qui lavent leur linge dans le mince filet d’eau du Bois de Chêne » (Compère 60). Mais qu’à cela tienne, il se permet une composition colorée de femmes lavant leur linge, situant la rivière au cœur du village, dans un décor « merveilleux » : les cases y sont proprettes, la nature souriante et les belles lavandières, à demi dévêtues. On pourrait dire à demi vêtues, sans pudeur aucune, car il est normal d’être torse nu. Elles lavent leur linge au fil de l’eau, en bavardant dans une atmosphère que l’on sent joyeuse et familiale. Le voyeur qu’est Théagène y trouverait son bonheur ! Certaines sont à demi nues, aux seins « pointus », deux d’entre elles portent le tanga, cette petite cotonnade roulée autour des reins et, dans une franche convivialité, elles rient et chantent. C’est un lieu de rencontre et de partage joyeux, au milieu des animaux domestiques et entouré d’enfants. Les hommes sont sur le chemin ou cultivent leur jardin mitoyen, intégrés à la scène. Même si la réalité est moins poétique, si les ruisseaux où elles vont laver leur linge ne passent pas au milieu du village, l’image n’en est pas moins merveilleusement réelle. L’imaginaire haïtien est illimité !… C’est une peinture naïve et colorée, fraîche et joyeuse.

RIVIÈRE FROIDE - LUCKNER LAZARD

RIVIÈRE FROIDE – LUCKNER LAZARD

Le tableau de Wilfrid Louis d’un traité totalement différent, est plus proche des impressionnistes. De structure académique, il reste pourtant inspiré par la vie haïtienne. Trois couleurs fondamentales exploitées en nuances délicates et raffinées y sont utilisées. Un arrière-plan évoque les mornes dénudées sous un ciel plombé, quelques arbres en bordure de l’eau et des femmes belles et pulpeuses, torses-nus, debout ou assises, lavent ou étendent leur linge, la lumière suggère le soleil, mais on ne le voit pas. C’est une peinture sans ombres et pourtant très travaillée en matière. Il s’en dégage une impression de romantisme paisible dans une ambiance chaleureuse et heureuse. Y trouve-t-on Annaïse ou les lavandières d’Alexis ? Pourquoi pas.

SIRÈNE -SERGE JOLIMEAU

SIRÈNE -SERGE JOLIMEAU

Luckner Lazare nous offre une composition toute en douceur de la « Rivière froide », il y a en effet plusieurs rivières à l’eau très fraîche, l’une d’elles, dans la montagne s’appelle la « Rivière Glace ». Ce tableau est très différent des peintures aux tons de camaïeux bleus et jaunes de son combat de coq ou d’une scène de marché. Dans l’éblouissement d’une nature verdoyante, au milieu de plages orangées, jaune vif, court la rivière d’un bleu violine. On y voit une lavandière en robe gros-bleu, ce fameux tissu de cotonnade artisanale teinte avec l’indigo. Au premier plan, l’une d’elles s’apprête à laver un vêtement de même couleur, elle aussi porte le foulard blanc, plus loin une jeune femme en tanga*, torse nu, baigne son enfant, divers personnages profitent de la fraîcheur de l’eau, un âne bâté s’y désaltère. Bordée de quelques arbres aux troncs vigoureux, la rivière disparaît dans la verdure, on y devine un cocotier, et à l’horizon les mornes se détachent sur le ciel. En Haïti, où que se porte le regard, il rencontre des chaînes des montagnes de couleur sombre, à l’infini. Il se dégage là aussi, de ce tableau, une impression de bonheur paisible.

L’un des traits caractéristique des paysannes est leur port de tête altier, habituée à porter leurs charges sur la tête cela leur donne « le même cou maigre, tout en muscles, sillonné de veine. C’est curieux, les femmes portent des fardeaux sur la tête ont toutes le même cou » (60). On les croise sur les routes de montagne, « les jeunes donzelles rieuses qui, rentrant du marché se bousculent… le panier toujours en équilibre sur la tête » (Arbres 46), et sur la route de Fonds de Rouge, Manuel « la rencontra… portant sur la tête un panier d’osier, elle marchait vite » (Gouverneurs 29). Les paysannes vont vendre aux marchés les paniers ou les calebasses qu’elles transportent en grappe sur la tête, c’est une image insolite et pourtant tout à fait banale en Haïti. « Elle était jolie, jolie, la jeune fille aux yeux d’émail vert et à la bouche de sourires, la grimelle dorée et rieuse, sa grappe de calebasse sur la tête » (Compère 248). L’évocation fidèlement chargée d’émotions charnelles ne néglige pas les hanches de ces paysannes solides, travailleuses, auxquelles les écrivains confient ce devoir de génitrice non dénué de sensualité. Avant tout désirables, leurs héroïnes sont ou vont être mères :

Zétrenne à les cheveux chauds… Ses épaules cintrées font balancer tout son buste quand elle marche. Sa poitrine est restée à peine plus riche qu’une poitrine d’adolescente. Elle aime toujours les mouchoirs… et celui là, autour de ses reins, tend ses hanches animales de jeune campagnarde, ses longues cuisses verticales de marcheuse. Elle est de grande taille. (116)

PAYSANNE - ANONYME

PAYSANNE – ANONYME

Tout comme Annaïse, « elle marchait vite, ses hanches robustes se mouvant dans la mesure de sa longue foulée ». Afin d’illustrer la paysanne haïtienne dans sa beauté naturelle, évoquons une statuette qu’un anonyme sculpte d’un seul tenant dans un bois du pays, pour lui donner tout son relief. Cet anonyme pourrait être « Rosemonde qui se mit à sculpter sur bois… Il en fit un art… observa les paysannes au marché… Dans ces statuettes… Il savait qu’il faisait de l’art, du grand art, mais le pays n’aimait pas les artistes ! » (Compère 248).

On pourrait parler indéfiniment de la beauté des femmes d’Haïti, tant les poètes et les romanciers n’ont cessé de la glorifier. Pour magnifier les réalités du pays à travers le regard des auteurs et des peintres, nous avons ces tableaux illustrant la tenue traditionnelle, la coquetterie et l’élégance de femmes pauvres, mais qui savent s’habiller et se parer avec de tous petits moyens. Les ressources du pays, producteur de coton, elles utilisent comme matière de base une toile rustique artisanale blanche, souvent teinte en indigo, plante du pays. Elles portent des robes de cotonnades : « Elle avait, une robe bleue rétrécie à la taille par un foulard. Les ailes nouées d’un mouchoir blanc qui lui serrait les cheveux, couvraient sa nuque […] sous son chapeau un madras de soie bleue serrait son front. Des anneaux d’argent brillaient à ses oreilles » (Gouverneurs 29, 83).

PORTRAIT DE PAYSANNE - JEAN CLAUDE CASTERA

PORTRAIT DE PAYSANNE –
JEAN CLAUDE CASTERA

Jean Claude Castera est né à Port-au-Prince. Il n’apprend la peinture qu’à partir de 1957 à San-Juan de Porto-Rico, avec Angel Botello Barros, il a alors dix-sept ans. Son merveilleux portrait d’une « marchande haïtienne » est beaucoup plus tardif. Ce pourrait être Annaïse, son madras bien drapé, son panier en équilibre sur la tête, l’ovale de son visage harmonieux sur un cou long et musclé, aux oreilles ses boucles d’argent (boucles d’argent qu’elle retirera après la mort de Manuel ). Elle est d’une beauté troublante et majestueuse, belle et fière à la grâce délicate et au port de reine. Il en émane une distinction et une sensualité discrète, le regard doux, profond et réservé semble tempérer les lèvres gourmandes épanouies à la base d’un nez parfait. Ses traits sont d’une finesse admirable et sa distinction naturelle fascine. Sa peau est noire-noire et fine comme de la soie, Roumain ne l’aurait pas désavouée ! Il est intéressant de mettre en parallèle un portrait de femme traité par Levoy Exil, l’un des peintres de Saint-Soleil(41) . Il est incontestable qu’il est monté/ par l’esprit d’un loa, ce « il » étant à multiples facettes ! Est-ce en effet le peintre, le portrait ou la femme qui est « monté »(42)? Quoi qu’il en soit la présence de l’esprit d’un dieu vaudou transparaît. Tout naturellement il va nous ouvrir à la magie du vaudou.

LA SIRÈNE - FORTUNÉ GÉRARD

LA SIRÈNE – FORTUNÉ GÉRARD

Parmi les femmes dont la beauté est légendaire, on doit parler de la Sirène, et de la Maîtresse de l’Eau. Elles sont sœurs ou cousines, tout le monde en Haïti est plus ou moins d’une même grande famille et cela est aussi valable pour les déités. Lorsque Manuel part à la recherche de la source, il y a une crainte secrète au cœur d’Annaïse. « Les vieux de Mahotière racontent comme ça que la Maîtresse de l’Eau est une femme mulâtresse. À minuit, elle sort de la source et chante et peigne sa longue chevelure ruisselante… C’est un chant de perdition pour celui qui l’entend… son maléfice le prend comme un poisson » (149). Cette source, que Manuel va « déterrer », va être pour lui et Annaïse le nid de leur première union mais selon les croyances ancestrales, peut-être cette source n’est elle pas innocente ?

LA SIRÈNE - SEYMOUR BOTTEX

LA SIRÈNE – SEYMOUR BOTTEX

Fortuné Gérard, né vers les années 1935, est totalement illettré. Il peut être considéré comme un vrai naïf autodidacte, il ne parle que le créole et puise son inspiration dans les légendes et les traditions vaudoues. Sa délicieuse peinture représentant une sirène est traitée avec une fraîcheur et une naïveté d’une grande pureté quasi enfantine. La Sirène est une déesse de l’eau, d’origine Arawak, elle pourrait représenter cette Maîtresse de l’Eau peignant sa longue chevelure noire et frisée, à la peau claire. Entourée de tous ses enfants les petits poissons, elle est heureuse. Peut-être est-ce elle qui donne une nouvelle source aux habitants de Fonds Rouge ? Elle semble si paisible que l’on ne peut penser au supposé maléfice de la déesse, qui représente à la fois le salut du village et la fin tragique du héros, apportant malgré tout l’espoir et le bonheur. Son maléfice s’est-il étendu sur Manuel, sa mission régénératrice faisant part égale au malheur et au bonheur. Personne ne le saura, mais cette image peut rester dans nos mémoires. On ne peut oublier la « terreur sacrée » selon les croyances ancestrales, qu’a ressentit Annaïse, lorsque Manuel lui a fait découvrir la source entre les racines de figuier maudit, « Je te salue, eau bénite, dit elle » (120). Alexis nous dépeint cette déesse sous un angle assez proche de ce que nous en dit Roumain : »La maîtresse de l’eau, l’Indienne mordorée qui, les soirs de lune, coiffe inlassablement l’immense soie noire de sa chevelure tumultueuse, avec des peignes de nacre, murmurant des chansons argentines » (Compère 166). C’est incontestablement une femme d’une grande beauté, et d’une irrésistible séduction.

LA SIRÈNE - LEVOY EXIL

LA SIRÈNE – LEVOY EXIL

Un peintre plus intégré à la société, Seymour Etienne Bottex, nous offre une Sirène raffinée et sophistiquée, parée de bijoux, avec des petits seins « de mandarine », elle aussi peigne ses longs cheveux bruns déroulés, sous le regard fasciné d’un habitant. Au loin les collines se détachent dans leur nudité, sur un ciel chargé de nuages. Source de vie, source d’espoirs, pour lesquelles le jeune couple aura payé un lourd tribut. « Isménie… prétend que c’est la vengeance de la Maîtresse-de-l’Eau. C’est que c’est dangereux… les esprits des sources » (Gouverneurs 166). Autant de questions qui resteront sans réponses, mais dont le thème demeurera lié à la beauté (maléfique ou bénéfique) des femmes et des déesses d’Haïti. La Sirène est à la fois un personnage appartenant au panthéon des divinités vaudoues et une source d’inspiration pour les poètes, peintres, sculpteurs, boss-métal (dont celles de Serge Jolimeau) et des musiciens. Même s’il habite loin de la mer, l’ Haïtien n’oublie jamais qu’il est sur une île, qu’il vient d’une Afrique lointaine d’outre-mer, d’un pays plus ou moins mythique, et où son âme doit, et va retourner. La Sirène est l’une des formes idéalisée de la beauté féminine, petite sœur d’Erzulie, elle va peut être l’accompagner dans ce dernier voyage d’où sa valeur ambiguë.

La beauté des femmes, enchaîne sur la beauté et le charme de « l’écriture artiste » prolongeant ainsi, par des textes faisant image notre visite dans un autre musée qui sollicite avant tout notre imagination conjuguée à celles des écrivains et des peintres.


III – « L’écriture-artiste »

LA PALETTE D’ECRIVAINS MUSICIENS

L’imaginaire de l’un, l’imaginaire de l’autre, ainsi que l’imaginaire de celui qui lit ou qui regarde est parfois brusquement réveillé à une éventuelle réalité qui peut être brutale, charmante et délicieuse, qui corrobore ses rêves ou les anéantis. C’est une conjugaison d’imaginaires, chacune créant l’image selon ses sensibilités et ses émotions. Chaque lecteur invente des images que les descriptions où les illustrations concrétisent ou infirment. Il est intéressant de confronter, simultanément les imaginaires des écrivains, des artistes, du lecteur, et du spectateur, ainsi que les émotions qui en découlent En dehors des thèmes récurrents et importants liés aux romans étudiés, d’autres scènes évoquent des tableaux alors que des tableaux rappellent des passages de certaines œuvres ou des traditions paysannes. L’imagerie des artistes est directement inspirée par des faits et des évènements qu’ils ont réellement vus ou vécus, appartenant à la tradition et au quotidien. Bien entendu, leur imaginaire magnifie ou embellit l’œuvre picturale, du fait que les narrateurs laissent libre cours à leurs fantasmes. Les uns et les autres n’ont aucune corrélation directe et éclosent sans desseins commun préétabli ce qui leur donne plus d’intérêt, seule leur connaissance simultanée permet le parallèle.Le peintre produit des images alors que, pour l’écrivain, la plume est un pinceau. Il rend ce qu’il voit, joue des lumières et des éclats de soleils ou des ombres sur les objets et les lieux. Bien écrire, bien décrire le quotidien cela est diabolique car l’écrivain lui aussi fait image. La lumière touche les lieux, les choses, les visages, l’artiste joue des ombres. Dans son réalisme, faisant de la peinture, en conjuguant effets littéraires à un certain réalisme. Parfois des assonances et des allitérations y associent la musicalité des sons, donnant plus encore de réalité au texte. Des bruits, parfois des lumières, du silence, animent le discours et le rendent à la fois visuel et vivant. Avec une certaine méchanceté, les frères Goncourt parlent de « l’écriture artiste » alors qu’eux-même s’y laissent parfois aller lorsqu’ils font des descriptions comme les matérialiserait un artiste peintre, notamment avec Manette Salomon – dans lequel ils « peignent » à la manière de Delacroix, Manet, ou encore Boudin. Dans leurs discours, ils évoluèrent du naturalisme à l’impressionnisme. Nombreux sont les écrivains qui se sont risqués sur cette voie avec plus ou moins de succès et tant Roumain qu’Alexis n’ont rien à envier à Chateaubriand, Zola, Flaubert ou Maupassant, parmi tant d’autres. On peut s’aventurer à définir cette « écriture artiste » comme une écriture impressionniste, soit une écriture qui met l’accent sur les couleurs claires, juxtaposées, jamais mélangées, et où la lumière est créée par les contrastes de couleurs sous le regard du spectateur. Ce développement est axé sur la création et l’imagination car il présente des tableaux utopiques ou imaginaires, rêvés et magnifiés par leurs auteurs mais rarement visualisés par des peintres. Dans L’Œuvre, Zola parlant de son héros Claude nous donne la clé de ses recherches. « Paris… il découvrait des tableaux partout… horizons vivants, (qui) se déroulait en fresques… il rentrait… jetant des croquis » (251). Puis Zola se fait peintre de Paris et convoque ses lecteurs, c’est Claude Lantier qui regarde, mais Zola peint, multipliant les métaphores, les qualificatifs, procédant par touches successives. Zola nous montre ainsi le Port Saint-Nicolas, vu du Pont des Saints-Pères, démarche proche de celle de Monet, qui a peint sous des lumières et des saisons différentes la cathédrale de Rouen et la gare Saint Lazare.

La Seine vide montait verdâtre, avec de petits flots dansants, fouettés de blanc, de bleu et de rose… Pont neuf bruni de la rouille des pierres… La Cité, cette proue… éternellement dorée par le couchant. En bas les peupliers… verdissaient… plus haut, le soleil opposait les deux faces… Plus haut… de Notre Dame, d’un ton vieil or… deux flèches s’élançaient… dans la clarté, en plein ciel. (Zola 262-263)

Voici Zola et Roumain, deux écrivains, deux peintres, l’un du XIXe, l’autre du XXe siècle, l’un français l’autre haïtien, dont il est intéressant de comparer, de rapprocher la similitude de la démarche intellectuelle et stylistique. Leurs études sont parallèles allant de la lumière du soleil, au clair-obscur, en passant par l’aube et les crépuscules. Avec les différences de lumières selon les saisons et les heures, ils offrent des images totalement différentes et sollicitent des émotions nouvelles.

Rien ne vaut notre Puilboreau, la lave verte de ses bananeraies dévalant des sommets, ses horizons obstrués gigantesquement par les montagnes, brusquement rouvert à la courbe voluptueuse de la route, vers l’infiniment lointain. Et ses cases enfouies dans l’exubérante verdure, leurs paisibles et pâles fumées et les bambous qui chantent au vent, ruisselants d’une pure lumière.
Tout ce contraste fait de brutalité et de douceur : la masse écrasante des montagnes mauves, la vallée bleue, et le frêle essor des lataniers, et soudain cette suave colline appuyée sur le transparent azur ! (O.C. 622)

Roumain dépeint l’une des plus belles montagnes d’Haïti dans son écrin de nature et que l’on découvre souvent à l’aube après une longue marche, jusqu’au plein jour, sous le soleil, lumineuse et vivement colorée, au milieu des collines alentour. Puis il nous la montre à son réveil dans l’avant-jour, à l’aube tropicale, différente et tout aussi belle lui donnant une personnalité humaine. Son tableau entre en résonance avec dans des paysages que de nombreux peintres ont représentés sans toutefois que ce ne soit jamais Le Puilboreau. D’autre part, sa version du Puilboreau la nuit est particulièrement intéressante car les peintres paysagistes haïtiens, eux peignent presque toujours des scènes de plein jour. Il y a peu de peintures nocturnes, les artistes peintres semblant plus inspirés par le soleil, la lumière et les couleurs et, peut être par une certaine crainte laissant à la nuit son mystère et son prestige secrets liés au vaudou. La nuit est réservée aux mythes, elle est complice du vaudou, et cette magie se garde cachée, générant toutes sortes de légendes, de terreurs, de croyances superstitieuses. Peut être aussi de nombreux peintres vivant dans les mornes ou à la campagne et n’ont pas l’électricité, ce qui n’est pas propice à la peinture ! L’exception confirmant la règle, on pourrait faire référence au paysage d’un village au clair de lune, en bord de mer, de Jacques Enguerrand-Gourgues, y remarquer des paysannes qui travaillent, il ne faut pas oublier que, sous ces tropiques, le cycle nuit et jour est à peu près immuable d’une saison à l’autre. Six heures du matin, six heures du soir, le temps se partage à peu près à part égale, il est donc normal de voir des habitants encore travailler dehors malgré la nuit tombée. Et la nuit tombe d’un seul coup, noire et profonde, tout comme le soleil explose tonitruant à l’aube. Les meilleures heures sont celles du petit matin, il fait encore frais, ce qui explique la découverte de la vue superbe du Puilboreau, conforme au rythme de la vie locale. Pour y aller, on part vers quatre heures du matin, et après deux heures dans la nuit noire constellée d’étoiles à travers des nuages, éclairée par la lune quand elle n’est pas cachée par les fréquentes nébulosités, c’est un brutal éblouissement tel que nous l’a décrit Roumain. On se lève très tôt sous ces latitudes, aux ordres de Compère Général Soleil, qui réveille la nature ainsi que les Gouverneurs de la Rosée, afin de pouvoir bénéficier de l’humidité que la nuit tropicale a déposée sur les jardins comme un voile bénéfique.

Je l’ai surpris au matin, à l’heure où la nuit lutte encore… et ne veut céder au jour. C’était un paysage irréel, noir et tumultueux, empli de bruits confus, de murmures et par moment de la stridulation cristalline des anolis*, c’était un paysage chaotique sans contours, toutes perspectives perdues, qui s’éveillait, entre d’obscures montagnes. La Vallée était un lac de brumes dont les vagues se figeaient dans la blancheur. Elle était comme une belle endormie. Le soleil surgissant telle la crête pourpre d’un coq matinal la réveilla et il ne resta plus aux arbres que des lambeaux de brouillards, des écharpes déchirées. (Hoffmann, O.C.)

Comme nous l’avons vu, Zola a eu la même approche avec le Port Saint-Nicolas qu’il avait peint au soleil de l’été, puis dans les frimas de l’hiver sous des lumières totalement différentes. Zola travaille à la manière de Monet, qui fit des cathédrales sous toutes les lumières. L’impressionnisme des deux artistes est fort proche. Dans les paysages ésotériques haïtiens, on retrouve ces gammes de lumières irréelles, avec leur imaginaire débridé créant des paysages totalement irréels, mais où, quoi qu’il advienne, se cache Haïti.

La Cité… sous une tombée de neige… fourrée d’hermine… se détachant sur un ciel d’ardoise claire… aux premiers soleils… avec les pousses vertes… Un jour de fin brouillard s’évaporer légère… Puis… ce furent des orages, dont les éclairs la montraient fauve… nue et flagellée, dans le bleu pâli… tandis que lentement… la nuit descend. (Zola 284-285)

Dans Gouverneurs de la Rosée, Jacques Roumain retrouve la même veine et la même verve descriptive à propos de Mahotière, un lieu-dit proche de Fonds Rouge.

Ce platon de Chambrun où se trouvait Manuel s’élevait au milieu d’une petite plaine qui l’isolait, comme une île, du mouvement des collines environnantes. De là, le regard portait à la ronde sur tout le pays : au levant, ce promontoire incliné d’où montaient des fumées, c’était Bellevue, ses cases en contre-bas, Boucan Corail, et plus loin, dans le bleu de la distance, étagée sur une pente adoucie, Mahotière, et la belle venue de ses jardins de vivres à l’ombre des manguiers et des avocatiers… Au-dessus de Mahotière, à une journée de chevauchée, on arrivait au Morne Villefranche ; les bois de pins commençaient sur ses flancs, avec de longues traînées de brouillard, des loques humides pire que la pluie, pénétrantes jusqu’à la moelle des os. C’est une montagne à pic, déchirée de gouffres dont on ne voit pas le fond, couronnées de pitons qui se perdent dans un ciel bouleversé ; les arbres y sont noirs et sévères ; le vent se plaint nuit et jour dans leurs branches parce que c’est sensible et chantant, les pins… L’alignement des mornes courait jusqu’au couchant en une seule vague d’un bleu passé et tendre… si parfois le creusement d’un vallon la rompait… elle reprenait bientôt avec une nouvelle houle, d’autres gommiers rouges, d’autres chênes et la même broussaille confuse d’où s’élançaient les lataniers. (Gouverneurs 105-106)

Les peintres paysagistes offrent des tableaux à la fois proches du réel et pourtant empreints de merveilleux. Jacques Stéphen Alexis a tout autant de talent, outre le fait qu’il transforme la nuit en une femme vivante, une femme qui vibre et frémit, ensorcelante, complice ou ennemie du héros. Il la présente comme un personnage à part entière. On pourrait dire qu’il la filme et nous en projette son image mouvante, physique et charnelle, à laquelle il mêle les couleurs aux sons de la nature au plein cœur de la nuit tropicale, puis il la suit jusqu’à son déclin, du crépuscule à l’aurore. Comme on l’a vu, cette nuit/femme nous est décrite dans le prologue de Compère Général Soleil.

Il est à remarquer que les peintres haïtiens représentent la vie quotidienne, parfois des scènes douloureuses comme des enterrements, qui en font partie, mais jamais le drame ou l’horreur. Ils restent dans l’optimisme et le merveilleux. Même si certains tableaux profondément vaudous semblent empreints d’une sous-jacente mais réelle brutalité, il n’y a pas le malheur, leur optimisme et leur foi en des jours meilleurs les poussent à illustrer le bonheur, la lumière, dans des couleurs éclatantes et joyeuses. Il y a ainsi le tableau que nous dresse Alexis, transformant le fleuve Artibonite en un personnage hurlant sa colère, brutal, dévastateur puis repentant. Cela, les peintres n’ont pas envie de le représenter ! L’auteur nous laisse le choix de le peindre selon notre intuition, tout en nous en donnant son interprétation. Une fois encore c’est l’imaginaire d’un discours subjectif et performatif, conjugué avec l’imaginaire et l’affect de l’autre, engendrant des images.

FORÊT FLEURS OISEAUX - ANDRÉ NARVAL

FORÊT FLEURS OISEAUX – ANDRÉ NARVAL

L’Artibonite, ce grand gaillard aux bras noueux et puissant est fils des montagnes… il a le port altier, la démarche brutale, la voix vaste, des colères froides et orageuses… Froid dédaigneux, nonchalant… avec une voix de métal. Le fleuve parle. Il crie d’une voix de tonnerre, un vaste barrissement… Une nuit, la colère du fleuve éclata … Ce fut une plainte comme le plain chant monumental des grandes orgues des cathédrales… un fulgurant adagio de trompettes archangéliques… Pendant trois nuits et deux jours le fleuve répandit la mort et la désolation. Puis par un crépuscule violet, les eaux se mirent à baisser… Honteux, le fleuve était gris, de couleur de cendres. Il reculait pas à pas, désemparé. (Compère 164-171)

Ces textes sont des tableaux vivants, que l’on peut également rapprocher des descriptions de Chateaubriand sur la cataracte du Niagara, textes qu’il a remaniés plusieurs fois, les épurant, les allégeant : « C’était une de ces nuits … que le pinceau des hommes ne rendra jamais ». L’écrivain affirme là que le discours constatif prime sur le visuel, mais on n’est pas obligé de partager ce point de vue !

Tantôt la lune reposait sur un groupe de nuages… À la cime de hautes montagnes… une bouffée de vent venait déchirer le voile… le jour céruséen… de la lune flottait… Poussaient des gerbes de lumière… sous des fourrés de chênes-saules et d’arbres à sucre… Un ruban de moire et d’azur… La clarté de la lune dormait. Tout était silence… Hors la chute de quelques feuilles, le passage subit du vent, les gémissements rares… de la hulotte. (Chateaubriand 235)

La Seine vide montait verdâtre, avec de petits flots dansants, fouettés de blanc, de bleu et de rose… Pont neuf bruni de la rouille des pierres… La Cité, cette proue… éternellement dorée par le couchant. En bas les peupliers… verdissaient… plus haut, le soleil opposait les deux faces… Plus haut… de Notre Dame, d’un ton vieil or… deux flèches s’élançaient… dans la clarté, en plein ciel. (Chateaubriand 298)

Il y a de grandes similitudes dans le traitement de la description où les auteurs mêlent l’image à la musique et aux émotions, (l’extrait de Compère Général Soleil cité en début de « La nature et l’environnement » en est un autre exemple). « On entendait sous les buissons glisser un petit battement d’ailes… La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages… quelque bête nocturne, hérisson ou belette… dérangeait les feuilles » (Flaubert, Madame Bovary). Cet extrait de Madame Bovary de Flaubert tout naturellement nous conduit à remarquer chez J. S. Alexis la recherche d’une musicalité dans le phrasé et dans les descriptions de scènes rupestres et campagnardes, où l’émotion textuelle est directement liée aux sons. Un texte de Guy de Maupassant semble illustrer ce propos. Dans l’un de ses contes, Une Partie de Campagne, il transpose les premiers émois amoureux d’un jeune couple modulés par le chant d’un rossignol qui participe avec charme et délicatesse à l’événement !

L’oiseau s’égosillait… Il lançait des trilles et des roulades, puis filait de grands sons vibrants… L’oiseau se tut soudain… L’oiseau se remit à chanter, il jeta d’abord trois notes pénétrantes… Il jeta d’abord trois notes… puis après un silence… il commença des modulations… très lentes… une ivresse envahissait l’oiseau et sa voix, s’accéléra… puis le délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait des pâmoisons… Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Ou bien il partait d’une course affolée avec des jaillissements de gammes, des frémissements, des saccades. (De Maupassant 252)

Dans les Arbres Musiciens, Alexis est toujours poète et musicien. Il nous raconte son pays, et dans sa campagne profonde, le chant des oiseaux. Il y a beaucoup d’oiseaux en Haïti, le pipirite, frère du rossignol de France accompagné des perruches, les perroquets jacos, des mal-finis, ces aigles de mer voyageurs, des ibis et les colibris, des oiseaux-mouches, des colombes et des pigeons ou des toucans et des caös, « surgit en plein ciel un demi-cercle de caös jacassant… Commères furieuses… On a raison de dire que ces porteurs de jaquette ont le bec bien fendu et que leur langue ne contient pas d’os ! » On trouve également des passereaux, sans oublier les « Madames Sara », accompagnés des pintades, de « Co-dindes », les poules jacassières et, bien entendu, ces « messieurs » les coqs, tous multicolores. Ils chantent la liberté et le soleil. Qu’ils fassent partie intégrante de la vie paysanne, constitue l’une de ses richesses.

PAYSAGE LAC ET FLAMANTS - JEAN-LOUIS HENRI

PAYSAGE LAC ET FLAMANTS – JEAN-LOUIS HENRI

Hardi ce pipirite matutinal qui a deux pas de la case poursuit son concert épanoui. Le gentil pipirite pousse ses notes cristallines, vaillant réveil matin de la campagne respirante. Il va, il vient, et donne l’alerte au jour, infatigable éclaireur du soleil… L’oiseau… accumula les trilles… ses roulades impatientes.… De temps en temps l’oiseau faisait vibrer l’air d’une bordée de notes acidulées… Il (Gonaïbo) avait sa flûte aux lèvres et répondait incontinent à chaque trille de l’oiseau. Celui-ci interdit, se taisait un moment puis reprenait, rageur et cristallin, son ruban d’harmonie. (Arbres 82),

Comment ne pas rapprocher Maupassant d’Alexis, la même recherche musicale, et l’imagination poétique des auteurs développée dans un style imagé, mélodieux et chantant tout autant que charmant. Alexis est un merveilleux écrivain, poète et musicien qui compose toute une mélodie symphonique, tout en y glissant quelques termes techniques, coquetterie d’écrivain ? mais à la sonorité flatteuse à l’oreille, à la fois poétique, évocatrice et musicale. Investissant aussi bien la nuit que le jour, créations qu’il confie aux divers oiseaux, c’est au crépuscule que le pipirite matutinal cède sa place :

Dans la nuit calme, à la cime d’un arbre voisin, un oiseau musicien chantait dans l’ombre. Sa voix naquit soudain dans le silence, puis roula, grandi sans hâte… La mélodie était rosée, fleurtis, pierreries, lumière. Les sons arpégés coulaient, montaient, fusaient, pétillaient : trois tintements argentins tombant en cadence parfaite, suivis d’un trille plagal de cinquième dominante d’une douceur infinie. Les notes basses fuyaient, précieuses, à travers une sous-dominante tendre et mélancolique jusqu’à la tonique vive, claire, enchantée… À travers la nuit noire. (184)

Alexis nous décrit les rêves de deux de ses protagonistes et en donne des images oniriques que l’on se plait à imaginer, certains peintres à l’imagination vagabonde nous soutiennent dans ce voyage irréel ! Dans le même ouvrage, le Général Miracin qui parfois abuse un peu du rhum fait la sieste, et Alexis nous offre un texte débridé qui oscille entre le rêve et l’imagination :

Entre deux promontoires de nuages dorés … le ciel est un golf d’azur, étrange et tendre. Contreforts sombres soutachés de couleur orange, durs récifs de lune blême, fjords de corail blanc, voilures d’organdi bois de rose, le ciel est plein de chapelets d’îles, archipels rouges, ocre, safran, bruns, acajou ou violets. Plumes lumineuses panaches, pompons, pralines berlingots de fumée. Au large de cette mer céleste, il y a des traînées d’algues vertes et des oiseaux, autruches, flamants, paradisiers qui nagent, des poissons, anguilles, rascasses, rougets qui volent. Çà et là, blancs et ruant se cabrent, chevaux du ciel… Le lac assiste au mystère céleste. Le lac d’argent clair reflète un vaisseau de nuages, un gigantesque requin saumoné qui va doucement dans la mer-ciel. (108)

La sélection des illustrations proposée ne respecte aucun ordre chronologique par rapport aux textes, ni de classification rigoureuse des thèmes, certains se rapportant à plusieurs évocations. C’est l’occasion de faire une promenade dans la campagne haïtienne, d’y découvrir parfois des paysages irréels, d’autres oniriques, c’est une invitation au voyage et à l’évasion. Bois d’Orme, l’un des personnages les plus attachants des Arbres Musiciens fait un songe :

PAYSAGE ONIRIQUE - JONAS PROFIL

PAYSAGE ONIRIQUE – JONAS PROFIL

Une flore multicolore… s’étalait sous ses yeux, jaillissait en arbres grandioses, un tapis d’algues violettes s’étendait sous ses pas, des fleurs vivantes jaunes, noires, et blanches, roses, remuaient doucement. Des nuées voletaient… autour d’un arbrisseau pleureur … un « chat rouge »… une hirondelle… le saluèrent.… la vie palpitait… active et colorée… Bois d’Orme respirait… l’air de la forêt. Il marchait parmi les fleurs animales, les bouquets… quand il vit… le grand Poisson Divin. (340)

Jonas Profil, peintre autodidacte et vaudouisant, quitte l’école en 5ème et se met à peindre, dans le tableau présenté, nous voyons au milieu d’arbres dressés et de fleurs géantes, jaillissant hors de l’eau un énorme poisson rose ! Est-ce le Grand Poisson Divin ?

Nombreux sont les textes qui peuvent s’intégrer dans diverses rubriques, notamment les toutes dernières pages des Arbres Musiciens. Ils sont picturaux et font écho aux développements concernant le déboisement, les arbres, la nature. Ils sont musicaux et porteurs d’espoirs. Alexis, dans une écriture baroque qui multiplie répétitions, énumérations, et points de suspensions laisse au lecteur la possibilité de donner libre cours à son imagination.

SOUS BOIS - F. GUY-CHARLES

SOUS BOIS – F. GUY-CHARLES

La forêt siffle et fredonne sans arrêt sous le vent qui se faufile entre ses troncs rugueux. La forêt entière est un grand orgue qui module d’une voix multiple. Chacun des fûts colossaux musique avec sa sonorité propre, chaque pin est un tuyau de l’extraordinaire instrument. Le vent glacé joue avec sa colonnade d’anches, change clés-et-harmoniques. (395)


Notes:

39. Poème d’Émile ROUMER (1840/1906) – en Rires et pleurs – 1896 – Poèmes d »Haïti et de France, 1906. [retour au texte]

40. L’auteur interprète le terme de Sacatra à sa façon. En fait, ce n’est pas un peuple mais l’une des appellation qui distingue et codifie les sangs-mêlés de la Caraïbe : métisse, quarteron, mulâtre , griffe, cabine, toutes les autres catégories. Le Sacatra est un sang mêlé avec 1/8ème de sang blanc et 7/8ème de sang noir. Au XIXème siècle Victor Hugo dans Bug-Jargal au chapitre XXVIII qualifie Biassou de Sacatra. Biassou est un personnage réel de l’histoire d’Haïti, associé à Toussaint-Louverture le célèbre héros de l’indépendance, il était l’un des marrons qui avec Pierrot, Boukman et le fameux Mackandal de sinistre mémoire, participèrent en tant que meneurs d’hommes qui fomentèrent et organisèrent la révolte des esclaves qui aboutit à leur indépendance. [retour au texte]

41.Saint – Soleil est une école de peinture très particulière. Fondée par Jean Claude Garoute, dit Tiga elle s’adressa en premier lieu à des paysans. Située à une petite cinquantaine de kilomètres de la capitale Port-Au-Prince, à Soisson la Montagne. André Malraux en fait une analyse très fervente dans L’Intemporel. Fortement inspiré du vaudou elle a produit des peintres de renom dont Levoy Exil, Louisianne Saint-Fleurant, Saint Brice sans compter les autres nombreux disciples. C’est une peinture spontanée et naïve dans le sens le plus large de mot. [retour au texte]

42. L’expression « monté » indique que la personne est possédée par un des dieux-du panthéon vaudou, et cette femme dans sa beauté, avec sa longue chevelure, est peut-être une manifestation d’Erzulie déesse de l’amour et de la féminité, ou de la Sirène, déesse des eaux. [retour au texte]


Retour:

  • Lavaud Michal, Ségolène. Jacques Roumain et Jacques-Stephen Alexis; Le « réalisme merveilleux » de deux écrivains haïtiens métamorphosé par leurs artistes peintres, « boss metal » et sculpteurs. Mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes, sous la direction de Crystel Pinçonnat. L’Université de Paris 7-Denis Diderot, 2004. Île en île, 2013.
  • littérature @ Île en île

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mis en ligne : 17 avril 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020