L’Allée des Soupirs, ou le grotesque créole de Raphaël Confiant

par Roy Chandler Caldwell, Jr

Dompter la cacophonie créole
par la magie du roman…
– Raphaël Confiant

Le nom du romancier martiniquais Raphaël Confiant est inévitablement associé à celui de son compatriote et son contemporain Patrick Chamoiseau. Les deux écrivains ont collaboré à Lettres créoles(1991), une histoire de la littérature antillaise, et, avec le linguiste Jean Bernabé, au manifeste du mouvement créoliste, Eloge de la créolité (1989). Dans sa production romanesque Confiant reste également lié à Chamoiseau, car leurs romans révèlent de fortes affinités: d’abord par leur participation au programme culturel de la créolité (1); et ensuite par leur langage, une forme linguistique artificielle et hybride qui contient les rythmes et les locutions de la langue créole mais qui est accessible aux lecteurs de la métropole. Après que Chamoiseau a lancé ce nouveau style avec la publication de Chronique des sept misèresen 1986, Confiant a vite abandonné sa pratique de l’écriture en créole (trois romans, des poèmes et des contes — textes que personne ne lisait (2)) pour développer sa propre version de ce langage romanesque. Depuis la fin des années quatre-vingt il a publié quatre romans dans ce style.

L’Allée des Soupirs est le troisième roman dans cette série.(3) Comme ses deux prédécesseurs (et comme les romans de Chamoiseau d’ailleurs), ce roman ne traite pas directement de la situation actuelle de la Martinique, mais il tente de commenter le présent par le passé. Le centre narratif de ce texte est les événements de Fort-de-France en décembre 1959, lorsqu’une semaine de manifestations populaires sur la Place de la Savane bouleversa la vie publique et menaça la position de la Martinique comme département d’Outre-Mer. De notre perspective présente décembre 1959 semble représenter le dernier moment de résistance contre la solution politique post-colonialiste, la victoire définitive pour l’assimilation de l’île à la métropole. Aujourd’hui la Martinique paraît accepter le confort et le prestige d’appartenir à la nation française, en dépit d’une critique autonomiste qui prévient que l’assimilation est «une des formes les plus pernicieuses de colonisation», et que la solution politique actuelle a produit la dégénération psychique du peuple martiniquais.(4)

L’Allée des Soupirs est un roman vaste, complexe, convulsif, une épopée sans grandeur aucune, qui rappelle en même temps les contes tordus des conteurs créoles et les expériences romanesques de l’avant-garde européenne. Une tranche synchronique de la société martiniquaise y apparaît; il y a toutes les races, toutes les classes, toutes les positions politiques, et surtout toutes les attitudes envers la culture dominante française. Dans ce monde fourmillant de vies entrecroisées, il n’y a aucun personnage principal, aucune focalisation conséquente. Pour employer une figure du domaine de la musique, on peut dire que le roman est atonal, comme les compositions de Schönberg, Il contient, entre autres: le béké, chef du clan qui contrôle l’économie du pays; l’intellectuel qui parle comme dans les poèmes de Saint-John Perse; le marxiste frustré par le refus du peuple; le quimboisier (sorcier africain); le blanc-France qui a appris le créole; le marron; le journaliste, apologiste de la culture française; Miss Martinique, une négresse scandaleusement «bleue»; le fou qui compose et proclame sa Déclaration universelle de désamour envers la langue française; le Don Juan du quartier; le soldat mutilé dans la guerre coloniale contre les rebelles algériens; le bourgeois mulâtre et son héritier; de nombreuses prostituées et de nombreux fiers-à-bras; même Monsieur Untel, un cochon qui parle. A travers le texte ces personnages se forment momentanément en figures narratives avant de se disperser pour reformer de nouvelles figures. La désorientation du lecteur est augmentée par le manque de chronologie conséquente; comme dans les contes créoles, il y a de fréquentes contradictions et apories. Bref, L’Allée des Soupirs semble fonctionner selon une esthétique non-réaliste, non-cartésienne, non-occidentale. Confiant tire le modèle de cette structure non pas du roman balzacien, mais d’un autre, plus ancien, trouvé au moment de la naissance du roman comme genre littéraire: le comique, le parodique, le populaire, que Michel Bakhtine trouve chez Rabelais.

L’invocation du nom de l’auteur de Pantagruel et Gargantua ouvre un réseau de relations textuelles autour de L’Allée des Soupirs. L’importance de Rabelais pour les textes créolistes est introduite parTexaco de Chamoiseau. Dans ce roman Marie-Sophie Laborieux, narratrice centrale dans un système complexe de palimpsestes, parle à plusieurs reprises de l’importance de ses lectures de Rabelais; comme Rabelais Marie-Sophie semble occuper une position privilégiée très délicate et souvent frustrante au seuil du passage de l’oralité à l’écriture. Une relation métatextuelle entre Confiant et Rabelais existe également, car la critique n’a pas manqué de signaler les affinités entre les deux dans le domaine de la pratique langagière. En effet, Bernabé distingue le langage de Chamoiseau et celui de Confiant par leurs relations diachroniques différentes. Chamoiseau, écrit-il, crée son style au moyen d’une fécondation du français par le créole, mais Confiant adopte plutôt la stratégie de Rabelais à l’aube de l’époque moderne. Confiant crée «un créolisme fictif fondé sur une reconstruction, grâce aux ressources de l’ancien français, d’un créole donné comme authentique, mais puisant en fait sa sève dans le seul artifice de l’écriture».(5)Belleté est par exemple un vrai mot créole employé par les deux romanciers, mais jolivance est une pure invention de Confiant, comme d’ailleurs: savantise, craintitude, poétaillerie,déplébéisation, glorieuseté, et découconerBernabé commente cette invention linguistique explosive: «Par cette démarche, Confiant entend à travers son imaginaire langagier remonter aux sources historiques non seulement du créole mais encore du processus de créolisation tel qu’il s’origine également dans la langue française médiévale».(6)

Un troisième type de relation textuelle, une relation intratextuelle, est pourtant plus pertinente pour une discussion des liens entre Rabelais et Confiant. Au coeur même de L’Allée des Soupirs il y une série de conversations entre monsieur Jean, poète doudouiste qui chante les beautés exotiques de la Martinique naturelle, et Jacquou Chartier, blanc-France d’origine mais habitant de l’île depuis de nombreuses années. Pour monsieur Jean, la poésie sert «à échapper de la brutalité d’ici, à la caricature… la poésie est un remède à la caricature américaine» (82). Mais Chartier s’y oppose avec la vigueur de ses conviction arrosées par de fortes doses de tafia. Il faut faire face à cette brutalité, dit-il, et puis il propose les chiens-fers omniprésents sur l’île comme symboles de la vie martiniquaise. «Là-bas, en Europe, nous sommes parvenus à transformer la plupart de nos chiens en garçonnets sages» (84). L’écrivain martiniquais doit saisir l’errance et la folie de la vie de ces chiens non-domestiqués, et pour cela il faut «s’immerger dans la puanteur du quotidien» (86). Pour préciser la qualité que le romancier doit chercher, Chartier trouve un nom qui évoque Rabelais: le grotesque, qui est «la version insulaire du baroque américain» (87), et qui «désigne une certaine démesure du réel insulaire» (88). Plus tard, inspiré par le bricolage de la case créole («qui mêle terre, bois, brique, fibro-ciment et béton» [234]), Chartier élabore ses idées:

il faut inventer une forme neuve, une architecture disparate qui soit en mesure de, comment dire… qui puisse épouser chaque méandre de la réalité sans pour autant prétendre l’épuiser. Il faudrait bâtir le roman créole à l’aide de pans inachevés. Donner à lire un monde hétéroclite. (227)

À la fin du texte juste avant son retour en métropole, Chartier dénomme cette nouvelle esthétique «le grotesque créole» (377), et encourage son ami monsieur Jean à abandonner son évasion poétique pour le roman. On peut trouver la grandeur du grotesque créole «dans la démesure de chaque existence, dans l’enflure de la parole, dans l’apparente déraison des actes et des projets de tout un chacun» (377), dit-il, et puis il suggère les événements de décembre 1959 comme sujet pour le développement de cette nouvelle forme: «tu devrais essayer le roman. Tiens! Evoque-nous les émeutes de l’an passé, toute cette immense cacophonie de révolte, de rires, de sang, de sueur, de délires, de folies!» (378).

L’orientation de Confiant vers les techniques romanesques de l’avant-garde européenne semble évidente ici. Les conversations de deux buveurs littéraires forment une belle mise en abyme, une duplication intérieure, ou image de l’ensemble du texte à l’intérieur du texte.(7) Le roman imaginé par Jacquou Chartier décrit assez bien le roman de Confiant qui le contient. De plus, on peut dire que L’Allée des Soupirsarticule la théorie du grotesque créole et en même temps fournit sa réalisation.

Si le mot créole appartient à la zone liminale entre l’Afrique, l’Europe et le Nouveau Monde, grotesque n’a que des racines européennes. Le terme apparaît au 15e siècle lorsque l’italien grotessca (de grotte) fut employé pour désigner le style ornemental antique qui avait été trouvé pendant les excavations en Italie. Au début grotesque signifiait une subversion de l’ordre naturel: un mélange d’éléments hétéroclites forme un domaine où les choses inanimées ne sont plus séparées des plantes, des animaux, des humains. Pendant la Renaissance le mot connotait le monstrueux et le menaçant.(8) Le concept fut repris et approfondi par les romantiques: en révélant les secrets de l’existence, le grotesque crée une terreur inspirée par la désintégration du monde. Friedrich Schlegel précise que le grotesque contient un contraste de forme et de fond, un paradoxe simultanément ridicule et terrifiant. Pour Victor Hugo le grotesque est le déformé et l’horrible et donc une catégorie du laid; l’antithèse du sublime, il nous mène vers l’inhumain, vers l’abyssal.(9) On trouve ces notions romantiques du grotesque à la base des idées de Wolfgang Kayser. «Le grotesque est un jeu avec l’absurde», conclut-il.(10) Comme le monde devient soudainement étrange, les catégories par lesquelles nous l’appréhendons ne sont plus valables, et nous ne pouvons plus faire confiance à rien. Pour Kayser le grotesque arrive avec le surnaturel, comme dans les récits de revenants ou de statues animées populaires au 19e siècle. Un exemple bien connu de ce jeu avec l’absurde serait le rire final de Madame Bovary sur son lit: un rire moqueur, plein d’amertume, qui montre la reconnaissance lucide que les structures par lesquelles nous attribuons du sens à l’existence sont aussi arbitraires que les règles de bridge. En fin de compte le grotesque de Kayser trouve sa place dans une idéologie idéaliste et affirmative, effectivement romantique. Par le grotesque nous entrevoyons les aspects démoniaques de l’existence, ce qui nous permet d’en prendre conscience et donc de nous en libérer.(11)

Bien que d’autres romans créoles fournissent de nombreux exemples du grotesque de Kayser, il n’y a que quelques minces traces de ce jeu avec l’absurde dans L’Allée des Soupirs. Le grotesque du roman de Confiant rappelle plus le grotesque de Bakhtine que celui de Kayser. Pour Bakhtine le grotesque n’exprime pas la peur de la vie mais son affirmation. Dans l’oeuvre de Rabelais le principe de la vie corporelle et matérielle est prédominante: «images du corps, du manger et du boire, de la satisfaction des besoins naturels, de la vie sexuelle», images d’ailleurs «excessivement outrées, hypertrophiées».(12) Bakhtine nomme cette imagerie et cette conception esthétique de la vie pratique, typique du Moyen Age, le réalisme grotesque. La particularité essentielle du réalisme grotesque, écrit-il, est «le rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité».(13) Rabaisser, précise-t-il, est un terme rigoureusement topographique; il signifie le rapprochement de la terre, la communion avec la partie inférieure du corps, le ventre et les organes génitaux. Le rabaissement est donc profondément ambivalent: il a une valeur destructrice, négative, mais encore positive, régénératrice. Comme dans le grotessca antique, «les frontières s’effacent entre le corps et le monde, on assiste à une fusion du monde extérieur et des choses».(14)Agent de ce rabaissement est l’esprit comique que Bakhtine trouve dans le carnaval médiéval; le rire populaire «rabaisse et matérialise», et ce rire «organise toutes les formes du réalisme grotesque».(15)

Le grotesque de Bakhtine est le rabaissement, l’excès joyeux, l’affirmation du corps et ses fonctions naturelles, l’hyperbolisme. C’est contre cette conception que nous voudrions maintenant mesurer le grotesque créole de Raphaël Confiant.

* * *
L’ouverture de L’Allée des Soupirs se situe pleinement dans le haut registre: au centre de la Place de la Savane la «négresse nubile» Ancinelle Bertrand, femme-fleur et emblème de la Martinique, confronte «de son regard-matador […] la hautaineté de Joséphine de Beauharnais» (11): image hiératique de la lutte entre le Noir et le Blanc, la francité et la créolité, le futur et le passé qui traversera et organisera l’histoire. Mais très vite un rabaissement pareil à celui du grotesque bakhtinien se déclenche. L’Allée des Soupirs, en dépit de son nom poétique, est cette zone de la Place de la Savane réservée aux activités louches «des plus infâmes péripaticiennes et des joueurs de grains de dés au rasoir facile» (13). Bientôt le texte quitte Ancinelle et les paroles «trempées dans du miel» de monsieur Jean pour descendre dans «la puanteur du quotidien»: on assiste à la «joute fécale» des deux fiers-à-bras du quartier, Bec-en-Or et Fils-du-Diable-en-Personne. Accroupis au ras du caniveau en plein jour, les deux compères «se refilent les bonnes affaires» ou préparent leurs mauvais coups. Cette activité matinale devient un spectacle public à la grande joie des petits enfants qui y passent «avant d’affronter les coups de règle de leur maître d’école» (22) et parient leurs billes «sur celui des deux fiers-à-bras qui lâcherait son étron le premier» (22). Le grotesque scatologique est également présent dans le conte de la métamorphose de Cécilia de Saint-Hilaire, «championne de médisance», en «un beau figuier-maudit aux branches majestueuses» (34). Lorsque la municipalité fit installer un banc au pied de cet arbre et une plaque sur son tronc avec l’inscription «Cour Karl Marx», on croit que les prolétaires respectent assez l’auteur du Capital pour ne pas venir y uriner – alors que «toutes les autres places de l’En-Ville étaient d’insupportables pissotières, voire dans certains cas, d’infects cacatoirs» (36). Mais, en fait, le respect n’y joue pas du tout; la vraie explication de la propreté insolite de la cour est que chaque fois qu’un homme ouvre sa braguette contre la dame Cécilia devenue figuier-maudit, l’arbre commence à se moquer de lui: «Eh ben! Eh ben! Foutre que tu as un petit lapin, mon nègre. Comment tu fais pour contenter ta femme? Je comprends pourquoi elle t’encornaille avec le premier venu dès que tu as le dos tourné» (35). La scatologie de Confiant dégoûte peut-être certains lecteurs, mais elle démontre bien la double action du grotesque créole: la représentation non-exotisée de la vie réelle; et le rire qui conteste les discours et les valeurs officiels.

Les actes du drame corporel parcourent L’Allée des Soupirs: le manger, la grossesse, la croissance, la vieillesse, les maladies, la mort, et surtout le boire – le tafia est omniprésent, et les esprits, comme ceux de monsieur Jean et Jacquou Chartier, sont perpétuellement «entafiatés» (117). Souvent ces événements corporels portent les traces du grotesque rabelaisien: une femme est «enceinte-gros-boudin» (126); une paire de buveurs de rhum sont «deux grandgousiers» (403).

Mais le grotesque créole de L’Allée des Soupirs est sans doute le plus riche dans le domaine de l’érotisme.(16) L’action de rabaissement typique du réalisme grotesque selon Bakhtine est bien évidente dans les relations entre hommes et femmes dans ce roman. L’amour sentimental est une institution que les personnages semblent connaître mal; quand les spectateurs au Gaumont entendent un acteur dire «Je vous aime!», la salle se remplit de rires. (Le journaliste Romule Casoar découvre à 48 ans qu’il est «plus nègre que gaulois» [358] au moment où il se trouve incapable de prononcer cette formule magique en face de la jeune békée qu’il désire épouser.) Le rire populaire accueille les sentiments élevés d’Ancinelle qui cherche un homme «qui ne se contenterait pas de jouer au coq avec elle mais l’épouserait à l’église comme quelqu’un de bien» (19); sa marraine la traite de «vierge bonne à rien» quand une tentative de viol échoue par «l’absence de bandaison du bougre» (19). Chez Rabelais l’accouplement est une joyeuse affirmation et un acte de fécondité. Gargantua espousa Gargamelle «et faisoient eux deux ensemble la beste à deux doz, joyeusement se frotans leur lard, tant qu’elle engroissa d’un beau filz».(17) Les activités sexuelles chez Confiant partagent deux traits fondamentaux avec celles de Rabelais: elles donnent à rire, et elles sont transformées, ou rendues grotesques, par la co-présence d’autres activités humaines. L’amour de Gargantua et Gargamelle rappelle la vie animale («la beste à deux doz») et le manger («se frotans leur lard»). De même, dans L’Allée des Soupirs le sexe ne reste jamais simple, il se métamorphose toujours en autre chose.

A la différence de Rabelais, le rire provoqué par l’érotisme de Confiant n’est que rarement joyeux. Cicéron Nestorin mime l’acte d’amour avec les mannequins en plastique des boutiques syriennes de centre-ville, et toute la rue Saint-Louis pète de rire lorsque le pauvre offre d’acheter celui de qui il est tombé amoureux. Le séducteur Eugène Lamour porte un nom bien ironique car il mène les jeunes lycéennes de bonne famille dans l’Allée des Soupirs, où sa douce séduction devient vite brutale: «après trois baisers goulus, il [les] coquait debout contre le pied du flamboyant qui en gardait l’entrée» (100). Ensuite il les congédie sans cérémonie, leur ordonnant d’expliquer leurs robes tachées de sang comme la conséquence d’une chute au jeu. Ce «baliverneur» (Don Juan) créole ne connaît l’amour qu’après sa mort, quand à sa veillée «une grosse dondon, une négresse bleue», demande à son cadavre de lui rendre sa «virginalité» dérobée (339). L’hilarité des gens devant ce spectacle se fige lorsque la grosse femme arrive à fermer les yeux insolemment ouverts du corps et par ce moyen réussit à effacer le sourire insolite aux lèvres du mort. Le grotesque érotique devient moins joyeux et plus hideux encore dans un épisode qui décrit les pratiques d’exploitation de Fils-du-Diable-en-Personne. Cet homme promet aux filles de les aider à gagner la couronne de Miss Martinique, mais après le concours, il les mène derrière les bâtiments du port, où ses compères «attendaient leur tour de grimper sur le ventre nubile de la Miss ratée, moyennant un billet de mille francs» (285). Le rire rabelaisien se tait tout à fait ici, ou ailleurs quand le fossoyeur couli Ziguinote caresse le cadavre d’une femme tuée pendant les manifestations, et trouve son premier moment d’apaisement depuis quatre jours après avoir joui d’elle.

L’élément surajouté à l’activité érotique dans L’Allée des Soupirs, l’effet du grotesque, est ainsi l’inanimé (le plastique ou la mort), l’exploitation financière ou sexuelle, ou l’idéologie. Collé «de tout son corps tel un lézard-margouillat» (249) sur la vitrine des boutiques en face de son mannequin bien-aimé, le clown Cicéron Nestorin hurle au moment d’éjaculer: «Vive Schoelcher-er-er!» ou «Vive l’Abolition!» (249).(18) Le lien entre le sexe et la politique est fondamental à la Martinique, comme l’explique le dandy Dalmeida dans Le Nègre et l’amiral, premier roman en français de Confiant:

Ce petit pays […] cette peau de pistache sur l’Atlantique, a été tout entier construit sur la fornication. La relation esclavagiste a été fondamentalement axée sur le viol permanent des négresses et des mulâtresses par les maîtres blancs. Rien n’a changé aujourd’hui, mon vieux, nous avons intériorisé les phantasmes des békés.(19)

Dans le personnage de Henri Salin du Bercy, l’avatar de la classe békée dans L’Allée des Soupirs, on discerne l’érotisme hyperbolique, politique et amèrement comique du grotesque créole. Cet homme jouit presque du droit ius primae nocis du noble médiéval: «Le seigneur de Lareinty dévirgina de la sorte la plupart des capistrelles du Lamentin, de Trou-au-Chat, de Rivière-Salée et des alentours avec la bénédiction de leurs génitrices, assez fières de savoir qu’un jour elles pourraient promener un petit-fils à la peau sauvée de la noirceur» (64). Quelques détails intimes ajoutent des touches grotesques qui soulignent la nature idéologique de ces pratiques: Salin du Bercy exige que ses fillettes soient non-lavées et qu’elles sentent «la sueur à trois pas» (65); et, au moment de jouir, il brame «rituellement» «Mi an tjou’w! (Attrape!)» (121), la même chose qu’il crie quand il punit les coupeurs de canne dans ses champs. La dimension politique de l’acte sexuel est bien évidente aussi dans la haine ancestrale entre Salin du Bercy et le nègre-marron Petit Jules-César. Ce dernier, trahi par une femme, avait quitté l’habitation et fui vers les mornes, mais il garde des rapports semblables à ceux du maître avec les femmes qui y vivent. Un jour il surprend Salin du Bercy sur la grande route, et le tenant en joue, lui ordonne: «Du Bercy, je ne veux plus que tu touches à mes femmes. Plus jamais! Toutes les négresses, les mulâtresses, les chabines et les coulies de ce pays sont la propriété de Petit Jules-César et de lui seul» (68). Le béké doit accepter ces termes pour le moment, mais rompt sa parole et organise une poursuite nocturne du marron dans les mornes. Finalement, épuisés et seuls au fond de la forêt, loin de la civilisation, les deux se confrontent une deuxième fois. Au lieu de s’entre-tuer, ils éclatent de rire lorsque chacun reconnaît dans son ennemi traditionnel «un homme qui mérite le titre d’homme» (74). En fin de compte, en dépit de l’obsession érotique qui semble parcourir L’Allée des Soupirs, il est difficile de parler d’un «chant du koké».(20)Si le grotesque créole de Confiant révèle le rabaissement et le rire qui caractérisent le réalisme grotesque de Rabelais, il faut admettre que sa troisième qualité, l’excès joyeux et l’affirmation du corps, manque. L’éros est peut-être le moteur de l’histoire chez Confiant, mais il n’est pas son corps.

À la fin de L’Allée des Soupirs, Ancinelle Bertrand, déçue par l’échec des manifestations de décembre 1959, compare l’existence martiniquaise «à une tragédie grecque qui serait jouée par des clowns» (372). En effet, toutes les possibilités créées par «cette immense cacophonie de rires, de sang, de sueur» (378) se sont écroulées. En plus, les forces de l’opposition semblent définitivement dispersées: Chartier parti, Malaba disparu, monsieur Jean disgracié, le camarade Angel suicidé, Grands Z’Ongles pendu, Ancinelle l’épouse d’un fonctionnaire… À la conclusion du roman règne la voix du bourgeois gentilhomme Fréderic Saint-Amand, champion de l’assimilisme: «le général de Gaulle nous a promis, au Conseil Général, que la Martinique demeurerait jusqu’à l’éternité un ‘lambeau de la France palpitant sous d’autres cieux’» (404). Bref, défaite totale pour la révolution. Mais monsieur Jean voit les événements de décembre 1959 autrement: «c’est notre rire qui nous a une fois de plus sauvés» (371). Oui, sauvé, mais sauvé de quoi exactement? De la révolution même peut-être. Le rire créole parsème les textes de Confiant; ce rire est, pretend-il, un aspect essentiel de l’identité créole.(21) Finalement on se demande si la vision de révolution du camarade Angel n’a pas été elle-même victime du rire et du rabaissement du grotesque créole. Après tout, la Révolution n’est qu’une autre forme de ce discours officiel moqué par le grotesque; comme dit Jean-François Lyotard, la Révolution est le métarécit fondamental du dogme de notre temps, le Nationalisme. Le camarade Angel se tire une balle dans la tête parce qu’il n’a pas pu maîtriser, ou organiser, «l’errance et la folie» de la vie martiniquaise. En d’autres mots, il n’a pas pu imposer le schéma du métarécit sur toute l’énergie populaire déchaînée. La révolution à Fort-de-France en décembre 1959 a échoué, c’est-à-dire, elle a été postmoderne.(22) Le vrai meneur du jeu pendant les manifestations est Malaba, l’homme du peuple, l’homme de force et de tendresse qui ne vient de nulle part, qui n’a ni objectif ni position, et qui s’évanouit avec son tambour comme un fantôme; il est l’emblème de «la cacophonie créole» (379) que le discours officiel ne domptera jamais.

Le grotesque créole de Raphaël Confiant est donc la célébration de la cacophonie de la vie créole. On voit ce mode dans son langage (invention diglossique), dans sa structure narrative (manque de conséquence chronologique, polyfocalisation, hyperbolisme digressif) aussi bien que dans ses sujets et dans «l’ombre» idéologique de ses textes.(23)

On a remarqué que Confiant se tait curieusement sur le rôle de la politique dans la recherche de l’identité créole. Une lecture d’Eloge de la créolité, par exemple, donne l’impression que cette quête est entièrement individuelle ou psychologique, sans dimension collective ou politique. L’Allée des Soupirs montre que la vie débordera toujours les contraintes de l’idéologie. Ce refus de la politique est une autre forme du grotesque créole.

– Roy Chandler Caldwell, Jr.
St. Lawrence University


Notes:

1. A. James Arnold écrit que les romans des créolistes sont «idéologiquement surdéterminé» (ideologically overdetermined). «The Erotics of Colonialism in Contemporary French West Indian Literary Culture», New West Indian Guide 68,1-2 (1994): 19.  [retour au texte]
2. Richard D. E. Burton observe que tandis que l’écriture en créole se voit populiste, elle devient ironiquement élitiste dans ses effets. «Debrouya pa péché, or Il y a toujours moyen de moyenner: Patterns of Opposition in the Fiction of Patrick Chamoiseau»,Callaloo 16.2 (Printemps 1993): 478.  [retour au texte]
3. L’Allée des Soupirs (Paris: Grasset, 1994).  [retour au texte]
4. Edouard Glissant, Le Discours antillais (Paris: Seuil, 1981): 15.  [retour au texte]
5. «De la négritude à la créolité: éléments pour une approche comparée», Etudes françaises 28, 2-3 (1992-93): 36.  [retour au texte]
6. Ibid.  [retour au texte]
7. Mise en abyme est un terme attribué à André Gide pour désigner un blason qui contient un autre blason, La technique de la duplication intérieure devient importante pour les nouveaux romanciers français des années cinquante et soixante. Pour une discussion de cette technique, voir Jean Ricardou, Le Nouveau Roman (47-74), and Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire: Essai sur la mise en abyme (Paris: Seuil, 1977).  [retour au texte]
8. Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, traduit par Ulrich Weisstein (Bloomington: Indiana University Press, 1963): 19-24.  [retour au texte]
9. Victor Hugo, Préface à Cromwell. Théâtre complet (Paris: Gallimard, 1953): 409-454.  [retour au texte]
10. Kayser, 187.  [retour au texte]
11. La conclusion de Kayser: Le grotesque est «la tentative d’invoquer et de subjuguer les aspects démoniaques du monde» (188).  [retour au texte]
12. L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit par Andrée Robet (Paris: Gallimard, 1970): 27.  [retour au texte]
13. Ibid, 29.  [retour au texte]
14. Ibid, 308.  [retour au texte]
15. Ibid, 29.  [retour au texte]
16. Cet aspect des textes de Confiant a parfois troublé la critique, surtout la critique américaine. Voir Thomas C. Spear, «Review of Confiant, Bassin des ouragans, Commandeur du sucre, L’Allée des Soupirs», French Review 69, 6 (May 1996): 1060-1062.  [retour au texte]
17. Gargantua, chapitre 3, (Paris: Garnier Frères, 1962).  [retour au texte]
18. Cette anecdote se trouve aussi dans Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (Paris: Seuil, 1952): 51.  [retour au texte]
19. Le Nègre et l’amiral (Paris: Grasset, 1988): 91-92.  [retour au texte]
20. L’expression est employée par Chamoiseau pour indiquer une nouvelle direction pour la littérature antillaise, une littérature qu’il trouve «trop polémique, politique, didactique, faussement universaliste». Jack Corzani, «Solibo Magnifique», Antilla Spécial11, (Décembre 1988-1989): 31.  [retour au texte]
21. Dans un article sur Chamoiseau, Confiant écrit: «Messieurs et dames de la compagnie, respectons le rire, oui, car c’est lui qui a fait de nous un seul peuple et nous a aidés à traverser l’enfer». «Qui a tué Solibo Magnifique?» Antilla Spécial 11, (Décembre 1988-1989): 52-53.  [retour au texte]
22.  Lyotard remarque: «En simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘postmoderne’ l’incrédulité à l’égard des métarécits […]. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis». La Condition postmoderne (Paris: Minuit, 1979): 7-8.  [retour au texte]
23.  Dans Le Plaisir du texte (Paris: Seuil, 1973) Roland Barthes écrit: «Le texte a besoin de son ombre: cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet» (53).  [retour au texte]


Cet essai, « L’Allée des Soupirs, ou le grotesque créole de Raphaël Confiant », par Roy Chandler Caldwell, Jr., a été publié pour la première fois dans Francographies 8 (1999), pp. 59-70. C’est une version française de son article, « Creolité and Postcoloniality in Raphaël Confiant’s L’Allée des Soupirs », publié dans The French Review 73, 2 (December 1999), pp. 301-12.  Il est reproduit ici avec la permission de l’auteur et de la revue.

© 1999 SPFFA.  Reproduit avec l’autorisation de la Société des Professeurs Français et Francophones d’Amérique, P.O. Box 6641, Yorkville Finance Station, New York, NY 10128, U.S.A.;  © 2001 Île en île


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mis en ligne : 25 août 2001 ; mis à jour : 29 octobre 2020