Yanick Lahens, « Où va la nouvelle? » – Boutures 1.1

Boutures logo
Créations
vol. 1, nº 1, pages 4-7

 

Yanick Lahens vient de publier aux Éditions Mémoire son recueil de nouvelles, La petite corruption. La publication d’un ouvrage donne souvent lieu à une réflexion. La revue Boutures encourage particulièrement cette démarche critique, car en plus d’éclairer les textes, elle ouvre d’autres pistes.

Boutures – La nouvelle, comment en parler?

Yanick Lahens – La nouvelle est un genre qui a tout à la fois une fugacité, une force et une discrétion qui me plaisent. C’est un genre que j’aime.

B. – Quelles sont les exigences formelles de la nouvelle?

Y.L. – Sur le plan technique, la nouvelle répond aux exigences du temps court, contrairement au roman qui répond à celles du temps long. La construction de la nouvelle est donc particulière:

  • savoir amener le récit en peu de mots à son point d’intensité et à ses lieux de tension;
  • les nouer et les dénouer habilement dans la chute.

Disons que la nouvelle rejoint un peu l’art de la litote. Il s’agit d’arriver à créer une impression, un sentiment et même un univers, avec des moyens sommaires. Le poids des mots a peut-être dans la nouvelle une importance plus grande que dans le roman. Un mot de moins ou de plus peut tout faire basculer. L’harmonie peut être facilement rompue. Il y a moins de temps et d’espace de rattrapage que dans le roman. On peut ne pas réussir un, deux ou trois paragraphes d’un roman sans en compromettre l’harmonie, ce qui n’est pas le cas pour la nouvelle.

B. – Dans tes nouvelles, il n’y a pas un choix formel arrêté. L’écriture d’une nouvelle à l’autre n’est pas gérée de la même manière, et …

Y.L. – Je ne suis pas d’accord. Je crois avoir maintenu une rythmique à l’intérieur de chacune des nouvelles par un certain éclairage sur les personnages, un traitement de l’atmosphère qui nourrit une tension. je pense que l’unité se retrouve aussi au niveau thématique: la toile de fond du désastre est là. Elle apparaît seulement un peu moins dans des nouvelles comme Le pays d’eau et Une histoire américaine.

B. – Mais dans Le pays d’eau et dans Une histoire américaine, il y a deux manières nettement différentes, deux stratégies narratives…

Y.L. – Ces deux nouvelles présentent les seules parenthèses qui nous restent encore: le rêve et l’histoire d’amour. C’était comme si l’onirisme et l’amour prenaient pour un moment le pas sur le désastre. Car ces expériences ont toujours été de toute façon les seules réponses à la difficulté de vivre ou à la mort, la mort sociale, la mort politique mais d’abord la mort tout court qui habite tout écrivain en tant que hantise, interrogation ou fascination. Tout écrivain est fasciné par cet invisible, cette absence suprême du monde. Dans Le pays d’eau, le rêve touche à la fois un événement individuel et un fond archaïque, c’est-à-dire la manière dont tout un peuple gère son rapport à la mort. Ainsi, j’ai articulé en un même moment rêve individuel et ce qui relève plutôt de l’inconscient collectif. C’est ce qui me permet aussi de ne pas rentrer de plain-pied dans la religiosité ou l’ethnologie du vaudou et de situer le récit dans un espace onirique et cosmique. Pour Une histoire américaine, j’ai voulu peut-être rompre avec une certaine fermeture sur des personnages strictement haïtiens, et ouvrir dans un second temps la rencontre, le désir à un personnage non haïtien. Et aussi construire une fiction à partir d’une mémoire de l’histoire et d’une mémoire du corps comme si elles étaient imbriquées.

B. – Dans la construction des nouvelles, on sent une forte tendance visuelle, un affichage d’éléments d’ordre auditif et sensoriel qui placent le personnage dans sa vraie réalité. Peut-on dire que cette stratégie d’écriture relève d’un choix?

Y.L. – Absolument. C’est d’abord un parti pris d’écriture. Celui d’une volonté de rendre la force d’une atmosphère, la subtilité d’une situation, la magie d’une expérience. Établir ainsi avec le lecteur un type de communication sur un registre particulier, certainement loin de la démonstration, du «bruit et de la fureur», sans les masques dont nous nous affublons trop souvent en Haïti.

B. – La nouvelle, dès lors comme genre, serait-elle une sorte de pari?

Y.L. – Ce serait une sorte de pari. Pierre-Raymond Dumas a fait un excellent travail de compilation pour montrer combien ce genre avait été injustement oublié. Pour deux raisons qui tiennent au statut de la nouvelle et au statut de la narration en Haïti. Encore aujourd’hui, contrairement aux aires culturelles russes (je pense à Gogol), aux aires culturelles anglo-saxonnes (je pense à des maîtres du genre comme John Cheever ou Raymond Carver), la nouvelle n’a pas ses lettres de noblesse dans le monde francophone et surtout français. Je pense au succès des nouvelles d’un Christian Bobin en France.

Nous autres Haïtiens entretenons cette même réticence. Réticence que nous doublons d’une distance par rapport à la narration en tant que telle (en langue française et à l’écrit, j’entends). Mais il faut rappeler que la littérature haïtienne depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui est dominée par la poésie, contrairement à ce qui s’observe chez les écrivains haïtiens du dehors qui, depuis les années 70, s’affirment plutôt dans le roman. Néanmoins, ces derniers temps, on observe une tendance qui se dessine très timidement à l’intérieur.

B. – D’où vient cette perception que l’on a du récit en Haïti? La nouvelle est considérée comme un genre mineur.

Y.L. – Pour la nouvelle, cela tient aux quelques raisons que je viens d’exprimer mais il y en a d’autres valables d’abord pour le roman qui se recoupent ou se surajoutent, et je ne voudrais en donner rapidement que deux ou trois ici. Le roman comme la nouvelle sont des genres de la modernité contrairement à la poésie ou au théâtre qui sont plus archaïques (dans le sens d’ancienneté), plus proches de l’oralité aussi. Le roman suppose plus que la poésie et le théâtre le fonctionnement de l’institution littéraire et particulièrement de l’édition: on peut dactylographier et miméographier une plaquette de poésie à peu de frais, on peut ne jamais écrire l’ensemble d’une pièce de théâtre et la faire jouer. Ces cas de figure sont impossibles pour le roman.

Le roman comme la nouvelle supposent de plus une maîtrise de l’écrit, une alphabétisation sur grande échelle et une maîtrise de la lecture. Si la poésie qui est d’abord voix et chant est en «exil dans l’écriture», ce n’est pas le cas pour la nouvelle et le roman.

Jacques Stéphen Alexis analysait déjà le roman et la nouvelle à la fin des années 1950 en ces termes, et les données de ce point de vue n’ont pas beaucoup changé. Il parlait des romanciers comme des hirondelles qui annoncent le printemps.

Je voudrais ajouter une dernière chose, qui est à mon sens tout aussi fondamentale: le roman suppose qu’il y ait eu intégration de certaines valeurs de la modernité dont la tolérance, c’est-à-dire l’acceptation d’une individualité dans ce qu’elle a de plus irréductible, l’acceptation d’entrer dans un certain type de communication intersubjective.

B. – Faudrait-il (ré)évoluer la réception?

Y.L. – Effectivement. La poésie et le théâtre peuvent être entendus et reçus collectivement. Le protocole de réception du roman et de la nouvelle est différent. Puisqu’il se fait par le biais de la lecture silencieuse et individuelle. C’est tout un mode de vie. De plus, même si toute fiction est un leurre, il y a toujours une proposition donc un risque de mise à nu, d’affichage plus direct dans beaucoup de formes romanesques. Et ce risque est toujours très difficile dans une société de marronnage où tout se fait et se dit avec la logique du maquis, de la ruse et du «mèt dam». Il y a carrément des registres culturels de communication différents. Enfin, il suppose aussi la reconnaissance de la liberté de l’écrivain par rapport aux dogmes politiques, sociaux ou religieux. N’oubliez pas le sort qui est réservé aujourd’hui à Salman Rushdie par les intégristes islamistes. Ce n’est pas un hasard si le roman apparaît à un moment précis et dans des sociétés précises au début de ce qu’on appelle les Temps Modernes. C’est un long débat dont je n’indique ici que quelques éléments.

B. – Cette fausse perception du genre roman n’est-elle pas liée à ce que j’appellerais la mégalomanie haïtiana? Pourquoi alors le roman quand les faits et remous de la vie quotidienne sont encore plus poignants ou plus cocasses que ceux qu’on peut trouver du lieu de l’imaginaire? Je voudrais te dire: Et si Haïti nous était contée comme un roman?

Y.L. – Parce qu’effectivement ici plus qu’ailleurs, on a l’impression que tout se construit et surtout se défait en même temps. C’est peut-être cela la définition du chaos. Ici, on est donc toujours forcément plus qu’ailleurs peut-être en retard sur la vie, comme dirait René Char. Et c’est là que des genres comme le roman, la nouvelle ou le cinéma peuvent intervenir et permettre de saisir d’une autre façon cette temporalité. Ou le magma ne serait informe que d’apparence.

B. – Arrêtons-nous au cinéma! L’écrivain haïtien qui a joué le jeu jusqu’à ses limites, c’est Dany Laferrière. Dans certains de ses récits, Le goût des jeunes filles par exemple, on trouve intercalés des scénarios. L’appel à cette temporalité urbaine, vive et bigarrée qui correspond à cette américanité que l’on évoquait tantôt, est au coeur de La petite corruption.

Y.L. – Le désastre banal est un récit très cinématographique. Je l’ai écrit en voyant se dérouler des images dans ma tête comme dans un film, et j’ai soigné chaque scène en y mettant la force, la réflexion et le jeu avec les mots comme pour Le poids de la nuit. D’ailleurs deux des personnages dans cette nouvelle font référence au cinéma pour décrire leurs états d’âme. Pour La petite corruption, c’est encore un récit très visuel, ancré dans la réalité de nos adolescents d’aujourd’hui, toutes classes confondues: la rue, la voiture, la drogue. Il y a une perte évidente des anciens repères, une précarité extrême de l’entour et le mirage permanent d’un ailleurs inaccessible par la télévision, le cinéma, les magazines et les signes extérieurs de richesse de la grande corruption. C’est un mirage extrêmement dangereux. Ce qui donne pour résultat un espace faussement urbain, faussement moderne et complètement fracturé, sens dessus dessous. Comment renverser la vapeur et trouver des forces vives à partir du chaos? Je ne sais pas. La question reste pendante.

B. – En deçà de l’écriture en Haïti, il y a toujours le rêve prométhéen. Te situes-tu en dehors des clichés des grands récits à caractère messianique ou légitimatif dans lesquels l’écrivain se donne la bonne conscience des vigies?

Y.L. – C’est vrai, dans la tradition littéraire haïtienne, on rencontre des écrivains vigies. Pour ma part, je ne profère aucune parole définitive ou tranchée. Le blanc final est porteur de mes propres interrogations et qui sont certainement celles de beaucoup de lecteurs ou de lectrices. Ceci dit, sans utopie, le monde serait insupportable. Mais l’utopie ne doit jamais encombrer l’espace du récit. Le propre des utopies est de diviser le monde entre les bons et les méchants, le vrai et le faux. Il leur faut cette nette dichotomie pour exister. Or l’univers du roman et de la nouvelle nous apprend que le monde n’est pas en noir et blanc, que la vie est plus compliquée et plus subtile. D’ailleurs l’histoire de nos quinze dernières années nous l’a prouvé. L’utopie ne doit en aucun cas se substituer à l’imagination, à l’architecture d’un texte ou à un choix d’écriture. Mon utopie, aujourd’hui, je la situe dans cette part manquante que je cherche en creusant du plus près du réel, pour voir l’autre face: le silence qui voit naître ou mourir les mots.

B. – Il y a comme fondement de tes nouvelles l’hésitation, les zones grises. Je pense à ces espaces blancs que l’on repère dans les chutes. Je voudrais techniquement que tu m’en parles. Quelle est la fonction de cette chute finale, qui embraie souvent sur l’abstrait, sur l’indécis ou tout simplement sur l’envers des choses?

Y.L. – La nouvelle, comme je te disais tantôt, est une esthétique du temps court, et elle demande à être à la fois habilement ouverte et subtilement fermée, d’une certaine façon. C’est ce qui lui permet de vous saisir et qui fait que vous vous accrochez. D’un autre côté, on dit souvent que la nouvelle laisse le lecteur le souffle coupé ou sur sa faim. Tant mieux. Sa fonction essentielle est de renvoyer les mots au silence qui les a vus naître, et laisser ainsi le travail d’établissement au lecteur. C’est le versant qui la rend proche de la poésie. Or, la poésie est une haute forme de communication proche de ce silence dont je parlais plus haut. Et la poésie seule peut amener à cet autre versant du monde.

B. – Il y a une confusion dans la définition même de la nouvelle, les formes longues, le novela en exemple, les formes brèves et les genres annexes comme l’essai… Comment opérer le distingo?

Y.L. – La nouvelle est un genre versatile, multiforme, aussi difficile à cerner que le roman. On a commencé par la définir à partir du nombre de pages, ou même de lignes. Or la question est plus complexe. Autant les Latino-américains (Benedetti), les Slaves, les Russes (Gogol) écrivent des textes plus ou moins longs, autant certains Américains, minimalistes à l’extrême, écrivent des textes assez brefs (Carver, Cheever). Même la frontière avec le roman devient difficile à tracer quand un japonais comme Kawabata définit ce qu’il appelle le roman miniature. Il faudrait, je crois, aller chercher plutôt dans la plus ou moins grande concentration des ressources sur un ou des personnages, sur un ou des thèmes. Le roman laisse une très grande marge pour les digressions et les développements, la nouvelle, non. C’est la même différence entre l’architecture d’une maison et celle d’une pièce. Certains auteurs arrivent difficilement à brider leur élan pour donner la quintessence alors que d’autres, non. Et certains auteurs, selon leur inspiration, font les deux.

B. – L’écriture au féminin est l’une des récentes catégories du littéraire. Comment te considères-tu par rapport à l’écrit au féminin?

Y.L. – Je suis une femme dont l’une des passions est d’écrire. Je ne pense pas qu’écrire soit une activité sexuée. Néanmoins il est évident que tout ce qui a conditionné une femme (sur le plan social, symbolique, affectif, son éducation, son milieu) passe par son écriture, comme pour l’écriture d’un homme. J’entends écriture au sens de Barthes. Évidemment, chacun exerce sa liberté pour échapper à des conditionnements.

Dans Tante Résia et les dieux, certains de mes textes ont par exemple surpris. Des lecteurs m’ont dit: on dirait que Lessurvivants ou La ville ont été écrits par un homme. Il est difficile pour les gens de sortir des stéréotypes ou d’un certain horizon d’attente par rapport à une femme-écrivain. Moi j’estime qu’aucun thème ne peut être interdit à une femme qui écrit, sous prétexte qu’elle est une femme.

B. – De Tante Résia et les dieux à La petite corruption, comment te perçois-tu?

Y.L. – Je souhaite avoir progressé. De toute façon, je me suis sentie beaucoup plus libre. En écrivant ces nouvelles, je n’ai eu envie de prouver quoi que ce soit (tant sur le plan formel que thématique). J’avais plutôt envie de dire, de prendre des risques, de proposer un autre ton, une autre forme de plaisir au lecteur.

B. – Tu écris aussi des essais. Comment s’opère la démarcation entre l’imaginaire propre à la fiction et ce côté rationnel et pointilleux que l’on retrouve dans tes textes critiques?

Y.L.- On n’est jamais sollicité de la même façon. L’essai demande une démarche qui fait appel à la rigueur, à l’intellect tandis que pour la fiction, l’écrivain va chercher vers d’autres zones, celles de l’émotion, de l’imagination, de l’affect. Je dirais même que l’intellect, pour ce type de création, peut être un handicap. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut jamais le faire intervenir. Mais il peut gêner la création. Et là encore, un tel jugement demande à être nuancé. Des romanciers, surtout européens, nous ont habitués à des romans très intellectuels. L’essentiel, c’est de savoir bien créer un tout harmonieux, sans déséquilibres.

B. – Lodyans à l’haïtienne est-ce un genre?

Y.L. – Lodyans est à mon avis un genre littéraire en soi. Des écrivains haïtiens l’ont pratiqué avec succès, le plus connu d’entre eux est sans aucun doute Justin Lhérisson dans Zoune chez sa ninninne. L’essayiste Maximilien Laroche en a étudié les traits.

B. – Serait-ce une forme primitive du roman haïtien?

Y.L. – À mes yeux, il s’agit d’une forme proche de l’oralité et qui se situe donc dans une sorte de zone frontière. En lui, vous trouverez à la fois les éléments formels du récit oral créole et ceux de l’écrit français. Mais de l’écrit français haïtien, celui de l’époque de Justin Lhérisson. Ce n’est ni la langue d’Alexis ni celle de Roumain, nouvelliste, plus conforme au français standard.

B. – Tu parlais tantôt de communication. J’aimerais qu’on y revienne. En Haïti, on travaille très peu, malheureusement, sur la réception. Peux-tu nous parier de la communication auteur-lecteur?

Y.L. – Étant donné le statut de la langue française, celui de la littérature et de l’écrivain en Haïti, nous sommes souvent conditionnés par un modèle de communication biaisé dans lequel le rapport écrivain-lecteur est faussé.

L’écrivain est souvent là pour affirmer ses options politiques, prouver son haïtianité ou sa virtuosité technique, mais non point pour proposer quelque chose de l’ordre d’une vérité ou d’un risque. Nous sommes souvent dans l’ordre du marronnage, du masque de la projection et non dans celui de l’introspection. Ce type de communication ne rompt pas l’opacité que le lecteur et l’écrivain entretiennent sur eux-mêmes, or je pense que la littérature a, entre autres, pour fonction de faire reculer cette opacité.

B. – Dans Entre l’ancrage et la fuite, tu as souligné la précarité du statut d’écrivain en Haïti. Dix ans après, comment perçois-tu cette précarité?

Y.L. – Effectivement, j’ai abordé cet aspect, il y a dix ans. C’était une manière de questionner le statut ambigu de l’intellectuel et/ou de l’écrivain en Haïti. La situation n’a pas beaucoup changé. En général, on perçoit la précarité comme une affaire individuelle de salaire ou de compte en banque. Elle relève plutôt des structures et des institutions. L’État moderne repose sur un contrat, devant, en principe, garantir aux citoyens un certain nombre d’acquis et d’assurances. Or quand l’État a failli à sa mission et que la précarité touche aux institutions, nul n’est à l’abri de la précarité (riches, pauvres, alphabétisés ou non). Il faut donc aborder la question sous l’angle de l’absence d’infrastructures (hôpital, école, bibliothèque, université, salles de spectacle, espace public de jeux et de loisir…), et à un autre niveau, l’absence, par exemple, d’opinion publique, l’absence de garantie de l’habeas corpus (impunité – insécurité), de la liberté de « libre » réunion. Tout ceci fragilise les uns et les autres.

Mais si on en vient au cas de l’intellectuel et de l’écrivain, faute de structures de recherche organisées, le premier peut difficilement mener un travail d’envergure sur le temps long; le deuxième, faute d’institution littéraire, risque de réduire le monde à lui-même. Mais je vais apporter une nuance supplémentaire: si la précarité n’empêche pas l’émergence d’individualités, elle n’aide certainement pas à la reproduction suffisante d’intellectuels et d’écrivains pouvant constituer une sorte de masse critique, collectif suffisant en nombre et en qualité, capable d’infléchir le cours des choses. Je dirais que l’intellectuel comme l’écrivain sont des figures occidentales dans une société qui ne l’est pas à tous égards. Et cette réalité n’est pas propre à Haïti, elle est celle des pays de la périphérie. Et c’est ce statut ambigu qui doit résolument guider le mode d’inscription et d’ancrage de l’intellectuel ou de l’écrivain sans qu’il ait recours à des masques, par peur de se voir tel qu’il est.

B. – De plus en plus, en Haïti, les femmes se mettent à l’écriture. Peut-on, en isolant le corpus des femmes écrivaines, parler d’une écriture au féminin?

Y.L. – Il faut dire que les femmes en Haïti ont toujours écrit. Disons qu’aujourd’hui, on accorde une plus grande attention à leur production parce que, d’une part, dans d’autres domaines, elles se sont affirmées, elles ont imposé un autre regard sur elles et que, d’autre part, leurs oeuvres ont gagné en qualité dans la mesure où le regard qu’elles portent sur elles-mêmes s’est aussi modifié et a gagné en assurance.

Et aujourd’hui, en ces temps de grande morosité, il est assez réconfortant de constater que des femmes essaient de nous maintenir la tête hors de l’eau, de dire à leur façon le monde et de le proposer aux lecteurs. Kettly Mars, Margaret Papillon, Évelyne Trouillot, J.J. Dominique, Lilas Desquiron, Yanick Jean et moi, nous appartenons à une génération qui a quarante ans et plus. Nous ne sommes plus de jeunes écrivains. Nous avons pris la relève des générations qui nous ont précédées (Paulette Poujol-Oriol, Marie-Thérèse Colimon Hall, Madeleine Gardiner…). Nous devrions déjà être attentives à notre propre relève. Et l’espoir, il se trouve déjà chez des poétesses comme Farah Martine Lhérisson, Emmelie Prophète et chez une jeune romancière, Jessica Fièvre. Il est à souligner la diversité des talents et des tempéraments des femmes-écrivains.

Et puis, en dehors d’Haïti, on peut citer certains cas particuliers comme les romancières Edwidge Danticat et Micheline Dusseck, la première écrivant en anglais et la seconde, en espagnol. Il faudrait qu’il y ait de plus en plus de femmes qui font de la littérature une exigence et qui osent. Il n’est pas facile pour une femme dans notre société d’écrire, d’écrire vraiment, je veux dire au-delà d’un certain conformisme de la langue, des thèmes et de la société.

(Propos recueillis par Rodney Saint-Éloi)

bout

Retour:

Boutures logo

flèche gauche flèche droite

/lahens-ou-va-la-nouvelle/

mis en ligne : 24 mars 2001 ; mis à jour : 17 octobre 2020