Nicolas Kurtovitch, « Les invisibles »

Les invisibles

La terre est le lieu
la terre est le sol
lieu sans surface
poussières aux lèvres

le sol porte les hommes d’ici
en grains parmi la multitude
roulés au cœur de la dune de sable
une vague irrésistible poursuit sa course
j’entends à peine leurs voix
seuls leurs souffles sur mon visage
disent une présence

mais dans chaque arbre heurté
il y a totems dressés contre l’histoire
lorsqu’au trait de l’écorce
reposent leurs visages

la rive porte des piliers par centaines
nus ou vêtus de noir et de pâles coquilles
ils tiennent un pont surgi d’une volonté nouvelle
soldats intrépides invincibles foules effrontées

au fond des yeux sans paupières
sur la peau de corps immobiles
dans le silence de lèvres asséchées
gisent forêts et prairies hivers et étés
femmes et enfants disparus un à un
colonnes de fumées buchers et sacrifices
sentiers enfouis rêves muets
où êtes-vous invisibles rouges-habitants de l’Amérique
sous nos pieds
sous nos pas
les pas des invisibles traversent le temps
aux côtés des bottes des roues ils
tracent les chemins devenus poussières
par la salive et le chant par le vent
les pas des invisibles portent nos pas

je m’éveillerai et entrerai dans le rêve
je vous verrai marcher je vous entendrai
dans l’impossible silence nommer ceci jour
ceci nuit l’avant et le présent l’empreinte
du maelstrom des pas sur vos chemins

le sol bouge
grondent sous le sol
pierres et rivières souterraines
ce qui se déplace ne se voit pas
ceux qui chantent on ne les entend pas
seul nous parvient le chaos de leur absence
ils ont beau gesticuler pleurer prier
parcourir les terrains par les anciennes pistes
ils interpellent les bêtes sauvages
dieux démons
qu’à leur côté ils se révoltent
ou piétinent à la nuit les routes droites
barrières et palissades
dressées travers la montagne
rien n’y fait
rien
invisibles ils demeurent
par la vapeur d’eau
la brume de ce matin
se dessinent sur les piliers du port
leurs visages
par milliers nous donnent rendez-vous
les corps aux interstices des bois
lézardes failles et faiblesses branches tordues
résistent aux marées

une ombre
se glisse à l’aplomb du gratte-ciel
une voix s’affranchit
déploie son chant de mort
alentour la chapelle Saint Paul
Manhattan
je marche entre pierres tombales
et mémoires
les âmes des anciens se tiennent au cœur de la ville
les cris des contemporains se perdent s’échappent
à leur tours indistincts
acier sur ciment chairs ou eaux noires après la digue
les âmes des morts d’aujourd’hui se tiennent au cœur de la ville
les oiseaux aux noms inconnus
se posent sur les pierres tombales
je devine à leurs cris la nuit guidera nos corps
radeaux aux défis des torrents jadis maitres de Manhattan

J’entends et je vois je sens j’aspire j’étreins
d’un grand amour
ces femmes aux bras des hommes
ces enfants émerveillés de la rue
un chant s’élève du sol s’allonge au pied de la ville
inattendu il accompagne le clapot
les ponts de bois de pierre de fer de fleurs
passés présents
aujourd’hui d’un seul élan malgré la rouille
s’élancent la vie se construit au pas des inaudibles
les rues une à une numéros je les énonce et affirme
ce n’est pas moi qui marche à la rue
la rue vient à moi
elle d’un seul élan me prend
elle, elle trace mon pas
et décide de ce que la vie m’offre

c’est elle qui dicte le temps passé à recevoir ses propres odeurs et parfums de la rue
joies et espérances puanteurs ou misères
longues heures par trottoirs et portion en terre
à recevoir d’elle ce qu’elle sait de la vie réelle
la vie de ceux qui aiment avec passion et jamais n’oublie
la rue porte la lumière quoi qu’il en soit

une porte s’ouvre une autre se ferme
un coin d’ardoise s’ouvre au soleil
un carrefour nous ouvre aux vents
et là, du néant un visage réapparait
il faut l’accepter et l’aimer comme autrefois
et là, un musicien se présente avec son espoir
le porter cet espoir, il est le message du ciel
le silence se fait une courte place
entre deux sirènes des urgences
il suffit donc de ces courtes illuminations
pour entendre en soi la voix de la compassion
au sein de cette fulgurance soudaines
aimer à haute voix
les êtres que l’on aime

ne demeurent identiques ni les passants
ni les regards sur nous de ceux qui s’attardent
les uns de quelques pas rapides se sont éloignés à jamais
les regards eux, ont transformé mon propre regard
en une balade autour des rochers qui occupent ma vie

une interrogation jamais interrompue
de ce que fut l’enfance et l’amour des siens
reprendre peut-être une déambulation
où s’installe
la paix promise à celui qui s’y abandonne.

il y a le matin tôt, d’une fin d’hiver
il y a ce soleil dissimulé derrière nuages gris et fumées
il y a tout dans ces rues à la fois nouvelles, anciennes
leurs vies rejoignent la mienne
ici ailleurs où je suis passé
un père conduit ses enfants à l’école
une maman conduit sa très jeune fille à l’école
là, tout demeure simple et facile
regards baisers
les doigts courent sur la peau du visage
regards sourires
suivent la course des petits sous une petite pluie
« restons quelques minutes dans les bras l’un de l’autre »
se dit, espérant retarder la séparation ce couple à la gare
et où vont les conduire leurs rues qui se séparent ?

au coin d’une autre rue deux jeunes enfants endormis sur le pavé
visages rayonnants et apaisés elles n’ont sur ce trottoir sale
que la jupe épaisse de leur mère
pour se protéger du froid et des regards
un temps une journée prendre ce qu’elle offre cette vie que nous n’avons pas choisie

un vent froid s’est abattu ce matin sur la ville
une pluie trop légère pour durer m’a réveillé
je me tiens de chaque côté du jour
habitant autant l’eau que le vent
à l’écoute des pas nocturnes

a l’écoute des courses du jour
guettant le souffle de chacun guettant le cri de chacun
lorsque plus rien ne fait obstacle
cela sera en moi digéré offrant à mon corps maigre
la vie intense de la rue

pas de brillant soleil
pas de chant d’oiseau la porte franchie
pas grand-chose sur quoi attarder mon attention
je vais m’assoir contre le parapet du pont ancien
ou gravir les marches interminables de ce quartier nouveau
une fois atteinte la plate-forme en haut
assis quelque part je regarderai passer sur le fleuve
anonymes péniches et anonymes sportifs
levant les yeux d’en bas vous ne me verrez pas
je ne serez pas vraiment présent

ce matin j’irai ailleurs où un sourire me comble de joie
lorsque ce jour finira nous irons vivre une nouvelle existence

j’entends l’impossible silence de cette rue
je vois l’inattendue et invisible peinture au mur
je frôle les corps fuyants bousculés par paquets
et j’imagine ces futurs tant espérés
la vie les amours inexprimés
ces voix mises à nues
ces âmes abandonnées reflétant la peur du monde
au point de se dissimuler d’un masque transparent
laissent une peau si fine
que s’y reflète mon visage.
le chemin s’est vu encombré de mauvaises pierres
de méchantes racines
bientôt mon pas ne sera qu’une hésitation
comment survivre à cela
dehors qu’y a-t-il air soleil patience
un court chemin de terre s’élance au bord de l’eau
dans ce silence une barque
j’irai bientôt entendre la musique des rames

appuyé du dos contre un arbre
au tronc plus dépouillé qu’il ne faut
sans y prendre garde je suis des yeux
ces gens résolus aller jusqu’à la bouche de métro
ils y disparaissent chacun leur tour

cet homme
l’air absent un pas un autre
à qui cette fois va-t-il mendier une pièce
cet homme invisible
mal fagoté aux dents déchaussées à peine debout
il me poursuit quatre rues à la suite
je dois lui passer une pièce

quitter la brume, brume poussière et débris
par un tunnel jusqu’aux arbres rabougris
mais plein de soleil

l’eau plate avance à petits coups
jusqu’à heurter en silence la maison qui n’est plus
habitée sinon d’herbes sauvages

dormir pourquoi n’est-ce pas possible
si seulement la pluie s’arrêtait et le froid et la faim et la peur

suivre la berge me dit-on
jusque là-bas la porte bleue
mais la boue sur la berge me retient
elles viendront avant dix-neuf heures
dehors le froid intense fait de l’attente un cauchemar
malgré ta présence mon ami

ils se connaissent
se saluent au café
petit matin froid intense
puis se séparent
leurs pensées déjà bien loin

je regarde par la fenêtre
depuis là où assis sur la chaise je lisais
je vois le temps avançait au rythme des petits chiens tenus en laisse

un gamin hurle
un autre plus âgé peut-être sorti de l’asile
étend son bras rigolard arrête le passant pour un rien
il ne sent pas la pluie sur son visage
est-ce la pluie que j’entends
de la clarté de la lune demeure le souffle du vent
autrefois il me portait jusque la maison
ce reflet après la pluie sur les branches embrumées
est-ce ton souvenir homme rouge dissimulé au hasard des rues
le nez à la fenêtre j’admire le vent
et les grosses feuilles qu’il bouscule
il n’a que trois cordes et un archet
le musicien vietnamien âgé les yeux fermés
la rue se change en rivière

la journée entière en face du musicien
le bricoleur plie son fil de fer en une série de figurines
quelques pièces trainent au sol

J’ai rêvé la nuit dernière
de forêts et de collines d’ours et de renards
de sentiers tout juste tracés
de formidables vagues sur les côtes rocheuses
j’ai dans ce rêve entendu
les multiples chants de multiples oiseaux
et l’appel du chasseur invisible
à l’âme de son gibier
invisible
je l’ai entendu

au bord de l’étang tables avec joueurs de cartes
d’étranges larmes trouvent un surprenant chemin jusque mes yeux
dans Central Park bouquets sauvages de fleurs jaunes et mauves
réunies
ces couleurs à leur tour provoquent des pleurs surprenants
de ces peintres je me sens proche eux aussi sont invisibles
deux barques à peine glissent sur l’eau froide
la rivière aux rives sèches n’accepte pas leurs présences
les pêcheurs le savent
sous le tablier du pont monstrueux ils choisissent de disparaître

pas une seule fois leurs visages n’ont été visibles
ni leurs voix n’ont été audibles aux travers du train
tambours et piétinements je les devine au lieu de les entendre
rien ils sont des disparus à jamais absents de ces routes
du Nord-Est bouché aux arbres rabougris à la terre grise
odeurs du lac de pneus usagés rouilles et abandons
alentours passent sous les branches des eaux limpides
sur lesquelles naviguent ombres de canoés ou reflets de trahisons
entre souches et tas de cailloux l’allure du train
Southbend-Chicago
elle convient au voyage de retour dormir puis contempler
un paysage de bois et de fermes l’allure du train sera
comme une marche en Montagne Froide pourquoi pas

j’ai entendu la voix des cimetières
des cimetières sous-marins peut-être
lorsqu’elle flottent au grès des vents des Grands Lacs
elles étaient assourdissantes
annonçant formes de vies nouvelles tel un impératif
au cours du périple
sache bien me dit-elle
j’aimais ce qui était
j’aimais le ciel la terre les vents
j’aimais la prairie les montagnes le froid et le chaud
je désirai m’étendre attendre leurs venues espérer leurs baisers
je souhaitai avant tout mourir là
et voilà ce que je laisse en héritage inacceptable
alors que de honte je me dissimule
mais tu devais savoir avant d’aimer à ton tour
il se trouve au bord du trottoir un musicien sans nom
il chante à l’adresse du passant il chante
va par-delà
rues et traverses
prends l’envol du matin
c’est ce que me dit la voix venue des temps de notre absence
va suit le souffle du seul esprit
va par-delà l’abondance suivre l’absence
va
mon cœur futur est infini me dit-on
traverse tes hésitations
et la ville par sa rue avalera ton être serein
alors passeront sous mon nez mendiants et abandonnés
souffles insupportables ou souhaits de mort
espoirs d’ailleurs et d’ivresse
ou traversées de drogues et d’échappées
va dans la lumière éteinte
car rien autant que ton désir ne peut ouvrir le corps
prends le chant du matin pour tien
rien
autour de toi ne peut te tenir rivé à ce pauvre monde
l’abandon de l’autre façade garde le pourtour du chemin en ombre
et te laisse en un cœur simple saisi par  l’ « ALLEZ ! »
une injonction
leur vie est encore avec nous

c’est en flottant en eaux et nuages
que tu iras détaché des liens du sang et de la chaire
être en vivant avec l’espace devant toi
en cet instant ciel et terre confondus
la voix se tait au bout de quelque pas
des corps se heurtent
sans ralentir leur course qui m’est étrangère
car j’aime ce que j’entends j’aime ce que je vois
les visages de pierre et de bois se dressent
ils m’adressent un salut
ils m’adressent une prière
ils me disent l’oublie
je vais aligner mille pas de plus
sous une pluie sale tombant des grottes du ciel
sueurs et larmes ou échos dans le ciel
je vais écouter chaque goutte heurter la chair de mon visage
rebondit sur le pavé je vais la suivre lorsqu’elle se ruera
depuis mon pieds jusqu’au caniveau
de là vers la rue de celle-ci à cette autre là
et cette autre encore nommée d’un nom belliqueux
la rivière va la digérer plus rien ne sera comme avant
disent les visages burinés

si la pluie tombant sur ces pierres carrées
alignées comme soldats avant l’assaut
ne réveille pas les morts ne relève pas l’herbe écrasée
sous pas de fantassins et roues cerclées d’acier
si cette pluie ne pénètre pas le cœur de la ville
ils seront définitivement rochers et souches grises
et seuls leurs enfants parmi la multitude entendront
leurs chants posés aux murmures du soir quand
la certitude de la nuit vient réjouir les évadés.

San Francisco – New York – Chicago – Southbend
octobre 2016

 


« Les invisibles », poème de Nicolas Kurtovitch publié pour la première fois dans son recueil, L’amour des gens aux Éditions Vents d’ailleurs en 2018 (pages 13 à 25) est offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteur.

© 2018 Nicolas Kurtovitch


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mis en ligne : 15 janvier 2021 ; mis à jour : 15 janvier 2021