Kiskeya, l’île mystérieuse – Frankétienne


Invité : Frankétienne, écrivain, artiste, pédagogue, chanteur, comédien…

Livres présentés à la caméra en cours d’émission : Mûr à crever (1968), Fleurs d’insomnie (1986), L‘Amérique saigne (Gun blesse America, 1995), Miraculeuse (2003), Ultravocal ([1972], 2004), Brèche ardente (2005), La Diluvienne (2006), Galaxie Chaos-Babel (2006), Melovivi ou le piège – suivi de Brèche ardente (2010).

    • 0:25 – Présentation et bienvenue. La place de Dieu dans sa création. Années jeunesse, dont 1967 à 69. Athéisme relatif jusqu’à Dieu. Jansénisme. Les jésuites. La fécondité de la douleur. Solitude, souffrance, ne connaît pas la joie. Père sans démonstrations de tendresse et épouse admirable plus de 43 ans – Mûr à crever (début du spiralisme)sa première lectrice. Sauvé du Communisme, rejet des supercheries du Secrétaire Général. Enfant de chœur, baptiste, adventiste.
      La Bible – Début d’introspection, réactualisation de sa position, se démarque du XVIIIe siècle.
    • 5:15 – Voltaire, Rousseau, Diderot… Suprématie de la pensée coupée.
      Chanteur (ténor), écrivain, pédagogue, artiste de la plastique, homme de théâtre et acteur (one man show) : Dédoublement, transes. Conférencier. Il sent profondément une présence divine. Le corps devient infatigable, chant, écriture, etc. Présence/Absence conjuguées. Il est Dieu et homme. Ubiquité/dualité, sublimation divine.
    • 08:20 – Infatigabilité du corps lors de l’écriture, chant, peinture, etc. Présence/Absence conjuguées. Divin/Humain confondus. Visite d’un monastère en Asie. Débordement d’amour dans ses œuvres : son énergie de vie. Don total. Énergie positive et affrontement de l’insupportable. Le refus, la demande de pardon. Cancer de la prostate. Il a senti la protection réelle des boucliers de Dieu.
    • 13:18 – Incongruité de comparaison avec Pollock – Pas d’abstraction, du pictural. Méconnaissance des musées sous Duvalier. 1967/1968, grand consommateur de cinéma. Contact avec la peinture par les revues d’art, Le Courrier des arts, par le groupe Haïti Littérature, dont Philoctète, Morisseau, Davertige, Lazard, Roy, par la Galerie Brochette à Carrefour… Premiers voyages à 51 ans. Au WhitneyMuseum à New York : déclic, choc devant Pollock, foisonnement des entrelacs… Nombreux pays visités, puis retour en Haïti. Peinture influencée, mais personnelle. La Diluvienne.
    • 18:15 – Sept années de tâtonnements avant l’éclosion. Depuis une vingtaine d’années, il est Frankétienne.
    • 19:14 – De la violence à la colère et désir de rompre. Rencontre divers peintres, artistes, auteurs. Depuis les XVIIe et XIXe siècles, l’œuvre d’art a été consacrée ; au XXe elle est devenue une valeur marchande, actuellement spéculative. L’œuvre d’art est viscérale, liée aux événements (dont Duvalier). Colère et violence, rage.
      Originalité des débuts. 1972/1982 – la Zombification, êtres démembrés, déshumanisés, dégâts de la dictature. Malgré les voyages, la récurrence de la violence qui parfois transparaît. « Je suis violent même avec moi-même ».
    • 22:57 – Période d’attente puis vient l’écriture. « Enfin je suis bien ». Sérénité latente enfin exprimée et développement de sa poésie.
    • 25:19 – Les rhizomes qui forment un faisceau : on produit avec ses tripes, ses viscères, alchimie de la douleur de la souffrance. Rimbaud.
      Création : musique, plastique en mouvement. Répercussion sur sa vie familiale ; à 15 ans le Jansénisme : fécondité de la douleur. Incapacité à donner de la joie à ses enfants. Marié plus de 43 ans. Mûr à crever. Ultravocal.
    • 30:38 – Frankétienne tout comme Trouillot n’aiment pas conseiller les plus jeunes.
    • Il ne faut pas fragmenter : littérature, peinture, danse, poésie ; l’écriture doit être la symbiose de l’esthétique, éthique, idéologie, politique, soi-même et les autres, où les émotions se chevauchent en une « altérité féconde ». La vie n’est pas fragmentée. Dialogue entre le lecteur ou regardeur.

Frankétienne

  • 32:37 – Son prochain livre : La Magicriture.
  • 33:11 – Visionnaire : L’Amérique saigne (Gun blesse America) en collaboration avec Claude Dambreville : sur l’actualité macabre acceptée. Violence, terreur, meurtres… La désespérance générale : En Haïti, développé dans le vaudou et les Lakou. Souffrance depuis l’esclavage, sans résignation, ni de résilience, le peuple a une attitude philosophique devant l’adversité. Allusion au Taoïsme. Brèche ardente : Peinture écriture – Projection dans un imaginaire éclaté dans les racines de l’art haïtien.Opulence de l’art haïtien. Arraché monstrueusement de l’Afrique vers l’Amérique, après avoir été enfermé dans une cale, habitués aux grands espaces et à la nature, un peuple illettré se retrouve à Saint-Domingue, simple « marchandise », dans un pays de montagnes abruptes aux étroites vallées, aux horizons enfermés. Besoin de liberté décuplé. Le peuple (majoritairement paysan) au travers du vaudou s’est structuré dans l’imaginaire. Malgré les bouleversements politiques désastreux, pendant plusieurs siècles.
  • 42:10 – Au début du XVIIIe siècle, pas d’hôpitaux, pas d’universités, pour « La masse paysanne détentrice de ce patrimoine ». Pas de culture, pas de lumière, pas de fenêtre ouverte sur l’avenir ou l’espoir libre. Le monde imaginaire est là et ailleurs. La Diluvienne. Il sera sauvé par sa création et son imagination.
  • 45:30 – L’universel : Artiste connu et reconnu internationalement. Honneurs et décorations multiples. Notoriété. Il se lit comme une Bible – Fleurs d’insomnie. Prose poétique mise en parallèle avec Les Chants de Maldoror de Lautréamont. Dans la vie il n’y a pas de séparation, pas de fragmentation : Blancs/Noirs ; Haut/Bas ; Ici/Ailleurs… physique Kantique, ou d’Einstein, nous formons un tout, tout est relié – visible ou invisible.
  • 50:50 – La Spirale lui a permis de se démarquer d’Édouard Glissant qu’il honore. Ultravocal. Les séparations sont factices. Le 11 septembre 2001 à New York : répercussions aux pôles par les appareils de mesure du champ magnétique.
  • 54:31 – Exploitation du malheur. Éventuel futur Nobel dû à sa notoriété, aux démarches d’universités étrangères dont du Japon, Bordeaux, Liverpool, Columbia, New York-Syracuse. la francophonie, l’UNESCO, etc. C’est son souhait et son désir, afin de rendre hommage par son intermédiaire, à Haïti et notamment ses écrivains.


Invité : Frankétienne, poète, peintre, écrivain, dramaturge…

  • 00:00 – Voyage avec Frankétienne à travers les mots. Livres présentés en cours d’émission : Visa pour la lumière (Spirale poétique, 2010) et Rapjazz, journal d’un paria (1999, 2011). Érotisme des textes ou un homme pudique ?
  • 01:30 – Dimension érotique subtile dans l’écriture. Selon Guattari, l’homme est une machine désirante ; pour Nietzsche, le désir représente l’énergie qui crée, la volonté de puissance reliée à la force du désir. Pour Frankétienne, quand le désir s’humanise, il devient divin. Le désir est l’expression de l’être profond, nous rend nus.
  • 07:00 – Écrire dans les deux langues, le français de l’emprunt et l’haïtien (le créole). Extrait de Rapjazz, une poésie entre les deux langues. Compatibilité entre le rap et le jazz. La scansion des mots du rap, et les variations dans le jazz. La mélopée du blues, l’improvisation du jazz. La beauté de la tristesse et de la douleur.
  • 10:20 – La turbulence et la folie chez Frankétienne ? D’autres écrivains sont préoccupés par l’événement, l’anecdote, le récit. Frankétienne met plutôt le mot au centre de l’écriture : le son, la vibration qui crée l’harmonie. Le mot comme une particule d’énergie sensuelle.
  • 13:06 – La cacophonie, la sensualité du dire. Écrivain d’érotisme ? Dans Adjanoumelezo, il n’y a pas de pudeur. C’est un livre guédé, traversé par le dire des lwa. Un livre subversif. Les dieux guédés se manifestent le 2 novembre. Pendant une cérémonie pour Ogoun ferraille, par exemple, dieu de la guerre, si un lwa rada, plus calme, se manifeste, le hougan (ou la mambo) doit s’arranger pour chasser le dieu guédé qui arrive comme un trouble-fête ! La langue guédée, condamnée par les « gens de bien ». Il faudrait parler d’Adjanoumelezo, livre de 700 pages, une contre-spirale car il représente le chaos absolu, le « zo » est l’absolu (mele zo, kase zo, woule zo, boule zo). « Adjanoumele » renvoie à la danse des sociétés secrètes où les gens se dévoilent.
  • 18:05 – Extrait de Rapjazz ; écriture chaotique ? Il montre la violence, les atrocités de la vie : tremblements de terre, tsunami, épidémies, virus, chikungunya, ebola… La violence est dans la nature, dans la vie, dans l’amour. La naissance, c’est la première rupture – caselezo –, la première grande souffrance.
  • 23:50 – Dans Gun Blesse America, écrit avec Dambreville, « ce n’est pas la mort qui est terrible ; c’est la vie qui est féroce ». La mort est douce. Même pour les personnes fortunées, la vie reste un champ où la violence occupe la majeure partie de l’espace. Nous essayons de contourner l’insupportable. Les créateurs sont des alchimistes qui transforment la douleur et la blessure.
  • 25:38 – Les catharsis sont nombreuses chez Frankétienne (écrivain, poète, dramaturge, musicien, chanteur, peintre) ? Ce sont des espaces pour le créateur de se retrouver et de retrouver l’Autre. Chez les croyants, on appelle Dieu « le créateur ». Les artistes expriment la puissance du divin. Même atteints de « la débilité » d’athéisme, les créateurs font traduire par la transformation cette énergie divine. Dans le domaine de la religiosité, Dieu est partout, omnipotent, omniscient, même à travers l’invisible. Il n’y a pas de vide.
  • 30:50 – La magie dans la création ? Une manifestation subtile de l’insaisissable, appréhendée par l’imaginaire. On devient Dieu au moment où l’on produit. La conscience, mobile et immobile… C’est le vertige qui nous projette dans la zone lumineuse ou dans le labyrinthe. Quand le créateur entre dans le dire ou le son majeur – la transe – on frôle l’anomalie. La lucidité te rend esclave du quotidien normal. L’écrivain qui regarde passer l’oiseau ne voit pas l’oiseau, mais l’essence du vol. La sensibilité est au premier degré. La recherche scientifique est axée sur cette sensibilité poétique : la science et la poésie se retrouvent. La poésie constitue l’art majeur et l’essence fondamentale qui donnent à une oeuvre la chance de traverser le temps. Sans poésie, il n’y a plus rien.
  • 38:50 – Extrait de Visa pour la lumière. Poésies violentes (Nietzsche, Magloire-Saint-Aude…) : il y a un élan indispensable. La transcendance de la terreur et de la violence. Dieu aurait dit, « je me suis fait homme pour connaître tes douleurs et savoir les limites de tes souffrances ». La supplice atroce de la crucifixion mène à la transfiguration, l’exaltation de la lumière. Les artistes qui utilisent l’humour comme détour pour ne pas faire face à cette douleur de créer. La création se nourrit de douleur, c’est-à-dire, de vie. Le paradoxe incontournable entre la douleur et la jubilation : nous sommes des schizophrènes. Dans tout ce que nous vivons, il y a le paradoxe.
  • 46:05 – Refus de se soumettre aux règles pour en faire un écrivain facile. Pourtant, enseigné et traduit (Mur à crever, traduit en anglais et en espagnol, texte qui a énervé Duvalier). Le temps est insaisissable. Il n’y a ni temps ni espace : ils se conjuguent, se mêlent. Nous vivons dans un univers de mystère et d’énergie. Que représente une immense fortune à côté de l’amour, du rejet, de la haine ou d’un simple mal de tête ?
  • 54:00 – Malgré toutes les vicissitudes, l’amitié existe. L’explosion de partage inouï. Le paradoxe des opposés. Frôler la divine magie de la vie, même si pas parvenu à évacuer la douleur, la violence ou la terreur. Dans l’esthétique de la spirale, tout s’entremêle. La cacophonie est une chaos-phonie.
  • 1:01:43 – Ses textes sont une expression de chaos-phonie. Écriture prémonitoire ? L’imaginaire – comme l’univers – en expansion. De cette floperie de déblosailles (bêtises) commises dans sa jeunesse, il est devenu un autre être. Un trésor national.

Frankétienne

Frankétienne

Théard, Marie-Alice. Kiskeya, l’île mystérieuse. Canal Bleu (chaîne 38), Haïti.
Deux entretiens avec Frankétienne : du 3 mars 2013 (61 minutes) et du 26 octobre 2014 (67 minutes).
Mise en ligne sur YouTube le 2 octobre 2014 et le 24 juin 2015.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

Les entretiens sélectionnés de l’émission KISKEYA, l’île mystérieuse sont généreusement offerts au public d’Île en île par Marie-Alice Théard.

© 2013-2014 Marie-Alice Théard / Canal Bleu


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mis en ligne : 2 octobre 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020