Kettly Mars, La dernière part de pureté

(extrait)

J’entends le frou-frou du vent à travers les grands arbres du jardin, les pas pressés des travailleurs rentrant chez eux, le craquement des toitures en tôle du quartier qui se refroidissent une fois le soleil penché vers la mer. Les teintes du couchant dansent un ballet horizontal avant de disparaître, aspirées par la mer. Cette brise caressante qui déride l’heure vient de la mer, je le sais, je le sens, en me concentrant un peu je peux même entendre le cri lointain des goélands qui frôlent de leur vol puissant les hautes vagues à Arcachon. Je m’imagine aussi le bord de mer au bas de la ville, le quai Colomb où j’aime parfois me promener seul quand me prennent des envies de grand large. Tous ces bruits proches et lointains, enveloppés des couleurs brûlées du crépuscule trouvent leur écho en moi et soulèvent une douce résonance qui me rassure en mettant des balises dans mon existence. Car des fois j’en oublie ma propre identité. Je me suis composé tant de personnages, inventé tant de biographies qu’il m’arrive de me perdre dans le labyrinthe des dizaines de Rico L’Hermitte que j’ai créées de toutes pièces.

Après la rupture avec le Colonel vint un temps de dérive. Désarçonné d’avoir perdu la protection de mon mentor, je ne savais comment vivre, comment voler de mes propres ailes. Je n’ai plus revu Kétina. Mon attirance envers elle disparut avec l’amitié du Colonel. Je me rendis vite compte que mon engouement pour cette fille n’était au fond conditionné que par la coloration perverse que lui donnait mon maître. Finis la promiscuité et le vice, fini l’intérêt. Oui… il avait réussi à faire de moi un beau salaud, le Colonel. Mais la vie continuait… ma majorité approchait à grands pas, sonnant le glas de mon allocation de pensionnaire de l’état. Je ne pouvais plus compter que sur moi-même.

La providence me sourit en la personne d’une dame chez qui ma logeuse me pria de récupérer un paquet arrivé pour elle des États-Unis. Madame Elise G…, une veuve bien installée dans sa soixantaine. Elle vivait seule dans sa trop grande villa de Bourdon, sevrée de ses trois fils partis vivre à l’étranger. Une résidence de rêve où elle semblait périr d’ennui. Ma visite inattendue devint l’événement central de sa journée et elle m’offrit de prendre un café en sa compagnie. Dès que je la vis, je compris qu’elle serait ma planche de secours, mes rentes, mon assurance-survie. Mes instincts d’opportuniste prirent la situation en main. Je pouvais sentir Madame Elise, flairer sa solitude, sa peur de vieillir cachée derrière les immenses verres fumés qu’elle portait encore, malgré le soleil déjà déclinant. Sur une terrasse fleurie dominant la baie de Port-au-Prince, l’hôtesse me servit le café avec des gestes timides et gracieux. J’étais pleinement conscient de l’effet que ma présence produisait sur cette femme et de l’importance de ce moment de mon existence. Tout ce qui m’entourait vibrait d’une vie particulière, chaque objet me parlait un langage que je comprenais. Le parfum du jasmin grimpant la pergola m’étourdissait. J’avais peur et exultais à la fois. Un sentiment euphorisant qui provoqua en moi une érection incontrôlable. Il dépendait de moi, et de moi seul, de saisir la planche que la vie me tendait en la personne de cette bourgeoise. Il me fallait plonger, amorcer le saut tout de suite, le saut de l’ange au-dessus de la ville qui s’offrait à moi, à mes espoirs et à mon audace. J’admirai, fasciné, la ligne côtière incendiée par le soleil couchant. Tout à fait sur ma gauche, la baie profondément découpée dessinait un fer-à-cheval dont la Pointe Lamentin terminait l’une des extrémités. Je touchai des yeux Martissant, Bizoton, Arcachon, si près, si loin déjà…

Elise et moi bavardâmes un peu et je lui racontai ma vie. Mon histoire me sortait des lèvres avec une facilité et une profusion de détails qui m’étonnèrent moi-même. Tous les romans d’aventure lus dans mon enfance, David Copperfield, Sans famille, Les Misérables… me revenaient en mémoire et j’en tirai un amalgame de mon cru. Je devins le fils unique d’un grand propriétaire terrien de la Grande-Anse, exportateur d’huiles essentielles, victime de la haine viscérale que la dictature naissante de l’époque vouait à l’élite mulâtre de cette région du pays. Toutes les propriétés de mon père avaient été distribuées aux partisans du régime et ses usines brûlées, alors que je n’étais encore qu’un gamin. Je n’eus la vie sauve que par un hasard extraordinaire, je chassais avec des copains sur les terres du domaine familial le jour où mon père fut lâchement assassiné. Depuis ce jour fatal, je survivais grâce à la bienveillance de quelques parents et des rares amis restés fidèles à la mémoire de mon père… Ah oui!… Un détail essentiel, je ne connus point ma mère morte en me mettant au monde. Arrivé au bout de mon récit, j’y croyais dur comme fer et mon visage souffrait sincèrement.

Je venais d’inventer mon script numéro un, celui que je réserverais désormais aux dames d’un âge très mûr. Il réussissait à tous les coups, mon air de puceau victime d’un cruel destin parachevait le scénario. Cette fable leur arrachait des oh et des ah de douloureuse surprise, ravivait leurs instincts maternels un peu sclérosés par le temps. Aussitôt prenait chair en elles un sentiment de responsabilité envers moi, elles voulaient, mieux, elles devaient m’aider, me procurer quelque douceur et un peu du confort dont j’avais été si prématurément sevré.

Je revins visiter Elise une fois, et une autre fois encore, de préférence l’après-midi. Ses chiens m’accueillaient avec des bonds de joie, le personnel de maison se réjouissait de l’humeur favorable de la patronne dès que je franchissais le grand portail de la villa. J’étais le bienvenu, le fils prodigue rentré au bercail. Elise m’offrait des présents, des petits riens qu’elle me remettait avec au fond des yeux des étincelles de plaisir. Elle ne doutait pas de la pureté de ses sentiments à mon égard. Et moi j’apprenais une chose essentielle à ma profession, la patience. Le cœur et le corps des femmes se gagnent avec de la patience, beaucoup de patience. Il leur faut du temps pour oser ouvrir le livre de leur âme, pour risquer d’y jeter un coup d’œil. Les femmes d’un certain âge, celles qui ont mené une vie vertueuse et routinière, avec mari, confort, enfants, domestiques, exigent pour leur conquête une persévérance et une constance sans failles. Car aimer un homme beaucoup plus jeune qu’elles est une étape énorme à franchir, une révolte intérieure qu’elles doivent identifier, accepter et assumer. Certaines sont plus farouches que des jeunes vierges. Elise n’osa questionner la nature profonde de la joie que mettait ma nouvelle présence dans sa vie. Il y a de ces vérités que l’on préfère reléguer dans les coins sombres de l’être car les libérer revient à risquer de subir la violence de leur nature. Mais moi, je la voyais chaque jour s’épanouir comme un fruit mûrissant au soleil de ma jeunesse. Elle me confectionnait des chemises, des horreurs qu’elle cousait avec amour, pour son fils, comme elle m’appelait. Elle ne le faisait pas pour économiser des sous, mais pour occuper son temps en pensant à moi. Je ne les portais d’ailleurs que pour lui rendre visite. Quand je pense à ma garde-robe made in France offerte par le Colonel …

Tranquillement, patiemment, je m’installais dans la vie d’Elise. Je m’infiltrais dans son sang comme une drogue douce, la gâtant, l’affectionnant, l’affolant de petits compliments apparemment innocents. Je lui massais parfois ses pieds douloureux. Elise rajeunissait. Elle colora ses cheveux grisonnants et un soupçon de rouge sur ses lèvres honorait chacune de mes visites. Quand je la sentis bien à point, prête à laisser tomber les remparts de notre pseudo affection filiale, j’arrêtai mes visites. Rupture totale pendant une semaine. Je jouais mon va-tout. Perdre Elise ou en faire ma maîtresse, ma pourvoyeuse. N’ayant pas de téléphone à la pension où je logeais, elle devrait trouver elle-même le moyen de rétablir le contact entre nous deux. Au bout de dix jours, je crus la partie perdue, je m’étais surestimé… Quand un billet déposé par chauffeur à la pension me confirma ma victoire. Un sourire sur les lèvres, je lus la missive parfumée, écrite d’une main nerveuse. «Mon Rico, mon fils, mon ami». Je notai les possessifs répétés, bon, très bon… «Dix jours sans un mot de toi, sans une visite». Elle les avait donc comptés… mmmmm… «Je suis morte d’inquiétude. Pourquoi cette longue absence? Es-tu las de ma compagnie? Serais-tu malade? Découragé des jours? Donne-moi un signe et j’accours te soulager avec l’affection toute maternelle que mon cœur te renouvelle à l’infini…». Affection?… oui, mais… maternelle?… permets-moi d’en douter, chère Elise…

J’avais gagné. Il ne me restait plus qu’à concrétiser ma victoire. Le fruit mûri n’attendait que mon souffle pour tomber. Je pouvais lire entre les lignes d’Elise l’émoi d’une femme troublée jusqu’aux tréfonds de son âme, bouleversée par l’évidence d’une passion inconcevable, monstrueuse, mais qui la consumait. J’attendis le jour suivant pour me présenter chez elle à une heure avancée du soir. Une façon subtile de lui signifier le changement de nature de notre relation. Finis les cinq-à-sept bien sages sur la terrasse.

La chair n’a pas d’âge. Moi, Rico L’Hermitte, je le dis. Sous le poids de mon corps, sous la houle de mes reins, Elise n’était rien d’autre qu’une femme amoureuse, une femelle ouverte. Rien d’autre qu’un désir exacerbé, trop longtemps refoulé qui éclatait en cris, en larmes, en serments. Rien d’autre que l’amour gommant le parcours du temps. Elise me surprit par sa fougue, elle qui paraissait toujours si timide et empêtrée dans sa pudeur. Elle devenait soudain une femme tombée en eau profonde et qui devait apprendre à nager sur le champ, ou périr. Comme les chiens, Elise retrouva ses instincts de nageuse et m’invita à la suivre dans les profondeurs de sa volupté. Au matin, quand je me réveillai dans son lit, sous la pâle clarté de l’aube, Elise avait vingt ans comme moi.


Ce texte, « La dernière part de pureté », est extrait du roman (inédit) du même nom, par Kettly P. Mars. Il est publié pour la première fois sur Île en île. Nous remercions l’auteur de l’autorisation à le reproduire.

Copyright © 2003 Kettly Mars


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mis en ligne : 3 décembre 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020