Kettly Mars, Kasalé


(extrait)

Sans la douleur plantée en son mitan comme un arbre, Espéranta croirait avoir rêvé de la scène qu’elle venait de vivre. Deux verres de soleil qui l’aspiraient dans un gouffre immonde, le goût du sang dans sa bouche, la lame tranchante du sexe d’Abner, l’écho de son rire guttural, tout cela fondait dans un même cauchemar. Mais la brûlure ravivée par le moindre mouvement de son corps ne lui laissait pas d’illusion. Elle resta couchée sur le ventre, transie par la fraîcheur de la nuit, puis suant à grosses gouttes sous les tôles brûlantes.

Après le choc de sa rencontre avec Abner, il fallut trois jours et trois nuits à Espéranta pour se remettre des brutalités de l’homme. Trois jours pendant lesquels elle ne laissa sa chambre qu’à la faveur de l’obscurité pour aller faire ses besoins dans les latrines de sa ruelle ou tirer péniblement de la rivière une boquite d’eau pour sa toilette qu’elle fit derrière si maison et non dans la rivière comme à son habitude. Chaque contraction de ses muscles soulevait une souffrance dont l’aiguillon l’amenait au bord de la défaillance. Penser lui était pénible. Son cerveau se trouvait au lieu de son supplice. Aucune idée ne traversait son esprit. Elle ne mangea presque rien pendant ce temps, toute faim d’une quelconque nature ayant déserté son corps et son âme meurtris. Quand elle en eut 1e courage, elle prépara des bains de siège avec des feuilles de papayer et de petit-baume qui soulagèrent son mal, réparèrent la blessure de ses chairs.

Personne ne s’étonna de ne pas voir sortir Espéranta de sa chambre tôt le matin avec son panier de pains. Au fond, tout le monde savait qu’elle faisait ce commerce faute de mieux. On pensa qu’elle avait sûrement accroché une proie et qu’elle cuvait entre les quatre murs de sa chambrette le vin d’une nouvelle aventure.

* * *

Espéranta sut qu’elle allait mieux quand elle commença à réfléchir. L’étau de la douleur se relâchait. À présent couchée sur le dos, elle contemplait le plafond de la pièce. Elle observait la toiture en tôles, les lattes de bois qui la supportaient et l’extrémité des clous retenant les tôles à l’armature. La vue des pointes métalliques acérées lui fut insupportable. Elle ferma les yeux un instant. Un long soupir monta de sa poitrine. Elle avait la bouche amère. Un gargouillis dans son estomac lui rappela la nécessité de manger. La faim revenait, avec elle renaissaient certains élans de son corps. Elle passa la main dans la broussaille de ses cheveux, il lui fallait un bon coup de peigne, pensa-t-elle. Avec sa langue, elle fit l’inventaire de ses dents. Elle soupira de soulagement en constatant qu’elles étaient toutes intactes. Promenant son regard sur son corps allongé, elle constata avec stupéfaction qu’elle portait encore la chemise de nuit dans laquelle Abner l’avait trouvée l’autre soir. Un élancement à la tête la prévint qu’elle pensait à trop de choses en même temps. Pas plus d’une pensée à la fois pour ne pas fatiguer ses méninges. Sinon le cerveau protestait, envoyait des signaux douloureux.

Des débris de verres jonchaient encore le plancher. Un miracle qu’elle n’ait pas ouvert la plante de ses pieds. Les trois derniers jours, elle avait vécu tout à fait déconnectée de son environnement, évoluant dans un état second. Une femme propre qu’elle était, ne lésinant pas sur le balai et le torchon. Et voilà que pendant trois jours sa vie était restée en suspens entre la douleur et le néant. Elle émergeait enfin. Elle voulut se lever tout de suite, faire un peu de rangement autour d’elle. Mais l’ordre ne passait pas. Ses membres pesaient si lourd. Il lui fallait attendre encore, prendre du repos.

Après le constat de sa situation physique, Espéranta se porta mieux, beaucoup mieux. Sa plus grande peur était d’être défigurée ou édentée. De ce côté tout allait bien, dans quelques jours il n’y paraîtrait plus…

Espéranta n’osait cependant faire le constat de son âme. Elle repoussait de toutes ses forces les sensations et émotions provenant de sa rencontre avec Abner. Aussitôt qu’elle y pensait, une grande houle la chavirait. Une vague de sentiments trop forts pour qu’elle réussisse à les analyser. Ils la paralysaient simplement. Mais malgré tous ses efforts, malgré le mal de crâne que lui causait la volonté de ne pas réfléchir, elle ne pouvait échapper à la montée d’un flot de sentiments. Des sensations tombaient en cascade, l’étouffaient. À ces moments-là, il lui prenait la subite envie de se mettre à courir. Courir où? Peu importait. Juste pour fuir ses idées, fuir les ombres cavalcadant dans sa tête, les images qui roulaient comme un orage, ou éclataient aussi forts que le tonnerre, juste à la base de sa nuque. Espéranta préférait la souffrance physique qui la tenait occupée, la faisait réfléchir à des remèdes pour se soulager. Quand ses douleurs la réclamaient, elle réagissait presque automatiquement, une manière d’instinct de survie. Comme le chien qui lèche ses blessures. Mais comment soigner l’angoisse, que faire pour soulager l’oppression sur sa poitrine. Qu’arrivait-il à son ventre? Pourquoi sentit-elle ses entrailles s’émouvoir quand elle crut apercevoir dans l’embrasure de la porte la silhouette d’Abner? Comment desserrer cette étreinte à sa gorge quand des murs semblait sourdre le parfum brutal de l’homme? Espéranta refusait de comprendre.

Elle haïssait Abner. Elle imaginait les pires méchancetés pour infliger à l’homme des souffrances physiques et morales égales à celles qu’il lui avait fait subir. Rien ne serait assez cruel pour laver son humiliation. Mais ces sentiments ne peignaient que la surface de ses émotions. Il y avait autre chose en dessous. En descendant quelques marches dans sa tête, elle atteignait un palier de confusion. Ses couleurs intimes se brouillaient.

Espéranta croyait se connaître. Elle n’avait pas de moralité. Du moins sa moralité divergeait totalement de celle du commun des femmes. À un très jeune âge, la vie l’avait mise devant un choix simple, survivre ou crever. Avec une mère souffrant de troubles mentaux, un beau-père à qui elle servait de jouet, elle dut gérer des paramètres extrêmes. Tous ceux qui prétendaient l’aider ne voulaient en fait que jouir d’elle. Elle apprit donc les pouvoirs de son corps, sans pudeur aucune. Puisqu’il exerçait une telle attraction sur les hommes, elle décida de l’utiliser à plein rendement. Ses fesses seraient sa carte de visite, ses armes, ses rentes. Elle découvrit avec le temps des délices dans sa manière d’être différente. Les sentiments ne l’embarrassaient pas longtemps. Une faiblesse, les sentiments. Une brèche dans la défense par où on se fait toujours saborder. Les années lentement posèrent sur son cœur une couche après l’autre de cynisme, d’indifférence, de calcul. La plupart du temps, elle décidait elle-même des hommes qu’elle voulait dans son lit. Elle les harponnait, les utilisait, les relâchait quand bon lui semblait. Pour elle les mâles ne remplissaient qu’une fonction, satisfaire sa lubricité et tenir sa bourse suffisamment garnie pour sa survie. Elle n’était ni généreuse ni condescendante envers elle-même. Sa vie suivait une voie, à chacun la sienne.

Il fallut la lourde présence d’Abner, son mépris, sa froide violence pour ébranler l’édifice de la confiance d’Espéranta. En lui refusant toute humanité, en la violant, il toucha sans le savoir à un noyau sensible de son être. Elle découvrit ainsi qu’elle pouvait être une femme, comme elle refusait toujours de l’être. Une femelle dont on se sert, qui ne décide pas, qui ne choisit ni les conditions, ni le moment. Une femme sous le joug d’un maître. Une femme tout court. Abner lui avait arraché la soumission.

Cela, Espéranta mettait les mains sur ses yeux pour ne pas le voir. Elle bouchait ses oreilles de ses doigts pour ne pas l’entendre. Elle vidait sa tête de toute émotion pour ne pas sentir le désir insensé et abject perçant comme une aube dans la nuit de son âme.


Lu par l’auteure, cet extrait de Kasalé, par Kettly Mars, forme le 38e chapitre du roman, publié pour la première fois aux presses de l’Imprimeur II à Port-au-Prince (2003), pages 178-182.

© 2003 Kettly Mars ; © 2004 Kettly Mars et Île en île pour l’enregistrement audio (7:28 minutes)
Enregistré à Port-au Prince le 8 juin 2004


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mis en ligne : 15 juin 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020