Kettly Mars « Anna et la mer »

Elle va le tuer. Aussi vrai qu’elle s’appelle Anna. Le tuer, pour commencer enfin sa vie. Cet acte sera son cri de guerre, son affranchissement, son premier orgasme, ce plaisir qui, paraît-il, fait se dresser les cheveux sur la tête et se tordre les orteils. Elle pense au poison ou à une surdose de médicament. Un moyen qui n’exige aucun effort physique de son grand âge. Elle est vieille et faible. Elle lui a tout donné, tout consacré, ses vertes années, sa sève, ses espoirs, de longues nuits à attendre son pas vacillant sous l’effet de l’alcool, montant les escaliers de bois. Toute sa vie elle a nettoyé ses vomissures, changé ses draps, badigeonné ses oreilles de jus de citron. Tout cela pour rien, pour recevoir en retour indifférence et humiliation. Aujourd’hui, elle n’en peut plus. Elle va le tuer. Un seul lever de soleil, un ultime crépuscule sans sa tyrannique présence vaudront la peine d’être vécus. Pour la première fois depuis un demi siècle, Anna ose laisser cette idée traverser le champ de sa conscience. Ce prisonnier trop longtemps enfermé dans les catacombes de son être voit enfin le jour. Il bondit au soleil, lui prend la main et l’entraîne. Anna en est éblouie. Comme un raz-de-marée soulevant des trombes d’eau aussi hautes que des montagnes, sa décision provoque un immense remous dans tout son corps. Elle chavire. Elle a peur mais elle sourit. Elle doit s’asseoir bien vite sur une chaise, tremblant de tous ses membres. Une houle fait monter et descendre sa poitrine à une vitesse accélérée. Anna ouvre grand la bouche pour respirer, pour laisser passer le vent de liberté qui cherche sa route au travers d’elle. Le vent qui vient de la mer.

Puis tout redevient calme en son âme. Comme à l’heure du midi, quand la mer enivrée de soleil ressemble à un lac d’huile. À l’étage supérieur, l’aveugle frappe de sa canne sur le plancher. Anna espère qu’il frappera trois coups, pour appeler Clara, la bonne. La canne heurte deux fois le parquet. C’est elle qu’il attend. Elle se dépêche de monter. Sa condition d’esclave ne lui pèse plus désormais. Dans quarante-huit heures ses chaînes vont éclater. Elle restera au lit toute la journée si le cœur lui en dit, elle s’occupera de son jardin, ou ira faire un tour sur la place, à l’ombre des grands sabliers, pour regarder de plus près l’indigo de la mer, son amie. Un relent d’urine flotte dans la pièce. Clara n’a pas encore vidé le pot de nuit. Malgré toute son insistance, ses supplications, l’aveugle refuse de loger au rez-de-chaussée où se trouve l’unique cabinet de toilette de la vieille maison. Tout doit se faire en haut, son bain, ses repas, ses besoins. Elle ne compte plus le nombre de fois que la pauvre Clara et elle escaladent les dix-neuf marches de bois dans une journée. Ses chevilles enflées n’en peuvent plus. À sa dernière visite, le Docteur Plantain lui a diagnostiqué un souffle au cœur et déconseillé les escaliers. Un souffle au cœur… non, il n’a rien compris le bon docteur, plutôt un grand vent de liberté qui provoque le déferlement de son sang. Anna pense à l’Albano, l’épave enlisée dans les sables de la baie. Elle ne veut plus être comme la masse de fer rouillé, fantôme pris au piège bleu de la mer. Déjà elle sent la vase bouger sous ses pieds, un tourbillon s’amorce qui la propulsera vers le haut, vers la lumière.

Anna regarde son mari, l’aveugle. S’il mourait, qui viendrait la soupçonner? Elle, Anna, la douce femme du notaire, l’épouse exemplaire, la compagne dévouée et silencieuse? Elle entend le fracas des paquets de mer qui s’écrasent sur Congo-Plage. Certains jours de marée haute, au loin, les bancs de vague ont l’air de fabuleux monstres bleus montant à l’assaut de la ville. Toute sa vie de jacmélienne elle a écouté la rumeur de la marée, sa chanson sauvage, la symphonie de ses amours avec le vent. Seule la mer saura son secret. La mer sa complice, à l’inoffensive surface mais aux profondeurs létales.

Qui connaît les blessures d’Anna, sinon l’océan à qui elle a toujours confié ses larmes? Même à sa défunte mère elle n’a pas raconté l’humiliation de sa nuit de noces. On ne dit pas ces choses là. Sa virginité, ce filet de chair précieusement gardé pour son honneur et la respectabilité de sa famille, même sa virginité lui a été reprochée. L’homme pressé, maladroit n’a pas su ouvrir son corps crispé de vierge, sa fragile érection ne pouvait avoir raison de l’obstacle. À chaque nouvelle tentative, il devenait flasque et violent. Pour masquer sa déconvenue, il la tenait responsable de son impuissance. Inexpérimentée, culpabilisée, Anna n’avait pu que pleurer. Qui savait que son époux, beau parti convoité par tant de filles à marier de la ville, avait passé sa nuit de noces chez les femmes de mauvaise vie, le jeune notaire, le beau fleuron de la société jacmélienne étrennant canotier et badine? Sa mère lui aurait sûrement dit de se résigner… c’est le lot de toutes les femmes, ma fille, le bonheur n’est rien qu’une utopie… la sécurité d’un foyer compte plus que tout… pense à toutes celles qui rêvent d’avoir ta chance… prend exemple sur moi… sois patiente. Anna regarde l’aveugle, pendant que le bouillonnement de l’écume lui remplit la tête. Il veut être rasé plus tôt que d’habitude, il attend de la visite. Elle s’exécute, prépare l’eau savonneuse et la serviette.

Qui viendra la soupçonner, à son âge? Elle n’a pas d’amant, n’en a jamais eu. Son corps ratatiné ne connaît pas l’amour, elle ignore le goût de la jouissance. Les sublimes extases, les pâmoisons, les voyages au septième ciel, elle refuse d’y croire et range tout cela dans la catégorie des mythes pour tromper les jeunes filles naïves. Le notaire ne savait pas aimer. Il la prenait vite, lui sautait dessus généralement quand elle était nue, après son bain, le seul moment où il pouvait réaliser un semblant de performance. Le sexe fragile de l’homme capitulait devant le moindre obstacle, il ne pouvait pas attendre qu’elle enlève sa culotte ou fasse glisser ses bas. Des fois il se vidait avant même de l’avoir pénétrée. Anna n’a jamais compris la ronde des maîtresses autour du notaire. Que lui trouvaient-elles? Pouvait-il se comporter avec elles comme l’homme qu’il n’était pas dans son lit d’épouse? Elle ne saura jamais la réponse à cette question. Le ventre d’Anna n’a jamais porté d’enfants, elle n’a pas su donner de descendance légitime au notaire. Alors ses concurrentes ont rivalisé de fécondité. Au moins une douzaine de bâtards portent dans la ville les yeux gris du notaire et ses cheveux bouclés. Elle n’en a jamais voulu à ses rivales. Au fond, elles lui rendaient service en recevant les débordements frustrants du notaire. Il l’avait déflorée avec le manche de sa badine, un soir qu’il était rentré plus éméché que d’habitude… À la mer seule Anna avait confié sa douleur et ses cris. Demain elle enverra Absalon, le garçon de cour, à la pharmacie. Un flacon de Valériane, voilà le prix de sa paix. Le notaire en prend régulièrement pour ses crampes d’estomac. Elle n’aura qu’à verser tout le contenu de la fiole dans la tisane qu’il prend avant son coucher. Une prière monte du cœur d’Anna vers la mer, la grande marée qui lui envoie enfin un message d’affranchissement.

Qui viendra douter ? Qui connaît le goût amer que lui laisse à la bouche, après tant d’années, ce mariage arrangé par deux familles voulant garantir la pérennité de leur rang social et agrandir leur patrimoine terrien? Anna se souvient encore de ces tractations à peine voilées, menées sans aucun souci de ses vœux et de sa sensibilité. Elle revit les visites planifiées et chaperonnées de son prétendant, beau jeune homme au regard froid, qu’elle n’osait regarder droit dans les yeux. Oh!…l’insoutenable hypocrisie! Elle l’avait aimé pourtant, puisqu’on ne lui laissait pas d’autre choix. Elle avait été dressée pour aimer et obéir. L’homme cependant lui gardait rancune d’une contrainte dont elle ne portait pas la responsabilité et lui fit payer chaque jour de sa vie cet hymen qui ne fut qu’une succession d’infamies. À leurs rares moments d’harmonie succédaient des semaines et des semaines de tension qu’Anna supportait stoïquement par peur des ragots qui circulaient dans sa petite ville à la vitesse du feu dans un champ de canne.

Cinquante ans d’une vie d’épouse exemplaire… La femme du notaire est citée en exemple lors des réunions des dames patronnesses et dans les clubs de jeunes filles. Catholique fervente, Anna a rarement manqué la messe du dimanche. Son beau jardin est toujours retenu comme reposoir des processions de la Fête-Dieu. Quand la vue du notaire s’est mise à baisser, tout Jacmel a constaté le chagrin flétrissant le beau sourire de l’épouse. Se doutent-ils que l’homme diminué se venge de son malheur sur sa femme impuissante? Il devient de plus en plus exigeant, acariâtre, intransigeant. Ses accès de colère augmentent de violence et de fréquence. Elle doit le nourrir à la cuillère, comme le bébé qu’elle n’a jamais porté. Elle versera tout le flacon dans le breuvage chaud et bien sucré et le regardera boire jusqu’à la dernière goutte. Puis elle ira dormir tranquillement. Demain sera le premier jour du reste de sa vie.

Anna rase son époux. La lame effilée sectionnant les poils drus fait le même bruit que les grains de sable emportés par le reflux de la mer. Elle sent sur son visage la respiration sifflante du notaire. Elle connaît l’odeur âcre de son souffle. Jamais il ne l’a embrassée sur la bouche. Une fois, au retour d’une séance de cinéma, encore sous le charme d’une émouvante romance, elle a voulu faire comme l’actrice. Elle s’est collée contre son homme dans l’encoignure d’une porte, à la faveur de l’obscurité, et lui a sucé la bouche. Il l’a repoussée avec force, une expression de violent dégoût dans les yeux. Pourtant elle avait surpris son mari embrassant à pleine bouche la femme du dentiste, dans son étude. Savent-ils, les bons citoyens de la ville, qu’elle a été interdite d’accès à l’étude depuis ce jour-là? De son balcon, regardant la mer, souvent elle voyait sortir des dames du cabinet du notaire, le chignon de travers, le corsage froissé, les paupières lourdes. Il boira la tisane, comme tous les soirs, elle, tenant la soucoupe sous son menton, sans trop s’approcher de lui car il ne supporte pas le contact de son corps. Anna entend déjà le premier cri de Clara. Chaque matin, à cinq heures tapant, la bonne monte son café au notaire. Elle frappera à la porte, n’entendant pas de réponse, elle frappera de nouveau. Intriguée, elle poussera le battant, s’approchera du lit. Le plateau lui tombera peut-être des mains quand elle verra, les yeux exorbités, le notaire dormant dans les bras de la mort.

Que va-t-elle faire de son temps? Anna ne trouve pas encore de réponse à sa question. Il lui est difficile d’imaginer une vie où chaque heure, chaque minute n’est pas consacrée à son seigneur et maître, à s’assurer que son potage n’est ni trop chaud, ni trop froid, que le rôti est tendre à point, que sa dodine se trouve toujours à la même place, six pas à gauche de l’armoire… Elle va débarrasser l’étude, faire cadeau de tous les manuels de droit, de tous les codes civils poussiéreux, brûler les piles de dossiers qui ne servent plus à rien. Elle va vider les armoires du notaire, donner aux pauvres ses vêtements, ses chaussures, ses chapeaux. Elle va changer la disposition des meubles du salon, refaire les rideaux dans un tissu fleuri. Elle va chaque jour faire une longue promenade sur la grève, comme au temps de son enfance, pour parler à la mer, la remercier de sa délivrance. Elle va… elle va le tuer. Anna se sent forte, puissante, pour une fois elle tient la vie entre ses mains, la mort aussi, le pouvoir absolu de décision. Demain, Absalon ira chez le pharmacien. Un grand flacon de Valériane, rien de nouveau dans les habitudes de la maison du notaire. Elle regardera son mari boire sa tisane en grinchant comme à son ordinaire, le breuvage n’est jamais assez sucré ou assez fort. Mais demain elle sera bonne la tisane, juste à point. Encore une nuit et la suivante sera la dernière.

Des cris réveillent Anna, des hurlements de femme. Elle jette un coup d’œil sur les aiguilles phosphorescentes de son réveil, cinq heures dix. Un coq chante. Qui a crié? Il ne peut s’agir que de Clara, personne d’autre n’habite la maison avec elle et l’aveugle. Anna ne comprend pas. Quel jour est-il? Qui a avancé le temps? Ces cris, elle ne devrait les entendre que le lendemain matin. C’est bien ce soir qu’elle projetait de mettre son plan à exécution. Absalon… la pharmacie… la Valériane… rien de tout cela n’est encore réalisé. Il y a erreur, le scénario a été changé à son insu. Pourquoi donc s’égosillait Clara? Il faut bien qu’elle aille voir. Tremblante, Anna s’envoie un châle sur les épaules et longe le couloir jusqu’à la chambre du notaire. Elle trouve Clara figée sur le pas de la porte, le plateau de café à bout de bras. Pétrifiée, la bonne ne crie plus. Anna refuse de comprendre la scène qu’elle voit. Le film a été joué en accélération, et son rôle annulé. Le notaire gît sur le dos, sa bouche bée, ses yeux ouverts contemplent l’éternité. Une mouche virevolte autour de son visage. Il est mort le notaire, dans son lit, de sa bonne mort. Anna n’en croit pas ses yeux. La marée est forte ce matin. Il va faire mauvais temps. La mer mugit.

Il a triché. Il lui a ravi sa vengeance en la privant du seul acte de courage qu’elle aurait accompli de toute sa chienne de vie. Elle en pleure. Anna pleure de rage et de frustration. Les bonnes gens comprennent et partagent sa douleur. La femme du notaire est inconsolable, ses larmes ne tarissent pas. Le désespoir d’Anna défraie la chronique de la cité. On craint pour son équilibre mental. Saura-t-elle surmonter le chagrin qui la dévaste? À l’enterrement elle ressemblait à un fantôme sous son grand voile noir de veuve. Anna ne veut plus voir personne. Elle reste tout le temps assise sur son balcon à regarder la mer. Ah!… le bel exemple d’attachement et de fidélité, dit-on en ville… Anna ne comprend toujours pas. La mort lui a volé vingt-quatre heures. Encore un lever de soleil et elle serait devenue maîtresse de sa destinée. Son affranchissement n’a pas eu lieu. Le notaire lui a joué un sale tour. Même la mer ne sait plus, elle se fracasse contre les rochers, bouillonne dans les mangroves, l’écume égaillée, affolée. Comme Anna, l’océan ne se remet pas de cette trahison. La veuve ne laisse plus son balcon, elle contemple la mer heure après heure. Les rideaux du salon n’ont pas changé. Les meubles restent à la même place. La couche de poussière a épaissi dans l’étude désertée. Dans l’ombre des armoires, les vêtements du notaire jaunissent. Même le jardin s’étiole.

Anna va droit vers la mer. Elle regarde fixement devant elle. Tous ses chemins mènent inexorablement à l’océan, plus aucun détour ne lui est possible à présent. Elle est devenue une part du grand bleu car son mal de vivre est aussi vaste et aussi profond que l’étendue d’eau qui l’appelle jour et nuit. La pente est raide, elle risque de glisser. Elle traverse la place, prend par l’étroite ruelle qui longe l’Hôtel du Grand Manoir. Elle contourne le pensionnat des sœurs, le dépôt de l’Administration des Douanes, mais elle ne voit personne. Elle arrive sur la plage. Des enfants jouent au loin. Elle entend le ruban de leurs rires claquer dans le vent. Le vent fait gonfler les cheveux gris d’Anna, soulève sa robe, ses frêles jambes vacillent. Elle marche toujours droit devant elle, vers le débarcadère. Elle n’a pas pu surmonter l’ennui. Elle a raté le rendez-vous de la vie. Elle ne prend plus le goût du sel dans sa bouche. Les jours traînent une insupportable grisaille. Même le notaire lui manque. Sa haine lui manque, comme un enfant défunt, comme un membre amputé. Anna tourne en rond dans sa maison, égarée, cherchant dans tous les tiroirs sa douleur qu’on lui a volée. Anna s’en va vers la mer, pour se fondre dans son immensité. Enfin elle va vivre ses vraies noces, enfin elle va se livrer corps et âme. Elle avance jusqu’à l’extrémité de la jetée. La mer furieuse, avide, s’élance vers elle pour l’attraper, l’emporter. Le vent la transperce de part en part. L’écume glacée l’éclabousse. Anna recule de deux pas, le cœur battant la chamade, le regard perdu dans la divagation de l’eau, puis elle s’élance sans fermer les yeux.


La nouvelle « Anna et la mer… » de Kettly Mars est publiée pour la première fois sur Île en île. Nous remercions l’auteure de l’autorisation à la reproduire.

Copyright © 2003 Kettly Mars


Retour:

/kettly-p-mars-anna-et-la-mer/

mis en ligne : 3 décembre 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020