Kettly Mars, 5 Questions pour Île en île


L’auteure Kettly Mars répond aux 5 Questions pour Île en île, chez elle à Port-au-Prince, le 11 janvier 2009.

Entretien de 26 minutes réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Linda Brindeau.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Kettly Mars.

Notes techniques : vous entendrez un bruit continu de fond et verrez parfois une image assez floue.

début – Mes influences
04:11 – Mon quartier
07:44 – Mon enfance
14:23 – Mon oeuvre
23:01 – L’insularité


Mes influences

Il est certain qu’il y a des auteurs qui m’ont marquée, influencée. Je suis une lectrice éclectique. Je ne lis pas un auteur systématiquement, je ne vais pas lire toute son œuvre. J’aime découvrir de nouveaux auteurs. Quand on m’en recommande un qui est bon, c’est très bien. Mais il m’arrive de tomber par hasard, dans une librairie ou chez des bouquinistes, sur un livre qui devient un coup de cœur ; brusquement, cet auteur-là va prendre une place privilégiée dans ma vie, surtout si je me reconnais dans cet auteur.

Plus classiquement et plus près de nous, Marie Chauvet est l’auteure haïtienne qui est sinon un modèle quelqu’un pour qui j’ai une immense admiration et à qui j’aimerais ressembler en termes d’écriture. La génération actuelle lui doit beaucoup, énormément. Elle nous a libéré les mains, le cœur, l’esprit… Marie Chauvet est celle qui est allée au-devant de son temps. C’est ce que j’apprécie chez cette auteure-là et cela ne changera pas pour longtemps. Il y a bien sûr beaucoup d’autres auteures avant elle, après elle, femmes haïtiennes qui se sont démarquées, mais Marie Chauvet, pour moi, est vraiment la référence.

Mon deuxième coup de cœur a été peut-être Jacques Roumain et son roman Gouverneurs de la rosée que j’ai lu adolescente. Cela a été un réveil, parce que je découvrais avec Jacques Roumain un pays que je ne connaissais pas, avec cette façon qu’il a eue de me mettre sous les yeux ces hommes, ces femmes, Haïtiens compatriotes, que je voyais auparavant comme des paysans et non pas comme des gens qui avaient une âme, qui souffraient, qui étaient heureux, qui pouvaient réfléchir. Gouverneurs de la rosée est une pierre blanche dans mon parcours de lecteur.

Plus près de nous, il y a des auteurs comme Laurent Gaudé que j’aime beaucoup, un auteur français dont la femme est d’origine italienne, mais il a tellement écrit sur l’Italie que je l’assimile à un Italien. Il y a des auteurs comme ça avec qui j’ai une petite complicité, et j’y reviens de temps en temps. Mais la constante, c’est découvrir, toujours découvrir de nouveaux auteurs. Et les lire quand je suis en période d’écriture. Quand on travaille sur un projet, il arrive un moment où l’on perd le souffle ou la confiance. C’est comme aller lire la Bible, aller lire un auteur que j’aime : je prends de la force dans ce que je lis, que je vois en train d’inventer, en train d’écrire. Cela me donne le courage, la force, l’envie de continuer.

La lecture, c’est comme du vin.

Mon quartier

Je suis née à Port-au-Prince. Mes parents ont grandi à Port-au-Prince, même s’ils ne sont pas originaires de la capitale. Mon passé, mon vécu et mon présent se déroulent tous à Port-au-Prince. C’est une ville difficile, mais que j’aime. Port-au-Prince, je la vis très superficiellement finalement, je m’en rends compte. J’utilise une périphérie par rapport à mon lieu de travail, par rapport à mes activités familiales. J’évite un Port-au-Prince qui est en dessous, inquiétant où je ne m’aventure pas. Ce sont des repères et des garde-fous tacites que tout le monde connaît et on vit en marge, un peu en parallèle de ces lieux.

Je dis Port-au-Prince, mais c’est Pétion-Ville aussi parce que j’habite un peu en banlieue de Pétion-Ville. Pétion-Ville est une ville fascinante aussi, et il y a une évolution qui se fait depuis ces vingt dernières années. Pétion-Ville qui était un petit village, un lieu de villégiature. Elle se retrouve maintenant tiré aux encoignures, qui éclate de monde, qui éclate de business, ça grouille. On n’a qu’à descendre une petite pente et on est dans un autre quartier, un autre univers. C’est un pan de morne qui est couvert de bidonvilles qui côtoient un quartier résidentiel et où se passent des histoires extraordinaires.

Ces lieux-là reviennent dans ce que j’écris parce que je développe une dialectique particulière avec ces endroits, avec cette ville que l’on connaît, et que l’on ne connaît pas trop. On est parfois obligés d’aller dans certains lieux, dans certains ghettos ; on ne peut pas en ressortir sans une impression d’être oppressés. Et pourtant, ces lieux-là, je les décris, je les vis, je compatis… J’ai une grande empathie pour les gens qui habitent dans ces endroits, mais c’est aussi dur de savoir que ces lieux-là existent.

Ma grande expérience, c’est Port-au-Prince, bien que je regrette bien de ne pas avoir eu de grands-parents qui ont vécu en province, chez qui j’aurais pu aller passer des vacances. J’aime bien lire ce genre de souvenirs dans les textes de certains auteurs haïtiens. C’est un privilège sinon d’avoir vécu, d’avoir connu des lieux où il faisait tellement bon vivre longtemps, où la nature était encore relativement bien préservée ; tout ce que nos enfants n’auront pas la chance de connaître.

Port-au-Prince, c’est cette ville hybride dont on ne peut pas prévoir le destin.

Mon enfance

Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas beaucoup de photos d’enfance ; j’en ai très peu. Comme mes parents ont divorcé pendant que j’étais adolescente, il y a eu un éclatement des souvenirs, une cassure quelque part, ce qui fait que des photos sont restées chez l’un et d’autres photos sont restées chez d’autres, et elles se sont perdues. Ce n’est pas comme quand il y a une consistance dans un cercle familial, où l’on peut mieux se retrouver et garder des choses.

Bien sûr que j’ai des souvenirs d’enfance. J’ai même un souvenir qui n’est pas le mien et qui m’est pourtant cher et qui m’a été rapporté par l’un de mes frères (je suis la petite dernière après quatre garçons). Beaucoup de mes souvenirs sont ainsi dans la tête de mes frères. Maintenant que nous sommes grands avec des cheveux blancs, de temps en temps quand on se rencontre, ils me racontent des souvenirs de quand j’étais toute gamine que je n’ai pas gardés. L’un de mes frères se rappelait avoir vu Jacques-Stephan Alexis (ami de notre père qui venait parfois à la maison) qui, une fois, m’a parlé et m’a tenu la main. J’aime penser que cela s’est passé, que j’ai eu une fois dans ma vie un contact avec Jacques-Stephan Alexis. J’adore ce qu’il a écrit et je le fais revivre, très brièvement, dans un roman que je suis en train d’écrire.

Je suis née dans une famille de six. Ma grande sœur est née avant le mariage de nos parents. Elle est de vingt ans mon aînée ; je la voyais comme une tante dans la maison, comme une sorte de marraine. Et puis il y a mes quatre frères et moi-même. J’ai eu une enfance sinon solitaire, du moins repliée sur moi-même. Les garçons avaient leur bande d’amis garçons et ils étaient tout le temps dans les rues. Moi, petite fille en Haïti avec nos traditions et notre culture où une petite fille doit être gardée et préservée, j’étais ou bien dans les jupes de ma mère ou bien seule avec mes jouets. Sans doute de là m’est venu ce côté d’introversion ; j’aime bien être seule avec moi-même.

J’ai des souvenirs d’échanges avec la famille, mais ce qui m’a marqué, c’est d’avoir pu passer beaucoup de temps avec moi-même et d’imaginer un tas de choses, de créer mon petit monde à moi. On me demande souvent si je suis devenue écrivaine ou si je suis née écrivaine : il y a les deux. Quelque part dans mon enfance, il y a déjà ce pouvoir d’imaginer, très profond.

Je n’ai pas de bons ou de beaux souvenirs de l’école primaire. J’étais chez des sœurs. Il y avait des sœurs françaises et des sœurs haïtiennes dans cette école-là. C’était assez particulier parce que l’école se trouvait à Port-au-Prince, presque dans le quartier commercial et il y avait de petites Haïtiennes comme moi de la classe moyenne et des filles de commerçants levantins qui habitaient le centre-ville ; il y avait des Arabes, des Syriens, des Italiens. On les côtoyait, c’était nos camarades, nos collègues, mais ils étaient différents puisqu’ils n’étaient pas comme nous, ils étaient des blancs en quelque sorte, mais parlant créole comme nous. Ils étaient un peu les chouchous des religieuses bien sûr, et pour un tas de raisons. C’était quand même une bonne façon de comprendre une certaine réalité dans ce pays : nous étions une société en mosaïque. Il y avait ces gens-là aussi qui faisaient partie de notre vie, de notre société avec qui on allait, plus tard, à l’âge adulte, continuer à avoir des relations.

C’était ça l’école primaire, c’était le genre d’école que je fréquentais et que j’ai laissée après le certificat d’études. J’en avais assez des religieuses, de leur rigueur, de leur hypocrisie, moi, ça ne m’allait pas du tout. J’ai demandé à ma mère de me changer d’école. Heureusement, elle m’a mise dans une école mixte. Là, vraiment, tout a été mieux en termes de relations avec les autres camarades. J’ai connu des amitiés intéressantes qui, même si elles n’ont pas duré, encore me sont chères.

J’ai beaucoup aimé l’école secondaire, une ouverture sur l’adolescence et l’âge adulte, un moment important dans la vie de chacun. Vers la fin de mes classes secondaires, j’ai commencé à sentir un intérêt pour les lettres. J’avais des professeurs intéressants, des hommes cultivés, très bien préparés. À ce moment-là, j’avais des relations particulières avec eux parce que j’aimais ce qu’ils m’apprenaient et ils sentaient qu’il y avait une grande réception chez moi. C’est à ce moment-là que j’ai senti se préciser cet intérêt pour les lettres et qui venait déjà avec la lecture que j’ai toujours aimée.

Mon œuvre

C’est toujours difficile de se voir soi-même comme écrivain. Ce qui me motive, c’est cette voie que j’ai trouvée, sans doute le condensé de toute une expérience, de toute une vie, d’un tas d’influences. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe à l’intérieur des gens. Ce qui fait l’intérêt du récit, c’est justement comment les gens vivent de l’intérieur : les circonstances de leur vie, les circonstances qui dépendent d’eux, ce qu’ils subissent et, plus particulièrement, Haïti.

Haïti revient toujours. Ce que nous autres Haïtiens nous vivons dans la société, qui est une société dans un pays du tiers-monde, un pays sous-développé avec une vie difficile et une majorité de gens qui n’ont pas accès aux commodités élémentaires qui cohabite avec une minorité, lettrée, « privilégiée ». J’ai un intérêt à aller voir comment ça se passe, comment on vit tout ça. Et comment les femmes vivent tout ça, parce que je suis une femme, et parce que je suis une femme écrivaine, une condition qui a subi jusqu’à présent des contraintes que j’essaie d’analyser, d’envisager, de comprendre et de ne pas subir moi-même, de m’affranchir de certaines choses. En général, je fouille mes personnages et je mets moins l’emphase sur le côté narratif de mes textes que sur le côté étude de caractères et de psychologies. Dans L’heure hybride, écrit à la première personne, ça ressort assez bien que je me sois mise dans la peau d’un homme pour écrire ce roman. Fado aussi reflète un moment particulier de ma vie où ça me sortait de partout cette affaire d’être femme, d’être épouse, d’être mère, d’être écrivaine, de vouloir m’enfuir de ce pays qui est en train de m’étouffer. Ce roman est sorti comme une délivrance. Et d’une certaine façon, il reflète ce que beaucoup de femmes vivent dans notre société.

Parfois, on n’écrit pas les livres, on les subit, ils nous écrivent.

Parallèlement, je m’intéresse à cette tranche d’histoire qui commence vers le début des années 1960, les années de mon enfance. J’ai une obsession de comprendre ce qui se passait à l’époque où j’étais gamine, où je vivais ma vie sans trop bien comprendre ce que c’était qu’une dictature, ces gens qu’on faisait disparaître, comment les gens vivaient dans les foyers, sous ce régime… De plus en plus, d’un point de vue d’écriture (même si c’est sporadique), ces souvenirs-là reviennent. Maintenant, je mets plus de focus sur cette période-là dans ce que j’écris. C’est l’objet de mon prochain roman d’ailleurs qui se déroule au début des années 60.

C’est difficile pour moi de cerner une thématique en particulier dans mon inspiration : c’est l’homme, c’est la femme, c’est l’être qui m’intéressent. Peut-être que je changerai, mais je suis encore bien là-dedans et on ne l’a pas fait suffisamment. Maintenant, nous sommes quelques femmes [haïtiennes] à écrire qui livrons l’intérieur de nous-mêmes, l’intérieur du pays, l’intimité de nos foyers et de nos vies. C’est une façon de retourner la littérature comme un gant, faire voir ce qui se passe à l’intérieur : l’apport des femmes à la littérature haïtienne. Je veux aller dans ce sens-là, faire cet apport-là, le pousser le plus loin que possible.

Vivre dans cette ville, c’est un quotidien que nous faisons marcher, que nous poussons. À Port-au-Prince, il n’y a pas assez de rencontres culturelles, il n’y a pas suffisamment d’échanges, tout ce que nous entreprenons est difficile à faire marcher parce qu’on est pris dans cette course de rats, cette course de survie. On va au boulot, on va faire ses courses, on va chercher les gosses à l’école, on remplit ses obligations, ce qui est devenu notre train-train, notre vie. C’est quand même un grand paradoxe qu’il y ait tant d’écrivains écrivains, de sculpteurs et de musiciens en Haïti. Mais chacun est replié sur son petit soi-même. Nous réussissons à trouver assez de motivation pour créer, nous ressentons ce besoin, nous le subissons peut-être, et il nous pousse à nous sortir de nous-mêmes dans le secret de la création plutôt, pas dans l’échange d’énergie qu’on pourrait trouver à créer avec les autres. Cela nous manque. Bien sûr, beaucoup d’efforts sont faits : il y a des bibliothèques, il y a des troupes de théâtre, mais c’est lourd à faire vivre, c’est difficile à faire vivre, et les moyens sont limités. De ce point de vue-là, je m’inquiète de la relève dans le domaine de la littérature, par exemple. Il n’y a pas assez de jeunes à se tenter à l’écriture. Si l’on a vraiment dans les tripes que l’on est écrivain (à part les génies qui a dix-sept ou dix-huit ans écrivent des chefs-d’œuvre), l’écrivain normal prend du temps, ça peut être dix ans, avant de s’épanouir. Je ne sens pas suffisamment présente cette relève. Ou bien, si elle est là, elle n’est pas suffisamment encadrée. Il manque à Port-au-Prince et dans tout le pays, plus de chaleur, plus d’échanges au point de vue de la création. On n’évolue pas suffisamment dans ce sens-là. Cela nous manque.

L’Insularité

Je n’ai pas l’impression de vivre sur une île. Oui, je vais à la mer. Dans plein d’endroits à Port-au-Prince, on voit la mer. Mais je n’ai pas cette sensation-là [l’insularité], physiquement ou géographiquement. Je n’ai pas de solidarité ou bien d’amitié avec des écrivains parce qu’ils habitent une île. L’affinité ne se circonscrit pas à une question d’être insulaire ou de ne pas l’être. Mes amitiés, mes sympathies, ça passe d’un être à un autre, pas d’un habitant d’un continent ou d’un habitant d’une île.

J’aime bien l’idée d’un endroit tropical, de cette chaleur qui fait que je suis aux tropiques et non pas en Amérique du nord. Mais strictement, en terme d’être une insulaire, je ne pense pas que cela ait pour moi une importance particulière, ou une influence particulière sur ce que je suis. Si l’on veut parler d’enfermement, l’enfermement est d’abord à l’intérieur de soi-même avant d’être géographique.

Peut-être parce qu’Haïti est à deux pas de la Floride et on peut toujours traverser et aller en République dominicaine, on n’est pas vraiment isolé. Je n’ai pas cette sensation d’être à l’écart, d’être isolée. L’enfermement, il est dans nous-mêmes, on est enfermés dans le présent. C’est une insularité qui est dans ma chair, et elle est dans mes espoirs dans le sens que l’enfermement, c’est le fait de ne pas pouvoir envisager l’avenir avec sérénité. C’est ça pour moi être enfermée, plus que d’habiter sur une île que je peux laisser maintenant avec l’Internet, avec la technologie ; on voyage, on n’est pas coincés, mais c’est une affaire plutôt métaphysique, cet enfermement pour moi sur une île.


Kettly Mars

Mars, Kettly. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Port-au-Prince (2009). 26 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 7 avril 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Linda Brindeau.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 7 avril 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020