Kettly Mars, Le Sanglot des Étoiles – Boutures 1.2

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Roman
vol. 1, nº 2, pages 17-18

 

Il lui mit la tête sous le robinet. La morsure de l’eau froide dissipa un instant la brume assombrissant l’esprit de Noriko. Après l’effort, Pierre haletait un peu, cherchant son souffle, lèvres entrouvertes. Bien que Noriko ne pesât pas lourd, la porter de la voiture jusqu’à la chambre l’avait faibli. Un instant, ses vieilles peurs le reprirent. Cinq ans depuis sa défaillance cardiaque… Il ne fallait pas que son coeur s’emballe, pas en ce moment où il regardait Noriko, appuyée contre le lavabo, la tête penchée en avant, les cheveux dégoulinant d’eau collés à son visage, son cou, essayant de retrouver ses esprits sans y parvenir.

Il était passé quatre heures du matin. Pierre sourit d’un sourire ensommeillé. Ses paupières pesaient de tout le poids de la nuit. Il se tenait debout avec peine et dut s’appuyer contre le mur de la toilette exiguë. La petite salle d’eau suffisait à peine à les contenir tous les deux et devenait un radeau où s’accrochaient leurs vies. Il n’avait pas imaginé que cette soirée se terminerait ainsi, noyée dans leur ivresse.

Cela valait mieux, pensa-t-il. Les paupières à demi fermées, Pierre jouissait de la scène. Il se retrouvait dans la brusque et violente intimité d’une femme et savourait l’instant sans impatience, sans attente. Noriko dialoguait avec les ombres. Elle resta là un long moment, en équilibre précaire, se parlant à voix basse. Une conversation chuchotée dans une langue saccadée, terminée par des notes plus longues, plus appuyées. Elle rouvrit les yeux, regarda autour d’elle, le vit, sourit, tenta de se mettre debout. Elle n’y parvint pas, vacilla, et allait tomber quand Pierre l’attrapa sous les aisselles.

Sur tout le trajet du retour, elle avait été la proie de vagues de nausée. En trois fois, il dut arrêter la voiture sur le bas-côté de la route pour la laisser épancher son trop-plein. Le vin du dîner, puis le trempé d’Yvan bu une bonne partie de la nuit dans la chaleur étouffante du badji l’entraînèrent dans un tourbillon aussitôt que la voiture commença à rouler.

Rejin Leys

Désertes et sombres, les rues semblaient receler d’indicibles malheurs. Pierre n’aima pas sa situation, le calme trop pesant l’oppressa. Vulnérable, il se sentit vulnérable dans la nuit. Sans une arme, sans défense, sans réflexes. Pour garder la tête claire il devait faire un effort mental presque au-dessus de ses forces. Il lutta tout le temps contre une forte tentation de sombrer. Noriko repliée sur elle-même paraissait encore plus petite sur le siège.

Au portail de la pension, il perdit du temps à fouiller dans le sac à main de Noriko pour trouver la clé de sa chambre. Il palpait des babioles imprécises, petits trucs qu’elle manipulait tous les jours, encore imprégnés de son parfum. En le faisant il eut l’étrange impression de la toucher aussi. Heureusement, le studio se trouvait dans le jardin. Monter des escaliers en la portant nécessiterait des forces que l’alcool lui avaient ravies.

Après l’avoir rafraîchie, Pierre décida d’allonger Noriko sur le lit. La robe trempée collait à sa peau. Il eut du mal à la déshabiller. Il frôla ses petits seins nus, sa main s’attarda sur ses hanches étroites quand il fit glisser le slip mouillé le long de ses jambes graciles. Le corps sans réaction de la femme abandonnée à l’ivresse le troublait mais ne soulevait en lui aucun désir. Elle se laissait faire, incapable de réagir, tout à fait embrumée. Il la recouvrit ensuite des draps frais. Elle dormait déjà. Pierre sentit alors la fatigue lui mordre les reins. Il rentra chez lui juste avant l’aube.

Dimanche. En ouvrant les yeux vers le milieu de la journée, Pierre eut conscience d’un léger mal de tête. La revanche de l’alcool… Malgré son malaise, il aima l’heure imprécise, le ciel gris. Novembre, traversé de soleils incertains, seyait bien à son humeur un peu floue. Se remémorant la soirée de la veille, un frisson le parcourut tout entier. Cela lui faisait physiquement du bien d’y penser. Vivre la nuit, défier les ombres, boire jusqu’à se griser… Des sensations anciennes mais renouvelées stimulaient son être. C’était bon ce sentiment de se réveiller. D’avoir dans la tête une petite flamme qui vient de naître. Il ressentait une douce lassitude.

Quand il pénétra dans la salle à manger, il trouva le couvert du déjeuner déjà mis. Un magazine en main, Pierre se perdit dans un profond canapé du vivoir, feuilletant paresseusement les pages. Il s’étira, alluma le stéréo dont le bouton se trouvait à portée de sa main. Une mélodie fluide filtra des hauts parleurs, faisant frémir la lumière du jour. Sur la terrasse, Danielle soignait ses fleurs en pots. Elle lui fit signe de la main et poursuivit son occupation. Il la regarda se mouvoir, fraîche dans sa robe bigarrée, fraîche et coutumière. Une femme intelligente. Elle allait bien au décor dont tous les éléments se fondaient dans un ensemble harmonieux. Il était soigné, nourri, blanchi avec amour et dévotion. Toute l’ambition de Danielle consistait à tisser autour de lui un cocon de confort, de chaleur, d’affection, d’où il s’échappait peut-être parfois mais où il revenait toujours panser ses blessures. Une douce prison… Pierre en mourrait à petit feu.

Ingrat… vieil égoïste… ces mots s’inscrivirent en lettres désabusées sous ses paupières fermées. À chacune de ses nouvelles amours, il se reprochait son cynisme. Cependant, avec les années, ce reproche s’était affadi, blasé, devenant un simple réflexe. Tout au fond de lui-même, il savait avoir un besoin vital des attentions et de la présence de Danielle car cette présence lui servait de prétexte pour s’évader. Il lui fallait toujours une prison d’où s’enfuir, une raison de chuter. La sécurité que lui apportait Danielle lui permettait d’apprécier, selon son loisir, l’intensité des brèves amours. Mais pour la première fois depuis longtemps, cette vie lui pesait, il s’enlisait.

Noriko… Noriko peu à peu le tirait de sa léthargie. Avec elle, il voulait tester encore sa vigueur, boire les nuits jusqu’à l’ivresse, s’engouffrer dans d’autres petits matins aux carrefours d’une ville déserte.

Ce jour-là, il décida de ne pas sortir de la maison. Il n’avait pratiquement pas vu sa compagne de toute la semaine. Elle cachait mal un petit air délaissé. Pierre savait qu’elle l’avait attendu toute la nuit. Danielle le regardait de loin, des questions plein les yeux. Quand elle eut terminé son travail, elle le rejoignit au salon. Des gouttelettes de sueur perlaient sous sa lèvre inférieure. La chaleur du milieu du jour échauffait son teint, des petites mèches de cheveux s’échappant de son chignon couronnaient son visage en feu. Pierre ressentit envers Danielle un élan de tendresse. Il se mit debout, s’approcha d’elle, lui passa les bras autour du cou. Danielle se colla à lui, posa la tête sur son épaule. Un geste d’abandon, de désespoir aussi. Pierre sentit dans la peau de Danielle, dans son silence, une telle soif d’affection, un tel besoin d’aimer et d’être aimée qu’il en eut mal. Pour elle. Pour cet amour qu’il ne méritait pas, auquel il ne savait plus répondre. Un instant il fut la proie d’une grande confusion. Il la serra plus fort, sans dire un mot.

(Extrait d’un roman à paraître)

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Haïti: Cinq années de textes et chansons des Vendredis littéraires de l’Université Caraïbes, Anthologie sonore, Vol. 1. Production Eritaj, 2000.

Une anthologie sonore de textes et de chansons dits par leurs auteurs et des interprètes. Inauguré en 1994 et animé par l’écrivain Lyonel Trouillot, Les Vendredis littéraires est un lieu de rencontre littéraire, sans distinction d’âge, de sexe…

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Kettly Mars
Née à Port-au-Prince, poète et nouvelliste, Kettly Mars a reçu le prix Jacques Stephen Alexis de la nouvelle en 1997. Elle a publié notamment Feu de miel (poèmes 1997), Parfums d’encens (nouvelles 1997).

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020