Justin Lhérisson, Les Parents de Zoune

extrait de Zoune chez sa ninnaine (1906)

Le père de ZOUNE était un paysan courtaud, épaulu, solidement charpenté. Il avait une tête de « bocor » [1], aux cheveux touffus et emmêlés. Très réputé pour son endurance au travail, il n’y en avait pas comme lui pour manier, avec ses mains dures et calleuses, la houe ou le « couteau-digo » [2].

La plante de ses pieds était une curiosité ; plus solide, plus résistante que le meilleur cuir de bœuf, elle écrasait les piquants d’acacia et de bayahonde dont les pointes dangereuses n’osaient jamais le piquer jusqu’au vif. Aussi allait-il sans « sapates » dans les « crabinages » [3] et les halliers.

Très loquace avec son monde, le père de ZOUNE était d’une timidité excessive en présence des étrangers, des gens de la Ville. C’est à peine s’il pouvait leur parler : il répondait invariablement par une kyrielle de oui aux questions qu’on lui posait ; il n’y ajoutait un apisollement [4] ou un cé parole ! – que pour rompre la monotonie de son langage. Au fond, avec ses regards obliques, c’était un madré compère. Sous l’enveloppe grossière d’un Bouqui, il cachait l’âme d’un Timalice.

Il possédait trois carreaux de terre ; l’un lui était échu par héritage ; il en avait acquis les deux autres par « ses sueurs et son courage ». Comme il avait autant de « ménagères » qu’il y a de jours dans une semaine, il avait sectionné son bien, et en avait donné un lopin à chacune, à charge pour elles, de les cultiver pour leur propre compte. Il ne s’était réservé qu’un jardin planté d’arbres fruitiers, de caféiers, de maniocs et d’ignames, – et qu’un « barré » d’herbes Guinée. Pour toute redevance, il ne réclamait de ses « mammanspitites » que le boire, le manger et le coucher. Celles-ci, quand elles étaient de service, s’en acquittèrent avec d’autant plus de dévouement que toutes luttaient pour le retenir à demeure. Elles avaient même recouru aux sorciers pour activer cet heureux dénouement. Malgré le « précipité » dont elles faisaient un grand usage, leur homme ne penchait ni d’un côté ni de l’autre. Il montrait d’ailleurs plus d’amour, plus d’attachement pour son champ. Il l’aimait par dessus tout. C’est vers lui le matin, à l’heure où les poules descendent des arbres, qu’il dirigeait les pas, sa houe sur l’épaule, sa manchette à la main. C’est à lui qu’il confiait, enfermés dans une calebasse, ses titres, ses « d’Haïti, gourdins et calins ». Sous la pluie, sous le soleil, c’est lui qu’il remuait ou qu’il ensemençait. Souvent, en plein midi, le torse nu, n’ayant qu’un chapeau de paille sur la tête, il sarclait, « balisait, brûlait le bois-neuf » ou bien faisait sécher le café sur les glacis.

Ce rude laboureur était le treizième fils de TICHÉRY BODIO. Bien que dans son « baptistaire » il eût pour prénom et nom ISMAEL TICHÉRY, on l’appelait MARÉCHAL TICOQ. Il ne protesta jamais contre ce surnom ; au contraire, il y tenait mordicus.

La raison en est qu’il ne voulut sans doute qu’on oubliât que, pendant quelque temps, il fut un gradé dans notre maréchaussée rurale, et que nul plus que lui ne pouvait prétendre au titre de « coq » de la section.

« Quand à ça ! » – il avait le bec solide et prompt ; aussi, dans les moindres « boulevas » [5] portait-il son coup préféré : le coup de salière…

Vous ne sauriez croire à quel point je m’intéresse à ces petits problèmes patronymiques. Ils constituent quelquefois de très amusantes devinettes. C’est pour moi, je l’avoue, une véritable récréation. Si nos TI COQ, TI CRABE, TIZO me mettent en bonne humeur, je pouffe positivement en présence de nos Napoléon qui, embêtés de ne pas ressembler, même de profil, au Corse aux cheveux plats, vous abordent un beau matin et vous disent : – « Nous nous appelons désormais LINDOR » – quand ils ne vous renvoient pas aux colonnes d’annonces des journaux où ils prient le public de les considérer comme JACQUES aîné, JULES cadet, CHARLES fils ou MENTOR jeune… avec le même paraphe.

Dans nos campagnes ces changements de noms sont à ce point courants qu’ils permettent difficilement d’établir l’identité d’une personne ou de dresser son arbre généalogique : un travers, une infirmité, une aventure quelconque vous débaptisent un homme sur l’heure. Ajoutez à cela qu’on peut être facilement induit en erreur par les mots oncle, frère et cousin auxquels nos paysans donnent un sens extensif. Tout vieillard pour eux est un grand parent ; ils l’appellent indifféremment, avec le respect dû aux cheveux blancs tonton ou n’oncle ; ils embrassent dans un même amour leurs frères de baptême et leurs frères utérins et consanguins : – enfin ils se traitent entre eux, de cousin et de cousines.

Généralement dans ces centres ruraux les noms sont des sobriquets, des « noms-jouète » ou petits noms, des « noms-vengnants » ou noms de guerre.

Sans ces explications, auriez-vous compris peut-être que ZOUNE, en réalité, devrait s’appeler ZÉTRENNE BODIO, et MARÉCHAL TICOQ, – ISMAEL TICHÉRY BODIO ?

Me croirez-vous d’autre part si je vous apprends que, de CHÉRISE BIOSBLANC, la mère de ZOUNE, – les malicieux habitants de Pays-Pourri avant trouvé le moyen de faire… SOR POUM ?

Oui, mon ami, c’est par ce bruit insolite qu’on désignait cette paysanne – et, ce qui est fait pour étonner –, elle accepta bravement ce surnom et le porta « sans bruit sans compte ».

En voilà une qui eût fait bonne figure à la cour du roi Pétaud !…

À voir les yeux vagues de SOR POUM, sa face tranquille où s’aplatissait un nez aux larges narines ; à considérer son air sauvage et embarrassé – à entendre sa voix molle et traînante, on l’eût crue incapable de tuer une puce. Jamais pourtant apparence ne fut plus trompeuse. Des ménagères de TICOQ, c’était la plus rusée, la plus débrouillarde, la plus intelligente. Elle savait très bien compter sur ses doigts ou à l’aide des grains de maïs ou de pois ; elle vendait des œufs pourris pour des œufs frais ; dans sa calebasse d’huile de palma-christi, elle versait toujours du sirop ; son sac de café contenait au moins cinq livres de petites pierres imitant la couleur de cette fève ; enfin, à sa manière, elle répondait œil pour œil, dent pour dent aux pratiques déloyales des gens de la Ville qui, spéculant sur l’ignorance de nos habitants, leur réservent tout ce qu’ils ont d’inférieur, de falsifié ou de zagribage, quand ils ne leur appliquent pas, en achetant leurs denrées, une arithmétique spéciale dont une des beautés éclate en ce calcul archi-fantaisiste :

     9 fois 9 = 42, nous donnons 4, mais nous ne retenons rien.

SOR POUM ne se laissait trimbaler à hue et à dia que par son homme ; seul TICOQ était son maître et seigneur ; devant ce mâle robuste elle n’était qu’une femelle passive et respectueuse.

Enceinte ou nourrice (ces deux états alternaient toujours) elle s’attelait à la besogne comme une bourrique. Tous les jours, de bonne heure, suivie à la file de sa petite troupe de marmots, les uns tout nus, les autres en tanga, elle allait puiser de l’eau à la source voisine ou chercher du bois sec dans la forêt ; puis elle se rendait au champ.

Une ou deux fois par mois, on la voyait au bord de la rivière lessivant, à grands coups de battoir, vareuses, pantalons, caracos et casaques.

À l’époque de la récolte, c’est elle qui descendait en ville. De ses pieds infatigables, elle faisait des lieues et des lieues. Précédée de sa bête de charge dont elle tenait le long licou, et portant elle même sur la tête un panier rempli de fruits et de vivres, elle trottait par des routes enfoncées et rocailleuses. On s’étonnait de la voir marcher aussi allègrement, car elle avait un enfant assis à califourchon sur ses hanches et retenu à son dos par un morceau de colette dont les bouts formaient un nœud solide sous ses mamelles pendantes.

Elle ne faisait jamais plus d’une journée à Port-au-Prince. Ses denrées vendues, elle mettait son argent dans une grande « saquitte » enfouie dans son corsage et dont le cordonnet lui passait autour du cou. Elle la tâtait, l’ouvrait, la fermait de temps en temps. Si par malheur, un « goudin » venait à manquer, elle ameutait toute une foule par de bruyantes lamentations…

Posément elle s’acquittait des commissions ; sans se hâter aussi elle faisait ses emplettes. Et quelles emplettes ?

Sa provision se composait presque des articles suivants : du sel, une ou deux « marques » de morue, ou de petit-salé ; du suif de bœuf ou de mouton ; des paquets d’afibas ; rarement un mouchoir des Indes, quelques aunes de gros bleu ou de ginga. Mais elle rapportait invariablement à sa marmaille du « bon sirop » ou du « doucounou », ou à son TICOQ une ou deux fioles de tafia ou une tête tabac mannoc (– c’est la ville de New-York qui a subi cette transformation.)

Elle réservait les « cacabœufs » [6] et les sucres d’orge pour sa petite ZOUNE si frêle et si rabougrie.

La pauvre enfant avait une déplorable complexion. Elle était toujours malade. Au lieu de lui prodiguer les soins que réclamait son état, ses parents superstitieux au dernier degré, préférèrent lui mettre au cou un collier « rangé » [7], fait de nœuds de ficelle, et la plonger deux fois par jour dans un bain d’une puanteur repoussante. Car pour eux, ZOUNE était sous l’influence de « mauvais air » [8]. Ils soutenaient, à l’entendement des gens du voisinage dont ils soupçonnaient quelques-uns, que c’étaient bien des zombis, des cochons sans poil, qui, à l’aide d’un invisible calumet, suçaient à distance le sang de leur fille.

On ne pouvait leur ôter cela de la tête. Aussi, chaque nuit, pour conjurer ces démons, brûlaient-ils des cornes de bœuf et de l’assafœtida et lançaient-ils sur le toit de leur chaumière du sel et des grains de « hoholi »…

Comme ces simagrées n’amenèrent aucun changement, SOR POUM, sur les conseils de sa grande se décida à faire baptiser l’enfant. Il en était plus que temps ZOUNE devait avoir plus de dix ans…

Notes:

1. Magicien.  [retour au texte]
2. Serpette.  [retour au texte]
3. Branches épineuses mises en tas.  [retour au texte]
4. Certainement.  [retour au texte]
5. Corps à corps.  [retour au texte]
6. Petit gâteau ayant la forme de la bouse des bœufs.  [retour au texte]
7. Doué de vertu magique.  [retour au texte]
8. Esprit maléfique.  [retour au texte]


Cet extrait est tiré du roman de Justin Lhérisson, Zoune chez sa ninnaine, publié pour la première fois en 1906 aux éditions A.A. Héraux à Port-au-Prince. L’extrait a été choisi et repris par Jean Jonassaint dansDes romans de tradition haïtienne: sur un récit tragique. Paris / Montréal : L’Harmattan / CIDIHCA, 2002, 2e partie, pages 19-22.


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mis en ligne : 11 septembre 2004 ; mis à jour : 26 octobre 2020