Julienne Salvat, 5 Questions pour Île en île


Julienne Salvat répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 25 minutes réalisé le 25 septembre 2009 à Saint-Paul de La Réunion par Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Duckens Charitable.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Julienne Salvat.

début – Mes influences
05:48 – Mon quartier
13:01 – Mon enfance
16:53 – Mon oeuvre
20:52 – L’insularité


Mes influences

Très curieusement, le premier livre que j’aie eu entre les mains, c’est Les malheurs de Sophie, de la Comtesse de Ségur. Si j’en parle, c’est parce que cela a été ma première lecture courante, comme on dit à l’école (enfin comme on le disait quand j’étais enfant). Ce livre se trouvait dans un endroit complètement incongru, c’est-à-dire dans le salon de la case de mon grand-père, à la campagne au Morne Rouge, dans un salon où l’on avait les fauteuils créoles, les berceuses, la table, le petit guéridon avec un napperon, le bouquet de fleurs, et un livre à côté. Les gens mettaient un livre sur la table. Cela ne signifiait pas qu’ils étaient des lecteurs, mais ça faisait partie d’une espèce de décor. Et Les malheurs de Sophie, c’était la fameuse collection Rouge et Or. J’ai avalé ce livre ; j’ai découvert que, avec les mots, on pouvait imaginer, ou entrer dans des univers qui n’étaient pas les nôtres. Cela ne signifiait pas que je m’identifiais aux personnages, à Sophie, Madame De Réan, et cetera. Je les sentais vraiment différents. C’était des blancs et c’était dans une autre époque. Mais, j’ai été saisie par ce livre. De sorte que j’ai lu dans mon enfance tous ces livres pour les enfants, l’ensemble des textes de la Comtesse de Ségur, et des romans que l’on nous faisait lire quand j’étais à l’école primaire : des auteurs du XIXe siècle comme Georges Sand et Balzac qui pouvaient être lus par des jeunes, et quand je suis entrée au lycée. Malheureusement, c’était la période de la guerre : il y a des auteurs qui m’ont échappé. Je n’ai pu lire, par exemple, Alain Fournier ou Saint-Exupéry que quand j’ai commencé mes études supérieures à Lyon.

Il y a eu un événement en 1945, je crois, ou en 1950. Je suis en cinquième ou en sixième, et sort le Cahier d’un retour au pays natal [d’Aimé Césaire]. Je ne savais pas ce que c’était et je ne l’avais pas lu à l’époque (je ne l’ai lu qu’au cours de mes études supérieures). Mais je sais une chose – et cette phrase m’a poursuivie – les gens très simples disaient, « c’est un livre qui a été écrit par un nègre qui fait sourire la grammaire française ». Cette phrase, je ne l’oublierai jamais. La chance de ma vie – ce qui a été le début de ma vraie formation et de ma véritable prise de conscience –, c’est la rencontre avec Frantz Fanon. Fanon terminait ses études et venait de faire sa thèse, et [Peau noire, masques blancs] venait de sortir. Alors que nous, nous étions de la génération qui commençait les études. Fanon était beaucoup plus âgé [que nous]. Notre nostalgie, nos regrets de l’île, notre incapacité à nous adapter, tout cela l’agaçait. Quand j’ai trouvé ce livre en librairie (j’ai encore cet exemplaire des éditions du Seuil de 1952), j’ai été transformée. Je me suis rendu compte qu’on pouvait me parler, qu’on pouvait parler de moi. Ce n’était pas simplement des histoires qui se passaient ailleurs. C’était moi, et Fanon disait des choses sur moi que je ne connaissais pas, ou que je ne voulais pas connaître. À partir de ce texte, quelque chose s’est déclenché. J’ai passé tout l’été à lire des auteurs dont je ne connaissais pas l’existence auparavant et auxquels ils [Césaire et Fanon] faisaient allusion, c’est-à-dire les noirs américains comme Richard Wright et Claude McKay. Et puis, j’ai été amenée bien entendu à lire les existentialistes, comme Simone de Beauvoir, Sartre et beaucoup d’écrivains sous l’influence soviétique. Je dois signaler cela, parce que la découverte d’auteurs comme Aragon et Elsa Triolet en même temps que les existentialistes et Césaire a fait une espèce de magma. Je n’en suis pas sortie indemne.

Plus tard, il y a eu évidemment toute la littérature antillaise de la Martinique et de la Guadeloupe. Césaire, Damas et Senghor, bien sûr, la trilogie de la négritude. Et puis, les écrivains haïtiens, les écrivains latino-américains, et les grandes figures féminines de la littérature anglo-saxonne du XIXe siècle en particulier. Pendant une période de ma vie, j’ai eu une vraie boulimie de lectures venues d’un peu partout. Ma poésie est peut-être née de cela et, ensuite, de la rencontre que j’ai faite avec la littérature réunionnaise quand je suis arrivée à La Réunion. Elle s’est faite de façon curieuse, comme j’étais comédienne amateure, j’ai été amenée à lire des auteurs réunionnais, le premier d’entre eux étant Jean Albany. Même si Albany et le mouvement de la créolie ne se superposaient pas vraiment à mon expérience, ils ont été vraiment les déclencheurs de mon écriture poétique.

Mon quartier

Je suis un rat des villes et j’aime beaucoup la campagne. J’aurais préféré avoir vécu à la campagne, mais je suis un rat des villes. J’ai grandi à Fort-de-France ; je suis née en 1932. J’ai vécu à une période extrêmement intéressante. J’ai vécu dans le quartier de Terres Sainville, au début de la rue Britmer, en allant vers la mairie et en allant vers La Levée, là où l’on quitte le centre de Fort-de-France. Mon souvenir, c’est cette grande levée de terre où il y avait des flamboyants, que l’on a coupés par la suite pour faire le boulevard du Général de Gaulle. À l’époque, c’était une avenue avec d’immenses arbres rouges, et les voitures allaient de part et d’autre de cette levée de terre.

J’ai un souvenir précis, quand j’avais tout juste trois ans : j’avais fait ma première fugue. J’avais quitté la maison familiale pour traverser La Levée, ce qui était possible à cette époque pour un enfant, pour aller dans ma petite école payée à la rue Louis Blanc. Au début, j’avais été extrêmement réticente à l’école, mais après, je voulais y aller tous les jours. Un jour où l’on m’avait dit que non, c’était un jour où l’on n’allait pas à l’école, j’ai faussé compagnie à mes parents et je suis allée à l’école. Je me souviens de cette aventure, de ce moment où j’ai traversé la ville, traversant La Levée, avec toutes les transformations de Fort-de-France, C’était ce que l’on appelait une espèce de culture de cour : les gens vivaient dans des ensembles qui étaient faits de petites maisons, presque toujours orientées sur une cour où les femmes se réunissaient pour papoter, pour coudre, pour chanter, pour s’occuper des enfants, et cetera. C’était quelque chose d’extrêmement vivant. Il y avait une part de ruralité là-dedans, et je me souviens surtout de l’ambiance de l’univers féminin, parce qu’il y avait beaucoup de femmes : des tantes, des amies, des cousines, des marraines… Ce sont des bruits, des odeurs, et des rires et des chansons qui s’associent pour moi à cette première période de ma vie entre et trois et six ans.

Je suis allée au lycée à Fort-de-France.

La seconde ville qui a compté pour moi, c’est Lyon où j’ai commencé mes études. Il m’y est advenu toutes sortes d’expériences livresques, et une prise de conscience politique, même si cela n’a pas duré. Lyon est une ville où j’ai découvert des choses très belles : l’architecture des pays européens, les églises, des lieux d’histoire, et un beau théâtre romain qui s’appelle le théâtre de Fourvière. J’ai aussi découvert quelque chose de terrible : le racisme, que je ne connaissais pas. J’étais trop jeune – j’avais dix-huit ans quand j’ai quitté la Martinique – et nous n’avions pas les moyens d’information de maintenant. Très peu de gens avaient la radio chez eux [à la Martinique] et je ne lisais pas les journaux. Bien sûr, ils ne parlaient pas de cela. Il n’y avait pas de télévision et on ne voyait pas cela au cinéma. J’ai été vraiment dans la situation de celui que décrit Fanon, c’est-à-dire j’avais une peau noire et un masque blanc. Finalement, le masque est tombé, et là, j’ai découvert autre chose. Lyon est pour moi cette ville-là. Et c’est une ville qui est très belle, avec cette rencontre de deux fleuves, le Rhône et la Saône. Très curieusement, c’est aussi un pays de fusion, parce que de grands événements culturels comme, par exemple, la Renaissance française, se sont passés là. Les grands évènements de l’histoire ouvrière, l’histoire des Canuts, tout cela s’est passé à Lyon. C’est une ville très complexe qui m’a marquée.

Et puis il y a eu la ville où j’ai poursuivi ma vie et qui est l’un des pôles de mon existence actuelle : Bordeaux. Celui que j’ai épousé et avec qui j’ai eu mes enfants, il est de Bordeaux, d’origine catalane, c’est-à-dire que quelque part aussi il avait tout un travail d’identification à faire. Et Bordeaux, c’est une ville à laquelle la Martinique a été rattachée pendant longtemps, puisque nous n’avions pas d’académie aux Antilles. L’académie des Antilles, c’était Bordeaux. Il y avait une majorité d’étudiants bordelais qui étaient des Antillais. Il y a eu cette ambiance très curieuse de présence africaine qui ne se disait pas. Il y a pour moi quelque chose d’un peu charnel à Bordeaux, puisque j’y ai une famille et je suis intégrée à une parentèle bordelaise. C’est le lieu où je vais quand je ne suis ni à La Réunion ni aux Antilles : à Bordeaux.

Il s’est trouvé que pour des raisons administratives et personnelles, nous avons dû partir vivre à l’île de La Réunion. Là, j’ai découvert la troisième ville de ma vie, ou plutôt la quatrième : Saint-Denis de La Réunion. Ce qui est essentiel dans mes rapports avec La Réunion, c’est que Saint-Denis m’a rendu mon enfance, quand je suis arrivée. Le quartier où j’habite, c’est un quartier border-line. C’est un faubourg finalement, le quartier Saint-Jacques, qui avait quelque chose d’un peu rural dans les années soixante. J’y ai retrouvé un mode de vie qui était un peu ce que j’avais connu dans mon enfance. C’est-à-dire, ma femme de ménage, ce qu’on appelle la nainaine et qui s’est beaucoup occupée des enfants, elle venait d’une cour, elle traversait la rue et venait chez moi. Le soir, les enfants la raccompagnaient. En y allant avec eux, je retrouvais des femmes qui entretenaient des relations dans le voisinage, qui cousaient, qui préparaient et vannaient le riz, qui préparaient la cuisine, exactement comme j’avais vécu cela à Fort-de-France. Et puis, j’ai été témoin de la transformation de la ville de Saint-Denis, de ce que l’on appelait le « Tiers-monde » en ville de « pays en voie de développement » : la transformation des rues, l’invasion de l’automobile, l’incapacité pour les gens de vivre avec le rythme dans les paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance. Je pense que beaucoup de Réunionnais doivent souffrir de cela parce que maintenant, on met les gens dans des HLM, dans des cités et il s’ensuit tous ces phénomènes qui sont exactement les mêmes que ceux de la France métropolitaine, c’est-à-dire la délinquance, le chômage et la désespérance d’un peuple. On peut la lire maintenant dans cette ville.

Mon enfance

Ce qui m’a marqué dans mon enfance, c’est effectivement d’abord cette présence féminine, le rapport avec ma mère, et la découverte de l’école. L’école m’a terriblement marquée. Le premier jour, j’ai senti cela comme une sorte d’arrachement. On m’envoyait dans un endroit que je ne connaissais pas, et je perdais ma mère. Progressivement, je me suis aperçue qu’il y avait d’autres enfants, et surtout qu’il y avait une personne avec un bâton, une baguette de bambou, qui écrivait à la craie des signes sur le tableau et qui les faisait répéter aux gosses. Cela m’a charmé tout de suite, tout ce rituel de la répétition de phrases et des tables de multiplication. Tout cela ne me concernait pas, parce que nous étions les petits. Les grands étaient devant, et apprenaient la lecture, la récitation, l’arithmétique, et cetera. Nous, les petits, nous étions occupés à faire du dessin et nous répétions ce que disaient les grands. Alors, j’ai connu comme ça, en répétant comme un perroquet, les douze mois de l’année, les sept jours de la semaine, les cinq parties du monde, et un jour, mes parents se sont aperçus, pendant que je jouais, que je répétais inlassablement : Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492. Mes parents n’ont rien compris à ce que je disais. « Mais pourquoi dit-elle ça ? »

Évidemment, ma période scolaire était marquée, interrompue par les fêtes. Ces fêtes familiales importantes qui correspondaient au calendrier liturgique romain, c’est-à-dire surtout Noël et Pâques, ce sont des choses qui m’accompagnent toujours.

Quant aux visages auxquels je pense, à toutes les périodes de ma vie, l’image qui m’accompagne souvent, et qui est toujours présente – pourtant, c’est quelqu’un avec qui je n’ai pas eu beaucoup de contact à cause de son tempérament – c’est celle de mon grand-père maternel. C’était un mulâtre illettré, un paysan, c’était ce qu’on appelait un colon à cette époque. Comme beaucoup de mulâtres (je ne sais pas si cette mentalité-là subsiste encore chez nous), il se plaçait à une place particulière dans la hiérarchie sociale et raciale. Mon grand-père, petit-fils de béké, était extrêmement imbu de sa personne. Ce n’était pas de l’arrogance, c’était une espèce de fierté mal placée. C’était quelqu’un qui impressionnait son entourage parce qu’il était plus aisé que les gens qui vivaient autour de lui et il avait su tenir une distance telle que les autres le considéraient comme un maître, un propriétaire foncier, quelqu’un de différent. Même avec nous, et c’est là où il y cette espèce de faille – j’en souffre beaucoup actuellement alors que je suis une personne d’un certain âge – il n’avait pas de contact avec ses petits-enfants, alors qu’il avait tant de choses à nous dire. Cette chose pathétique dans ma vie, j’en parle dans une nouvelle du recueil Camille [récits d’hier et d’aujourd’hui] édité par Ibis Rouge, où je raconte comment cet homme, à qui il était arrivé des choses extraordinaires, n’a pas su nous les transmettre. Je vis avec cette espèce de manque du maillon qui aurait pu se constituer entre mon grand-père et moi, alors que maintenant j’ai une volonté d’écrire et de fixer des choses, mais je ne le peux pas parce que je n’ai pas tout reçu. Je n’ai reçu des choses que par bribes…

Mon œuvre

Quand je suis arrivée à La Réunion, comme tous les jeunes, j’avais déjà écrit des poèmes. Certains d’entre eux se retrouvent dans les anciens journaux du lycée des années cinquante. C’était des choses très parnassiennes, sous l’influence des poètes comme Verlaine. Je sentais que j’avais cette possibilité-là, mais je ne l’avais pas creusée. Le contact avec la création réunionnaise à une époque des années 1980 où il y avait une sorte de bouillonnement a vraiment confirmé ma vocation. J’ai commencé à écrire des poèmes, dont certains recueils ont été publiés à La Réunion. Et puis, beaucoup de personnes me disaient que la poésie dérange toujours un peu, parce que la mienne est, paraît-il, difficile. Beaucoup de gens me disaient « mais pourquoi est-ce que tu n’écris pas un roman, tu sais des choses, tu as vécu des choses, tu as déjà un certain âge, tu pourrais nous faire part de ton expérience ».

Je ne voulais pas au début, puis l’évènement déclencheur a été la mort de mon compagnon. Très curieusement, cela m’est arrivé à un endroit tout à fait imprévu, à Avignon. C’est à Avignon que j’ai pris la décision d’écrire un roman, et c’est pour cela qu’il s’appelle La lettre d’Avigon. Je me suis trouvée devant un vide, je me suis dit : « tu n’as jamais essayé d’écrire en prose, comment vas-tu faire ? » J’avais pourtant préparé l’agrégation, j’avais su qu’il y avait des techniques littéraires, et cela m’embêtait. Je n’avais pas envie d’entrer dans des problèmes de forme ou de structure, alors j’ai triché et je me suis dit que j’allais écrire une lettre. Le roman est une lettre que quelqu’un qui est à Avignon écrit à une personne qu’elle attend. Cette lettre est l’occasion de parler d’une relation, qui ressemble à une relation amoureuse, et en même temps l’occasion de faire une révision des expériences qu’elle a vécues et des choix qu’elle a dû faire. Je ne voulais pas faire une autobiographie, mais je me suis servi de ma vie et j’ai écrit l’histoire d’une personne. Pour faire progresser le récit, j’ai introduit d’autres lettres qui sont censées être écrites à des périodes différentes, des lettres soit de moi, soit d’autres personnes. J’interromps le récit pour faire le point sur le roman, sur l’écriture, la négritude, l’engagement et toutes les questions qui nous travaillent à notre époque, surtout celle où l’on écrit. Je l’ai fait soit sous forme d’essais, soit sous forme d’échanges entre des personnes. J’y ai mis également des poèmes, de telle sorte que c’est un vrai salmigondis. Beaucoup de gens le lisent avec intérêt. Des universitaires m’ont dit que ce n’est pas un produit littéraire et ne se vendra pas. Tant pis, il est là, il existe. La lettre d’Avigon est une composition très baroque. J’ai pris ce risque au lieu d’essayer de construire un texte narratif qui m’aurait donné des chances d’être lue par le plus grand nombre.

L’Insularité

L’insularité ? C’est un terme qui crée en moi une crispation. Je n’aime pas ce terme qui a été créé pour nous désigner. Ce n’est pas nous qui disons que nous sommes insulaires. On nous a désignés comme étant insulaires et nous nous efforçons de coïncider avec le portrait qui est tracé de l’insulaire. C’est un peu la même chose que pour l’exotisme : nous sommes « exotiques » et nous le disons, ce qui est complètement ridicule, parce que l’exotisme, l’« exote », c’est celui qui est ailleurs. Je refuse le terme d’insularité qui me désigne parce que ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Je n’aime pas tous ces substantifs abstraits, tous ces concepts qui servent à nommer et qui essentialisent : la négritude, l’insularité, l’identité-ci, l’identité-ça… Je pense que le mot « insularité » me gêne parce que c’est un de ces termes de sociologues, d’historiens ou de littéraires qui a servi à désigner les gens des îles. Encore une fois, on s’est mis à notre place et on a parlé pour nous. On me dit que je suis « insulaire », mais je n’en sais rien finalement. Je suis née dans une île, c’est ce que je sais. Je vis dans des îles et… bon ! On ne dit pas aux gens qui habitent l’Île de la Cité à Paris que ce sont des insulaires. Je ne crois pas qu’il suffise d’être né dans une île pour être insulaire. Ces mots me gênent. Chacun se croit tenu de coïncider avec l’image de l’insularité qui est donnée de l’extérieur.

Ce qui me gène, c’est que « insularité », comme « négritude », comme « identité-ci », identité « caraïbe »… – même « métissage » à la limite – ce sont des termes qui, au singulier, renvoient à des concepts qui essentialisent. C’est-à-dire que, on est de la négritude, on est de la Celtitude, on est d’autre chose. Dans cette façon de se camper dans un être, on exclut le reste. Or, nous vivons dans un monde où, progressivement, les gens se rencontrent, voyagent et se marient alors qu’ils sont différents. Ils vont habiter les uns chez les autres, ils sont appelés par la culture ou par l’histoire des uns et des autres. Les gens se découvrent multiples. Les progrès des différentes sciences, et même les progrès de la pensée elle-même – les techniques de pensée – nous montrent bien que les hommes ont toujours bougé, que l’homme a toujours été (pour reprendre un mot que j’aime beaucoup, et qui vient de Montaigne, un auteur avec qui j’entretiens une relation toute particulière, Montaigne dit dans ses Essais) « je suis un homme mêlé ». Montaigne dit que « quand je vais à l’étranger, je me jette aux tables les plus épaisses d’étrangers – je ne veux pas être avec les Français – parce que c’est là où j’apprends quelque chose ». Autrement dit, on se découvre différent et mêlé, on se découvre multiforme lorsqu’on sait s’ouvrir sur le monde extérieur, et voir que toute l’histoire est faite de personnes qui ne sont jamais restées sur place. Nous avons une sensation d’immobilité, mais c’est faux. Les gens ont toujours bougé. Il y avait ceux qui restaient, mais il y avait ceux qui partaient et qui revenaient. Ceux qui revenaient apportaient des choses qui, d’étrangères, finissaient par être assimilées et à s’intégrer à la personnalité de chacun ou de toute une civilisation. Donc, je refuse l’insularité. Je peux parler des insularités, des insulaires. Je peux parler des négritudes, je peux parler des identités. Mais je ne veux pas parler d’un mot au singulier comme ça. Je refuse.

Je suis de partout, voilà.


Julienne Salvat

Salvat, Julienne. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Saint-Paul de La Réunion (2009). 25 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 5 août 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Duckens Charitable.

© 2010 Île en île


Retour:

/julienne-salvat-5-questions-pour-ile-en-ile/

mis en ligne : 5 août 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020