Joël des Rosiers, « Hommage à Émile Ollivier »

il y a que les peuples manquent de poésie
nous les poètes manquons aux peuples
ma gorge se serre soudain quand j’apprends
que lisant tu séjournes dans un autre royaume
évoquant ces heures où dans les brûleries
nous parlions encore de la vie l’ordinaire comme l’ancestrale
tu préfères maintenant vivre dans l’ombre des urnes scellées
tu vis désormais caché
et la beauté du monde s’est appauvrie
à ton âge d’homme tu sors de la vie
comme si tu étais à peine né
après que tu eusses évoqué ton enfance
dans Mille Eaux avec une élégance stupéfiante
envers le père absenté
respectueux de la parole donnée
les pères ne nous donnent que leur nom
le père de ma mère et ton père s’écrivaient de longues lettres
le père de ma mère hébergeait ton père
il l’accueillait la nuit
lorsque fourbu ton père arrivait de Jérémie
le père de ma mère nomma un fils du prénom
de ton père
les pères ne peuvent rien
les pères ne nous donnent que leur nom
les vieux prénoms demeurent dans la langue des pères
tu t’exclames en mourant
je me meurs
où est la mort où est la mort
quelle affaire
avant que ta parole soit rompue par l’arrêt de ton coeur
à l’instant de ce meurtre dans l’ombre qu’est toute mort
alors que le monde se penche vers sa destruction
alors que l’île au loin se penche vers son engloutissement
ta langue tremblante s’est arrêtée
et je prononce à peine les dernières paroles
qu’elle espérait articuler
car écrivain et penseur de ta pensée
tu sais qui est en toi le vrai narrateur
les hommes sont les jouets du temps
nos vies des feuilles dans le vent
et nos livres sont faits de feuilles mortes
avec les plus faibles nous élevons des ruines au langage
le corps la mort l’affection
sont des reflets de notre ignorance
de ce que nous réserve le passé
tout est soif de la mort qui attire
et la foule des fidèles aujourd’hui rassemblés
autour de toi
accroupis sur les marches
les yeux déjà embués du spectacle de ta mort
continueront de lire tes livres pour engendrer
le secret, la langue intérieure,
l’ombre toujours plus ensevelie
je te donne mon regard d’adieu
mon dernier regard t’accompagne pour le voyage lointain
qui abrège le mal effrayant
dont tu souffrais depuis tant d’années
écrire n’est pas une manière naturelle d’être
c’est pourtant la seule qui nous permet
de saisir le monde à mains nues
c’est l’art
c’est le monde de la solitude
du silence
que requiert la lecture de tes livres
et c’est ta voix qu’on recherchera
ta voix perdue dans l’ombre
ta voix égarée dans la renaissance
et presque silencieuse sur la page
lieu absolu pour la beauté du drame
seules les larmes des peuples sont de vraies larmes

– Joël des Rosiers

Ce texte, « Hommage à Émile Ollivier », a été écrit par le poète Joël des Rosiers et a été lu par lui lors de la Cérémonie d’hommage à Émile Ollivier dans le Hall d’Honneur à l’Université de Montréal le 16 novembre 2002. Il a été publié pour la première fois dans le Bulletin du Centre Québécois du PEN International (hiver 2003). Reproduit avec permission.

© 2003 Joël des Rosiers


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mis en ligne : 10 novembre 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020