Joël Des Rosiers, 5 Questions pour Île en île


Le médecin, poète et essayiste Joël Des Rosiers répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 55 minutes réalisé à Montréal le 15 avril 2009 par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : James Larèche.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Joël Des Rosiers.

Notes techniques : parfois, vous entendrez le bruit du restaurant et le frottement du microphone.

début – Mes influences
16:56 – Mon quartier
20:36 – Mon enfance
37:12 – Mon oeuvre
45:17 – L’insularité


Mes influences

L’influence que j’ai eue, c’est d’abord celle de la parole paternelle. La première influence que j’ai eue, c’est la parole de mon père ; je dirais la parole des « mes pères », notamment de mes grands-pères. J’étais élevé à la conjonction d’une culture – créole haïtienne qui allait se transformer en quelque chose – à une époque charnière, c’est-à-dire l’arrivée d’une chape de plomb sur la parole. J’étais élevé par des hommes qui parlaient comme des livres, ce que l’on appelle les « anciens » haïtiens, des hommes qui avaient été élevés en France. Mon grand-père maternel est revenu en Haïti à 28 ans. C’étaient des hommes qui parlaient à la manière du dix-neuvième siècle finissant. Ce que j’ai retenu de cette oralité-là, c’est qu’elle devait être d’abord écrite, et que toute oralité finit son destin d’oralité, c’est-à-dire d’être écrite, parce que ce sont des hommes qui parlaient comme des livres. Ils parlaient comme si leurs paroles avaient déjà été écrites dans leur tête. Ils me sortaient ça avec une espèce de fluidité, de précision et d’exactitude qui me fascinaient. Je pensais évidemment que cette langue-là, je ne pourrais jamais la parler, je ne pourrais que l’écrire éventuellement. Comme le disait mon père – je le dis en hommage à sa mémoire – « tout ce que tu écris, c’est ton grand-père qui l’écrit ». Il avait senti que tout ce que j’écrivais était une espèce d’écho de cette parole des hommes, des femmes également qui parlaient de cette façon-là, avec une langue extrêmement rigoureuse et châtiée – et ceci sans aucune idolâtrie ou fétichisme de la langue.

La première inspiration a donc été cela. Je l’ai dit dans un poème, « Vous reviendrez me réciter ce poème quand vous le saurez convenablement ». Ça, c’est une parole paternelle. Quand j’allais réciter un poème à mon père, alors que je connaissais le poème par cœur, je n’avais rien raté, il n’était jamais content, il me renvoyait. C’est là où j’avais compris que la littérature pour lui était une espèce de deuil impossible. Il y avait quelque chose dans la langue qui jamais n’atteignait son objet. C’est une grande leçon. Je revenais, je récitais Rimbaud, Baudelaire, Hugo. Ce n’était pas satisfaisant, quelque chose manquait, si bien que ce manque à dire m’est resté. J’étais un enfant atteint d’un bégaiement considérable, très sévère qui disparaissait lors de la lecture des poèmes. La lecture pour moi n’était donc pas seulement un art, un art poétique, une fabrication de mots, un rythme, mais une véritable inspiration dans le sens profond et réel du terme. C’est quelque chose qui m’a permis à la fois d’inspirer organiquement et d’expirer, et d’apprendre à parler, d’apprendre à respecter le rythme, la prosodie. Comme ça, mon bégaiement a disparu progressivement. Mon rapport avec la poésie est un rapport d’inspiration, un rapport de souffle, un rapport réel qui ne passe pas seulement par des lectures, mais qui passe par une véritable libération de la parole concrète, organique.

Maintenant les auteurs, parmi les auteurs contemporains : Dominique Fourcade, Jude Stéfan, Jacques Roubaud, Yves Bonnefoy, Henri Meschonnic. J’ai beaucoup lu les auteurs contemporains français parce que, à l’époque, quand j’étais à Strasbourg, j’avais vingt ans, je me passionnais pour la psychanalyse, le structuralisme et aussi pour la poésie contemporaine française. C’est d’abord celle-là qui m’a conduit à retrouver les poésies de Césaire et surtout celles de Saint-John Perse. C’est un détour par la poésie contemporaine française qui m’a conduit à redécouvrir la poésie des Caraïbes, puisque je n’avais été élevé ni en Haïti ni dans les Antilles. Ce que j’ai appris au Québec, c’était la poésie québécoise et la poésie française. C’était par une démarche personnelle, d’autant que les livres n’étaient pas faciles d’accès, c’était parce qu’il fallait découvrir une partie de cette identité que je suis retourné à la littérature des Caraïbes. Le choc césairien a été une véritable césarienne pour moi ! C’est le cas de le dire, je suis moi-même né par césarienne. Ça a été une césarisation, c’est-à-dire une issue hors du langage qui m’a profondément bouleversé.

Ensuite, j’ai beaucoup travaillé Perse, de manière presque obsessionnelle. Je lis Perse tous les jours depuis des années, c’est pratiquement comme une bible. Ça me permet une association avec la Bible elle-même puisque les Écritures sont pour moi une source importante. C’est un immense poème. J’appelle ça le Très-Haut poème. Je crois que tous les écrivains devraient lire la Bible. J’approfondis, je lis beaucoup la Bible deux fois par semaine depuis des années, de manière exégétique, c’est-à-dire de manière approfondie avec un exégète biblique. C’est une véritable passion, et j’ai découvert ainsi, par ces lectures croisées des Écritures avec les poètes contemporains de la Caraïbe, combien des phrases, des expressions, des rythmes et du vocabulaire, même chez quelqu’un comme Jacques Roumain. Gouverneurs de la rosée par exemple ; chez Isaïe, ça existe bel et bien, les gouverneurs de la terre. Il y a énormément d’écrivains et de poètes qui ont puisé dans la Bible comme un vaste poème, leur inspiration étant donné le foisonnement de cette écriture hébraïque.

J’ai aussi beaucoup pratiqué le poète Édouard Glissant, Boises, par exemple, et ses œuvres complètes. C’est un grand poète, moins connu que l’essayiste et romancier, mais là, il y a un déficit à combler parce que Glissant est un immense poète.

Voilà pour mes inspirations. Au Québec forcément, Alain Grandbois, Saint-Denys Garneau ont été les poètes de la fin du 20e siècle que j’ai beaucoup pratiqués, puis les poètes contemporains québécois. Mes premières publications ont été saluées par Gaston Miron qui m’a supporté, elles ont été aussi saluées par Édouard Glissant. J’ai été parrainé par ces deux grands poètes au tout début de mes publications, ce qui m’avait beaucoup touché, et je leur rends hommage aujourd’hui. La question du poème, c’est ce que la langue fait de nous. Le poème, c’est la fabrication dans une réversibilité de la langue qui permet de dire ce qu’une société fait des hommes qui parlent. Le poème est à la pointe de ce questionnement-là, le véritable Chaudron de Médée. C’est dans le poème que les grandes questions et les grandes interrogations ont lieu puisque c’est là, seulement là que nous saurons, que nous savons ce que la société fait des hommes parlants.

D’autres inspirations ? évidemment la musique. J’écris en écoutant de la musique. J’écoute toutes formes. J’écoute beaucoup de blues, beaucoup de musique classique, beaucoup Bach. J’ai écritSavanes en écoutant du blues. Certains de mes livres sont construits comme des partitions musicales. Je crois que la poésie à toujours rapport à un autre art. Quelquefois le poète doit se poser la question à savoir s’il est un musicien ou un peintre. Certains de mes livres sont construits comme des partitions musicales et d’autres comme des tableauxCaïques est construit comme des tableaux, Savanes comme une musique. Vétiver est construit comme les deux.

Les inspirations proviennent également de la peinture ; j’ai dédié mon premier livre Métropolis Opéra à Jean-Michel Basquiat en 1986. Basquiat n’était pas connu à l’époque. Je me suis rendu au Musée d’Art Contemporain de Montréal à une exposition intitulée « Via New York ». Il y avait une dizaine de jeunes créateurs newyorkais qui exposaient, notamment Julian Schnabel et Keith Haring. Je suis tombé sur trois tableaux d’un jeune peintre qui s’appelait Jean-Michel Basquiat. La définition du choc esthétique, je l’ai connue là ; c’est-à-dire, une terrifiante fascination. J’étais totalement habité par ce que je voyais. J’y ai passé la journée entière et j’y suis retourné tous les jours pendant sept jours. J’ai acheté à peu près tous les dépliants et catalogues qui accompagnaient l’exposition. J’ai offert à tous mes copains et copines en leur disant, « il y quelque chose qui se passe au Musée d’Art contemporain à la cité du Havre, courez-y » ! J’ai suivi Basquiat par la suite, j’ai suivi son travail. Je suis allé à Paris voir une autre exposition qui se passait dans une galerie, près de Beaubourg. Un ou deux ans plus tard, le New York Times consacre son magazine à Basquiat avec une grande photo de lui, et c’est là que je découvre que Basquiat est un Africain-américain ; je croyais que Basquiat était français, « Jean-Michel Basquiat », ça ne me disait rien comme référence. Je ne savais pas que Basquiat était d’origine haïtienne. Lorsque je lui ai dédié mon livre, je ne savais rien de Basquiat en tant qu’individu, je ne connaissais que ses toiles (les trois toiles que j’avais vues à Montréal, et deux ou trois autres à Paris).

La deuxième inspiration, à part la peinture et la musique, ce sont les grands aînés, les classiques latins, des poètes comme Sénèque, Martial, Pétrone, Ovide. J’ai fait durant ma licence le grec et le latin. Mon père lisait le latin aperto libro [à livre ouvert]. L’histoire d’amour entre mon père et ma mère se passe autour du latin ; donc, je dois au latin d’être là, vivant devant vous ! parce que mon père, qui terminait son bac, enseignait le latin au lycée alors qu’il avait dix-huit ou dix-neuf ans. Il enseignait le latin en classe de 3e, 4e ; c’est comme ça qu’il a connu ma mère. C’est vous dire combien le latin garde un romantique de la rencontre amoureuse entre mes parents.

Une autre inspiration peut-être, ce sont les voyages. J’écris en voyageant, je voyage pour écrire. La plupart de mes livres ont été écrits ailleurs qu’à Montréal. [Métropolis Opéra, j’ai écrit ça à Paris et à New York, Tribu j’ai ramené le bouquin lors d’un voyage au Sahel. Savanes, c’est un livre que j’ai écrit à la Guadeloupe, Vétiver, ça parle de la Guyane, de la Martinique. Caïques, mon dernier recueil, c’est un livre totalement habité par les Antilles, la Martinique et un petit archipel au nord d’Haïti, Turks and Caicos, Turques et Caïques où je suis allé. Là j’arrive d’un voyage du Brésil, du Nordeste, de Bahia avec un livre dans mes affaires. Ces voyages, ces déplacements constants, je suis allé écrire Théories caraïbes à Paris. Il y a une nécessité pour moi de me déplacer pour écrire. L’écriture est un déplacement. La métaphore est un déplacement entre un sens premier et un second. Et cette association pour moi m’apparaît providentielle dans la fabrication du poème.]

J’écris aussi par amour. Je viens de publier Lettres à l’indigène qui est un recueil de lettres d’amour. [Le livre est sorti il y a un mois. La question de l’abandon, de l’écart entre abandonner l’autre et s’abandonner soi-même dans les bras de l’autre a toujours été au cœur de mon travail de poète, c’est-à-dire la question du Prince, la question que tout être pose à un autre être, la question de la prodigalité de l’amour face à la noblesse d’autrui.]

Mon quartier

Je suis un flâneur. J’aime flâner. Le quartier où j’habite à Montréal s’appelle Le Plateau. C’est un quartier qui a d’abord été un quartier ouvrier et qui est devenu « gentrifié ». C’est un quartier que j’aime bien. D’abord il est central, ensuite il y a plein de parcs. J’habite à côté des parcs, et pour moi c’est important d’aller flâner. C’est un quartier également où habitent quelques amis. Il y a le Marché de la Poésie tous les ans au Métro Mont-Royal. C’est sympa, il y a de petites librairies…. Ça fait village un peu, mais en même temps, je ne suis pas du tout villageois. Ce que j’aime de Montréal en particulier c’est ce caractère d’une ville à taille humaine qui permet de partir sans nostalgie. Montréal n’est pas une ville qui nous rattache comme certaines villes, et dans ma vie j’ai aimé des villes… ce sont des villes aimées, un peu comme des êtres que nous aimons, et les villes ont pour moi la même importance.

Montréal, c’est mon enfance ; c’est Notre-Dame-de-Grâce, le quartier où j’ai été élevé, à l’ouest, qui est un quartier plus anglophone. J’étais le seul enfant d’origine étrangère dans cette école. Par la suite, il y a eu un arabe ; je croyais qu’il était haïtien, mais il était égyptien. J’étais invité dans cette école il y a quelques années, aujourd’hui il y a 105 nationalités. Ça montre en deux ou trois décennies ce qui a changé au Québec, et à quelle vitesse également. Montréal pour moi c’est un assemblage de petits quartiers sympas. Au nord du Plateau, il y a la Petite Italie, plein de petits bistrots. Ce que j’aime de ce quartier, c’est qu’il y a plein de bistrots sympas où l’on peut manger. Il y a une gastronomie tout à fait remarquable à Montréal. Beaucoup des rencontres que je fais sur le plan professionnel se passent dans des restaurants. À cause de cela, j’ai fini par connaître des tas de restaurants sympas un peu partout dans la ville.

Donc, c’est une ville qui est pour moi un lieu de fête. C’est un quartier qui a une belle architecture. C’est assez modeste, ce n’est pas trop tape-à-l’œil, c’est habité d’étudiants, de fonctionnaires et de beaucoup d’artistes. Le député du coin est un copain à moi, d’origine iranienne, ça dit beaucoup….

Mon enfance

Ma petite enfance, je l’ai passée aux Cayes. Je suis né aux Cayes, qui est la métropole du Sud en Haïti. C’est pour moi le centre du monde. Toute ma poésie vient des Cayes. J’ai parlé tout à l’heure des villes, des métropoles urbaines, mais le fond de ce que j’écris est élu sur une caye. Qu’est-ce que c’est qu’une caye ? Une caye, c’est un îlot de madrépores, des hauts-fonds qui disparaissent et apparaissent selon la marée. C’est une toute petite île, c’est un îlot, un îlet. Les Amérindiens croyaient que c’étaient des rochers sacrés. Ma ville natale s’appelle Les Cayes parce que la ville est construite avec des madrépores que les gens allaient chercher sur les cayes. Donc, les maisons étaient solidement construites. C’est une ville bien plate, bien construite. C’est la seule ville en Haïti construite sur les plans d’un architecte du roi, avec une place centrale, la mairie, une église. C’est très charmant. Moreau de Saint-Rémy avait décrit cette ville comme étant une des plus belles des Antilles parce qu’il y a un charme créole tout à fait remarquable. J’ai été élevé dans cette ville où il y avait un orchestre de musique classique, il y avait deux journaux quotidiens (dans une petite ville de quinze mille habitants !). C’est une ville historique dans le sens où c’est une ville qui a donné à Bolivar des hommes, des armes, de l’argent et des presses pour aller lutter contre l’oppresseur espagnol pour l’indépendance de l’Amérique du Sud. C’est une ville également ouverte sur la Caraïbe : en face des Cayes, il y a la Mer des Antilles, la Caraïbe et ensuite Curaçao, des Antilles néerlandaises. Tout droit, le long de la presqu’île du Sud, c’est la Jamaïque, et vers la gauche, c’est la Guadeloupe et les Antilles françaises. Je crois que c’est la seule ville véritablement « caraïbe » d’Haïti, et la seule qui soit ouverte comme ça.

[Ça a une grande importance dans l’histoire de ma famille. Une partie de ma famille est allée vivre à Cuba, à Santiago, à Camaguey où j’ai encore un oncle dont des enfants, mes cousines cubaines vivent maintenant à Miami. Ma famille était déjà disaporisée. J’ai un ancêtre enterré à Fort-de-France, un autre François Rigaud a combattu avec Delgrès en Guadeloupe, a été pendu par les Français. Il a été le lieutenant de Delgrès car Delgrès n’avait aucune expérience de la guerre. François Rigaud, lui, avait fait la Guerre du Sud. Il avait lutté à la fois contre les Français et contre Toussaint Louverture. François Rigaud, frère d’André Rigaud a été le stratège de Delgrès et lui avait déconseillé de s’enfermer au Matouba. Je viens d’une famille très caraïbe.]

Mes souvenirs d’enfance, c’est la maison familiale aux Gabions qui est un quartier situé vers l’ouest de la ville, non loin de la ravine. La ville des Cayes est entourée de trois rivières : La Ravine du Sud, L’îlet, et puis une troisième rivière dont j’oublie le nom. C’est une ville qui est régulièrement victime de crues et de débordements. Mon enfance a été une enfance de cyclones et de crues, des rivières qui débordaient. C’étaient les grands moments de ma vie parce que pour un enfant, voir l’eau comme ça qui monte tout d’un coup, j’ai été très vite happé par les éléments, par la force brute de la nature, et des cyclones, et du déferlement des eaux. Ça a aussi été une naissance par césarienne particulière. Je suis né par césarienne, la première césarienne de la ville des Cayes. Toute la ville était à l’hôpital. C’est important historiquement dans ma famille parce qu’une aïeule maternelle avait des bateaux, elle était armateur de bateaux et avait des capitaines qui faisaient commerce pour elle avec toutes les Antilles ; j’ai été élevé dans une famille de commerçants. Cette aïeule maternelle emmenait les femmes accoucher à Curaçao. C’était plus facile d’aller accoucher à Curaçao que d’aller à Port-au-Prince. Il faut savoir qu’à l’époque, cette ville portuaire haïtienne était quasi indépendante de Port-au-Prince. C’est Duvalier qui va fermer les ports, et provoquer l’effondrement de l’économie haïtienne pour contrôler les villes de province. Ces villes étaient de véritables petits empires. La ville des Cayes était arc-boutée sur la plaine des Cayes, une plaine sucrière très riche. C’est encore la partie la plus verte d’Haïti aujourd’hui. Je nais par césarienne, et je suis blessé au doigt par le bistouri du chirurgien. Voilà comment l’histoire de ma vie commence par une blessure au doigt. Dans la nuit, ma mère se rend compte que le bébé est en train de saigner, donc on se précipite, ma grand-mère, etc. Tout ça se fait dans une ambiance où la ville entière est à l’hôpital parce que c’était une affaire d’une grande importance….

Les Gabions, c’est une maison créole avec une véranda autour avec des meubles anciens d’acajou ; et surtout, un immense jardin et une roseraie. Ma mère aimait beaucoup les fleurs, et mon père a été également un passionné de jardinage, donc nous avions une immense roseraie. Cette propriété était une ancienne plantation. Il y avait sur la propriété un vieux four colonial qui était le plus vieux four colonial encore en activité dans la ville ; on y faisait du pain. Cette propriété donnait sur une bananeraie sur peut-être quatre-vingts hectares, une plantation qui tombait sur la fameuse Ravine du Sud, la rivière où enfant j’allais me baigner. On traversait la ravine pour se rendre à Thorbek, de l’autre côté. Voilà dans quelle ambiance, j’ai été élevé aux Gabions des Indigènes. Le motgabion en français signifie « masure » alors que ce quartier était ironiquement construit de magnifiques maisons créoles qui n’étaient pas du tout des gabions.

Les Cayes, ça a été aussi l’arrière-pays, c’est-à-dire Camp-Perrin où je passais mes vacances et où mes oncles avaient construit une usine de vétiver. J’ai assisté à la construction de cette usine, et à la fabrication des huiles essentielles à partir de vétiver. Encore aujourd’hui c’est une industrie importante dans le sud d’Haïti. Haïti est l’un des plus grands exportateurs de vétiver, cette huile essentielle, que l’on envoie à Grasse dans le sud de la France pour faire des parfums. J’ai élevé là, élevé surtout à cheval, puisque nous avions une maison secondaire à Lévi – une dizaine de kilomètres de Camp-Perrin – où je faisais de l’équitation. J’avais un cheval. J’ai adoré cette ambiance où mes oncles creusaient des alambics, des chaudières à vapeur avec des livres sciences ; c’était là, une usine de distillation du vétiver. Les paysans apportaient des ballots de vétiver ; je me rappelle de leurs mains blessées : il fallait creuser la terre, les racines du vétiver vont très profondément dans la terre, on ne pouvait pas les enlever au couteau ou avec la machette, sinon on laissait la racine dans la terre. Il fallait creuser à la main. Ils venaient vendre ces ballots de vétiver à l’usine, que l’on pesait. Je me rappelle également la poussière et cette odeur qui imprégnait la peau, les vêtements. Toute la région était empestée de cette odeur magnifique du vétiver, et qui m’est restée. C’est le parfum que je porte aujourd’hui, il y a l’odeur de mon enfance.

J’ai des souvenirs de promenades avec mon père le long de la mer, où enfant, je posais beaucoup de questions, j’étais très, très curieux. Je lui posais beaucoup de questions sur la mer. Il me disait : « Tu es comme la mer, tu ne gardes pas les détritus, les crasses ; tout ce que tu as en toi, tu le renvoies sur la berge ». La ville des Cayes, c’est aussi ma première école maternelle. Le premier kindergarten en Haïti a été construit aux Cayes par les Mères oblates de Marie aux Gabions des Indigènes. Les bourgeoises de la ville avaient offert un terrain aux religieuses et elles avaient construit une école pour une trentaine d’enfants. Je me rappelle de mes premiers pas dans cette école maternelle qui existe encore, puisque j’y suis retourné (aux Cayes). Chaque fois que je lance un livre, je vais aux Cayes, à l’Alliance française lancer mes bouquins, c’est un rituel pour moi très important. Les religieuses aujourd’hui sont haïtiennes ; il y avait des Québécoises – des Canadiennes françaises – à l’époque quand j’étais enfant. Aujourd’hui, ce sont des Haïtiennes qui m’ont invité à visiter l’école avec beaucoup d’émotion. J’étais là avec un ami, le docteur Robert Léger, puisque nous étions les premiers qui avions inauguré cette école qui exerce encore aux Cayes. C’était très émouvant, des années plus tard, de retourner dans mon école maternelle.

J’ai quitté les Cayes vers huit ans pour aller à Port-au-Prince parce qu’il fallait quitter Haïti. La transition a été rapide, et ensuite nous sommes venus au Québec parce que mes parents voulaient que nous gardions le français alors que nous avions en fait de la famille aux États-Unis (à Chicago et à New York), mais ils ont insisté pour qu’on vienne au Québec à cause de la langue française.

Mon œuvre

Écrire, c’est une transformation de la vie, ce n’est pas la vie qui doit devenir de la littérature. C’est la littérature qui doit être vécue. Dans le sens où écrire pour moi était une véritable transformation de ma vie. Je suis devenu l’homme que je suis aujourd’hui par ces deux évènements dans ma vie : le livre. Je vous ai dit au début de notre entretien que j’étais un enfant affublé d’un bégaiement terrible, un bégaiement traumatique, pas pour moi curieusement, mais pour mon entourage. Ce bégaiement m’a conduit à lire beaucoup, à m’enfermer dans la lecture, mais curieux enfermement qui était une libération. J’étais un enfant très anormal, j’étais véritablement un enfant lecteur. Il n’y avait aucune différence pour moi entre Gogol, Balzac, Hugo, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Ça fait un rapport à la littérature qui est de l’ordre de la dette ; j’ai envers la littérature une dette de vie. Cette transformation de ma vie par la lettre m‘a conduit à ne pas faire d’études littéraires. J’ai fait des études scientifiques.

L’autre transformation de ma vie a été la poésie des faits, la science : la médecine. J’ai fait deux spécialités : la chirurgie générale et la psychiatrie, ce qui veut dire que j’ai une vie consacrée à la médecine. L’œuvre est construite sur deux choses ; elle est construite d’une part non pas sur une nostalgie de l’île abandonnée ou laissée, elle est construite sur l’absence, sur la nécessité de construire quelque chose autour de l’absence. Cette transformation-là s’aboutit à des actes de langage. Le poème en est un. Elle s’aboutit à une éthique, une éthique de l’écriture, une éthique de la vie, une éthique du poème lui-même. J’ai essayé de faire des livres imprégnés non pas de nostalgie ou d’exil – ce sont des thèmes qui ne m’intéressent pas beaucoup, par tempérament, puisque j’ai été élevé dans une ambiance de diversité culturelle. C’est plutôt l’absence qui était à l’origine de mon travail, d’un engagement éthique d’une part, d’autre part la question de la maladie, c’est-à-dire de la mort, du courage des êtres humains face à la maladie, de leur résilience, de leur abandon quelquefois, et de la fragilité de toute vie, et de la force de la parole pour ramener quelqu’un à la vie.

Dans mon travail, ce rapport constant, d’une part l’absence et d’autre part la lutte pour la vie, puisque la médecine étant une. Je dirais comme Céline, « Je suis médecin ; ma seule passion, c’est la médecine ». Je pourrais reprendre ça à mon compte. Ce n’est pas que la médecine soit plus importante que la littérature. On me le demande quelquefois : Êtes-vous plus ceci ou plus cela ? Ça ne m’intéresse pas de savoir ça, je ne vis pas comme ça du tout. Je ne pourrais pas être l’un ou l’autre, je suis l’un et l’autre. J’ai essayé de comprendre pourquoi, et ce que je faisais dans cette galère, dans cette aventure très exigeante puisque mon travail de spécialiste est extrêmement exigeant sur le point des conférences, de l’enseignement, de la recherche. Je travaille énormément, mais en même temps je ne peux pas faire autrement que d’écrire, c’est vital. Je suis obligé d’organiser ma vie et je me suis posé la question chez d’autres écrivains. J’ai laissé un portrait de l’artiste en psychiatre, chez Céline, Rabelais. [J’ai laissé un portrait de l’artiste en psychiatre, chez Céline, Rabelais. Jean-Christophe Ruffin qui vient d’entrer à l’Académie française a écrit un très beau livre sur son parcours de médecin-écrivain. Il y a eu tant de médecins-écrivains dans la Caraïbe : de Frantz Fanon, à Jacques Stéphen Alexis, Jean Métellus, Bertène Juminer. Voire même Césaire. Le rapport de Césaire à la médecine est essentiel pour comprendre son œuvre : le lexique de Césaire est un lexique médical. Il faut avoir un dictionnaire médical à ses côtés pour bien comprendre leCahier.]

[Ce rapport est constant, profond car organique, c’est-à-dire que le lien entre les deux (médecine et littérature), l’organicité de la chose est vitale. La parole n’est pas une construction purement esthétique, elle est véritablement une chair : le Verbe s’est fait chair. Rien de nouveau là-dedans. Toute souffrance réclame un récit. Il n’est donc pas étonnant – je le dis comme une boutade – que ce sont les médecins qui ont fondé la littérature, car il y a nécessité de trouver du sens à la souffrance, à l’angoisse.]

De livre en livre, je pense avoir tenté de construire la question des espaces, la question de comprendre profondément ; d’ailleurs, les titres de mes livres le disent bien : Métropolis Opéra, c’est la vie, la métropole ; Tribu, ce sont les tribus urbaines ; Savanes, c’est encore l’espace ; Vétiver, c’est aussi cette espace, et cela plus affectif, plus aromatique, plus organique aussi ; Caïques, c’est encore l’espace de la Caraïbe, des îles. Et puis, j’ai écrit un essai : Théorie Caraïbes, c’est aussi la question du déplacement, la théorie dans ce sens-là signifie « hommes en mouvement ». C’est toujours la question du mouvement qui m’habite. Je viens de publier Lettres à l’indigène, un recueil de lettres d’amour. C’est un écrivain à Montréal qui écrit à une indigène, une femme qui habite Paris…. [Villes aimées autour de cet Éros transatlantique.]

L’Insularité

Les premières impressions poétiques que j’ai eues, je les ai eues face à la mer. Ce sentiment du sublime, le sublime étant ce qui ne peut pas se dire et qui ne fait que se ressentir. C’est ce que l’on ressent par exemple face au Grand Canyon aux États-Unis ; si vous allez voir le Grand Canyon, c’est exactement le sentiment de sublime, c’est tellement grandiose que vous êtes bouche bée. Devant un lever de soleil par moments, ou une pleine lune, c’est le sublime, c’est au-delà, au-dessous de la frontière, vous ne pouvez rien en dire. Le sentiment (poétique) premier que j’ai eu, c’est cela, c’est devant la mer, enfant, ce bruit, ce mouvement répétitif, ce rythme, je l’ai eu au Cayes en me promenant au bord de la mer.

Autant vous dire combien la question de l’insularité est chez moi essentielle. « Je suis un homme d’île » signifie pour moi, Je suis un homme de mer. Je suis passionné de voile. Je fais de la voile et de la plongée sous-marine. Je suis allé à Cuba un nombre incalculable de fois. Sur tous les sites au Mexique, on fait de la plongée sous-marine. Je fais du catamaran, je fais de la voile. La mer est un élément fondamental de ma vie. Dès que j’ai le moment, je vais faire de la voile.

L’île, c’est une impossibilité ; il n’y a pas d’île, il n’y a que des archipels. Toute île est en demande d’une autre île. J’ai un essai que je vais appeler L’impossibilité d’une île. La mer a le dernier mot. Tout ce que je viens de vous dire à propos de l’île, à propos de ma vision de l’île, ce n’est pas la vérité de la poésie. La poésie est au-delà de toute théorisation, la poésie est dans les interactions entre tout de ce que je viens de vous dire, c’est-à-dire entre mon enfance, la littérature, la passion des livres, le rapport organique à la parole, la médecine, le rapport à la chair réelle, concrète des hommes et des femmes, l’angoisse, la perte, l’absence, la lutte contre l’injustice, tout ça constitue la poésie… [Parce que la poésie n’est pas dans le poème.]


Joël Des Rosiers

Des Rosiers, Joël. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Montréal (2009). 55 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 2 janvier 2010 jusqu’au 30 novembre 2012.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : James Larèche.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 30 novembre 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020