Jeanne Gerval ARouff, 5 Questions pour Île en île


La plasticienne et auteure Jeanne Gerval ARouff répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 38 minutes réalisé chez l’auteure à Floréal (Île Maurice) par Thomas C. Spear le 22 juin 2009.
Caméra : Anjanita Mahadoo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Jeanne Gerval ARouff.

début – Mes influences
03:02 – Mon quartier
12:32 – Mon enfance
20:03 – Mon oeuvre
24:02 – La plasticienne
32:38 – L’insularité


Mes influences

S’il fallait parler d’un auteur m’ayant vraiment influencée, un nom me vient à l’esprit et au cœur : celui de Malcolm de Chazal. Je n’ai pas lu ses 55 livres mais une partie majeure de son œuvre.

Peintre et écrivain, il m’a d’abord marquée par son œuvre littéraire et par le philosophe et l’homme qu’il était. Son œuvre picturale est venue plus tardivement. Elle est aussi unique.

C’est dans son autobiographie spirituelle qui vient d’être publiée chez L’Harmattan et qu’il m’avait confiée en 1976 que se trouve aussi la clé de cette marque laissée sur moi. J’aurai vécu et je l’aurai vu vivre tout ce que contient cette autobiographie spirituelle.

Mon quartier

La ville de Curepipe, où j’ai vécu pendant 46 ans, aura eu deux visages.

Ce fut une véritable ville lumière, dotée d’une belle municipalité, d’un lac ; les gens y venaient de Vacoas, de Quatre Bornes, de Rose Hill pour profiter de la vie culturelle de la ville. À cette époque, il y avait un marché à l’ancienne qui avait lieu sous un bâtiment colonial magnifique. Celui-ci a été détruit et remplacé par un bâtiment plus moderne qui a moins de cachet. Il n’y a maintenant plus ce rayonnement autour du marché comme avant, on ne remarque plus le lieu.

Aujourd’hui, la municipalité a été restaurée. C’est un bâtiment qui faisait la fierté de la ville lumière. Il y a un petit lac à côté que Malcolm évoque dans son œuvre. Il abrite maintenant un centre commercial tout neuf, générant dans ce coin une certaine vie, mais, étonnamment, au lieu des pirogues mauriciennes, on y trouve des gondoles. [Avec l’avènement de la télévision, seule une salle de cinéma – peu fréquentée – demeure, alors qu’auparavant les gens venaient constamment des autres villes pour voir jusqu’à trois films à la suite. C’était une animation dominicale marquée. Et même en nocture, en semaine.]

L’Église Sainte Thérèse par contre est toujours la même, immuable.

Le commerce a terriblement changé. Sur la grande route, la Route Royale, toutes les quincailleries ont disparu et sont allées s’installer plus bas vers Curepipe Road. La tendance est à la décentralisation. Près des gares d’autobus, il y a avait un quartier vivant où les camionneurs gardaient leurs camions. Tout ça a disparu et est parti sur Curepipe Road.

Malgré certains grands magasins rénovés ou récemment construits, il y a eu tout un mouvement qui a retiré à Curepipe une bonne partie de sa vie. La construction de nombreuses grandes surfaces un peu partout dans l’île y a aussi beaucoup contribué. Curepipe est une ville pluvieuse et les gens ont tendance à déserter la ville à partir de 5h30 ou 6 heures du soir. Même les volets de la plupart des magasins sont fermés, et la ville lumière ressemble à une ville morte à ces heures-là. Pendant la journée, elle garde une certaine activité grâce au Collège Royal avec la jeunesse qui donne vie au centre ville.

Il y a également le jardin botanique, le jardin de Malcolm. [Mais le coquet petit kiosque à musique demeure désert.]

Il y a une autre promenade qui est le Trou aux Cerfs, avec un panorama magnifique. Les marcheurs et autres sportifs l’animent quotidiennement.

Il y a aussi tous ceux qui habitaient le haut de Curepipe et qui ont délaissé la campagne au profit des plages et de la montagne. Les gens sont allés vers Grand Baie, Tamarin ou Rivière Noire. Ils ont délaissé les immenses campagnes qui donnaient aussi le cachet à la ville. Toutes ces campagnes ont été démolies, morcelées.

Mon enfance

Le souvenir de ma petite enfance qui me reste est la maison et le jardin. J’ai grandi à Vacoas, une ville à trois kilomètres de Curepipe dont l’avantage à cette époque était de m’offrir la campagne dans la ville. J’aurais pu être une fleur, un fruit, un poisson car j’évoluais dans un immense jardin. Mon père avait l’ambition d’appeler son jardin mon petit jardin Pamplemousses. Il n’y avait pas un fruit du pays qu’on ne trouvât pas dans ce jardin : jamalacs, vavangues, jamblons, roussailles, cerises, fgues, pêches, pamplemousses, une grande variété de mangues, des fruits de Cythère, des letchis et des goyaves. Il y avait également toutes sortes de fleurs : des marguerites, gerberas, une grande variété de roses, myosotis, pensées, violettes, lyse, arômes, orchidées, anthuriums… Puis les animaux de la basse cour : les canards Manille, les lapins blancs aux yeux roses. C’était une vie extraordinaire. La maison était située en bordure de la rivière Takamaka et une partie de la rivière longeait la maison. [L’étage sous toit était ma caverne d’Ali Baba, mon coffre à trésors. J’y étais nez à nez avec la montagne des Trois Mamelles. Je me souviens des soirées où, pendant des jours, je m’y retirais pour voir une comète. Elle semblait à portée de la main. C’était magique !]

À l’école, nous avions des jeux ; billes, triangles. Nous étions l’équipe en herbe de filles de basket. J’avais aussi une bicyclette. J’allais à l’école à Quatre Bornes. Un jour, il y a eu une grève de bus et j’ai pris ma bicyclette pour faire le trajet de Vacoas à Quatre Bornes. Le trajet à l’aller était en descente. Après la fin de l’école, la religieuse pria pour que je puisse réussir la montée de Candos pour pouvoir rentrer chez moi à Vacoas. J’ai poussé ma bicyclette sur toute la montée et je suis arrivée peu avant la nuit.

Un jour, il y eu une éclipse totale en plein midi. Il faisait complètement nuit. J’ai pris ma bicyclette et je me suis promenée dans Vacoas pendant toute l’éclipse. C’était inédit pour moi de me promener la nuit à bicyclette. Je me sentais grande.

Je suis la dernière d’une famille de dix enfants : six garçons et quatre filles. Toute la semaine un de mes frères astiquait et cirait son ballon. Nous jouions ensuite au volley-ball tous les dimanches après-midi. Je jouais également au football, j’étais la seule fille admise mais comme gardien de but.

J’étais mordue de sport. J’étais responsable d’un court de tennis et je jouais après l’école.

Mon œuvre

Dans mon écriture, en moi, il y a tout, il y a une unité. Par exemple, il m’est arrivé de créer tout un espace que j’appelle le grand conseil. J’allais chercher des pierres que je taillais. Il me fallut deux années pour réaliser cet espace. Un jour, l’écriture est montée en moi. Ça n’avait rien à voir avec le grand conseil mais je sens venir quelque chose qui allait parler de la messie, de l’ère nouvelle. Je laisse venir, je commence à écrire ; je ne sais pas si ce qui va naître est une pièce de théâtre, un poème ou une nouvelle. J’écris et c’est un peu de tout ; le poème jaillit, il y a aussi une manière de scène qui s’éveille et devient une pièce de théâtre. Enfin d’un coup, le lieu et le contenu de cette œuvre, c’est ce parcours qui devient le lieu où se déroule l’histoire de la messie de l’ère nouvelle, l’endroit où les personnages prennent vie. Tout ce que je fais englobe le théâtre, la poésie, la nouvelle. Je ressens en moi l’unité de l’art.

La plasticienne

On pourrait me demander : suis-je une poétesse ? une nouvelliste ? une plasticienne ?

Je me sens tout cela, ça me tombe dessus et je me tiens prête à le prendre.

Après la pratique de décennies de peinture, sculpture, d’installations et autres, ce qui me frappe c’est ma fascination pour le matériau : le métal, la pierre, le verre, le bois par exemple. Tout mon travail est l’éloge de la matière : structure, texture.

Ma seconde fascination est pour l’acte créateur, ce moment où l’on sent venir, monter en soi cette création dont on ne sait pas bien ce qu’elle sera mais on sait qu’on ne peut plus attendre, il faut le faire. Tout commence à partir d’une matière, couleur, texture, d’un mot.

Petite, j’étais persuadée que j’allais écrire mais la peinture m’est tombée dessus et j’ai répondu. L’écriture s’est fait attendre mais elle est aujourd’hui présente dans toutes les disciplines que je pratique. Par exemple, si je travaille sur une installation, un poème surgit en même temps. Toute mon œuvre est comme ça, en gestation. Et puis il y a cette urgence presque inhumaine dans la création, il n’y a pas de jour, pas de nuit. Ça peut être difficile parfois lorsque les œuvres se laissent seulement entrevoir.

Quand je regarde – rien qu’ici, autour de moi – il y a la présence de l’arbre de vie, je me rends compte de la multiplicité dans les manières de le dire, les matériaux utilisés, les couleurs, je vois peinture, sculpture, installation, bois, cuivre, verre, l’arbre de vie. Je me retourne et je vois des pierres, des cristaux, et encore l’arbre de vie. Une chose me frappe ; l’évolution de cet arbre sur ces années. Je vois ici un arbre qui maintenant pousse dans toutes les directions. Il vient me révéler ma vie intérieure.

L’Insularité

Je suis une grande amoureuse de la mer, j’aurais pu nager toute ma vie, donc être insulaire de ce point de vue est positif pour moi. C’est une faculté d’être en contact et en union avec la mer et l’océan, un élément de libération et de purification. C’est ma façon de vivre l’insularité.

En même temps, il y a ce besoin de quitter cette terre si étroite. Je suis très heureuse d’être née sur une île, c’est unique dans le sens où c’est un monde dans un grand monde.

Mon île est également une merveilleuse concordance de tous ces peuples venus d’ailleurs. Je porte en moi tous ces sangs.

L’insularité, c’est aussi d’être de la même terre, du même air, de la même pierre, mais de ne pas se rencontrer. Un bien être exceptionnel, et un mal-être. Le besoin de la rencontre qui ne se fait pas toujours.


Jeanne Gerval-ARouff

Gerval ARouff, Jeanne. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Floréal (2009). 38 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 15 août 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Anjanita Mahadoo.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 15 août 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020