Jean Vanmai, « La Mine »

« La Mine »

Extrait de Chân Dang, les Tonkinois de Calédonie au temps colonial

    Lorsque Ming et son compagnon arrivèrent à l’endroit indiqué, ils jetèrent bas leur charge tout en faisant un rapide écart de côté, afin de ne pas recevoir la poutre sur les jambes. Ils revinrent ensuite au point de départ pour commencer de nouveau.

Chaque fois, ils changeaient la charge d’épaule afin de ne pas trop souffrir.

– Plus vite ! Plus vite, bon sang ! s’écriait Watard de plus en plus irrité par ces nouveaux qui, à son avis, ne savaient pas bien s’y prendre.

Mais les ouvriers tonkinois demeuraient sourds à ses ordres. Ming et Dao réglaient leur cadence sur celle des autres équipes.

Un bruit de tonnerre cingla tout à coup au-dessus de leurs têtes, suivi d’une vocifération redoutable :

– Dépêchez-vous bons à rien, bande de fainéants ! Sinon gare à vous !

Tout en avançant, Ming jeta un rapide coup d’œil de côté et se rendit compte que Watard jouait du fouet.

– Ces contremaîtres ont chacun un fouet. Mais gare à eux, s’ils me maltraitent avec un tel instrument, murmura-t-il aussitôt.

Watard devenu menaçant, se déplaçait en tous sens avec des gestes désordonnés et ses yeux reflétaient la colère. Les hommes, sans se concerter, accélérèrent le mouvement. Mais très rapidement aussi, ils se mirent à suer à grosses gouttes.

Ming était essoufflé et Dao, à l’arrière, tentait désespérément de conserver la cadence. Les poutres semblaient devenir de plus en plus pesantes. Ils souffraient le martyre. Les épaules étaient meurtries par le poids et les morsures du bois. La chaleur n’arrangeait pas les choses. Ils avaient l’impression qu’ils finiraient par fondre comme de la glace au soleil. Leurs forces périclitaient dangereusement.

– Nos jambes finiront par nous abandonner…, grogna Ming furieux d’être traité de la sorte.

Il n’avait pas complètement terminé sa phrase que l’un des hommes d’une équipe qui les précédait trébucha sur une pierre et perdit l’équilibre. La poutre vacilla, puis tomba lourdement sur le sol. Les porteurs avaient eu juste le temps d’esquiver cette masse dangereuse.

Watard était hors de lui. Son fouet claquait de nouveaux au-dessus des jeunes gens.

– Ce n’est pas possible ! Vous auriez dû terminer ce travail depuis longtemps. Vous êtes des demi-portions ! Je vais vous apprendre à travailler, moi !

Les hommes reprirent leur rythme infernal. Une pile volumineuse se dressait à présent devant l’entrée du tunnel. Néanmoins, ils poursuivaient toujours, inexorablement, leur travail de forçat.

Dao était épuisé, transpirant à grosses gouttes, la vue affaiblie par des efforts trop violents, il avança tout à coup en zigzaguant comme un homme ivre.

– Attention ! s’écria Ming à l’adresse de Watard qui se trouvait à ce moment-là sur leur chemin.

Mais ce fut peine perdue. Dans sa démarche désordonnée, Dao avait heurté le contremaître qui, sous le choc, chancela. L’homme réussit cependant, par des mouvements rapides de ses jambes, à retrouver l’équilibre.

Son casque étant tombé sur le sol, il le ramassa. Puis il suivit aussitôt Dao qui se dirigeait, précédé de Ming, vers l’entrée du tunnel. Lorsqu’ils furent délestés de leur charge, le contremaître asséna un terrible coup de fouet sur l’épaule du jeune homme.

Dao était pétrifié par la douleur, le visage convulsé, il ne comprenait rien à ce qui lui était arrivé. Puis se retournant brutalement, comme averti par une mystérieuse intuition, il faisait face à Watard, menaçant et prêt à bondir sur son bourreau ; alors que celui-ci s’apprêtait à lancer son fouet en direction de Dao pour la seconde fois.

Ming, effrayé, eut tout de même la présence d’esprit de se précipiter sur son compagnon. Puis il le saisit brutalement par le bras et l’expédia au sol avant que le coup ne puisse les atteindre.

Le retenant fermement, il lui dit ensuite :

– Ne perd pas la tête Dao ! Je sais que c’est terrible d’être traité ainsi. Mais il est le plus fort. Au nom du ciel, contrôle-toi ! Nous ne pouvons rien contre eux !

Hors de lui, les mâchoires serrées, Ming fit un violent effort pour se dominer. Puis blême, sans un mot, il fixa longuement l’homme au fouet. Son regard exprimait à ce moment-là une sourde et terrible colère.


« La Mine » est un extrait du roman Chân Dang, les Tonkinois de Calédonie au temps colonial, de Jean Vanmai. Il a été publié à Nouméa en 1980 par la Société d’études historiques de la Nouvelle-Calédonie (S.E.H.N.C.), pages 78-79.

© 1980 Jean Vanmai


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mis en ligne : 17 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020