Pierrot le Noir: Jean-Richard Laforest, Émile Ollivier et Anthony Phelps

(extraits)


Mon ami aux yeux de plage a peint une toile comme un cri de victoire. Alléluia ! le robinet rouillé n’a point perdu parole de soif. Mon ami aux jambes d’ailleurs a peint une toile pareille au chant des lendemains fraternels. Alléluia ! le robinet chante la vague et les chiffons prennent le vent. Mon ami le poète a peint une toile, collage de seins, de nudité féconde, collage du temps passé, du revécu, collage du Pays bafoué et recousu dans sa chair vive. Mon ami le poète a peint une toile et puis s’est étendu près de sa femme auréolée, nue dans son lit de fête, faisant chanter l’oiseau de ses dix doigts. Chiffonnier de l’exil, il coud des flaques de souvenirs, des poèmes de miel et de fracas, des chants fêlés aux barbelés du quotidien.

(texte d’Anthony Phelps, dit par l’auteur)

Amérique aux griffes de chacal ! Amérique du Nord, priez pour nous ! Partout éclate ce grand ordre de guerre, de silence. Partout éclate ce grand ordre de lumière et de clarté, plus sot que l’effronterie, plus beau que le linge de mes amours. Franc comme le donné pour compte avec la parole d’honneur de la bannière étoilée.

Beau comme le donné pour compte de la réalisation des gringos sur tous les bouges où éclate la lune caraïbe et latine. Généreux comme les bateaux yankees qui émoussent mon fleuve d’écume, et remontent vers tous les Ganges du monde, chargés de nourriture, de cover-girls au ventre peinturluré, intestins de porcs, farine de banane, coassements de saxos.

Oui, c’est moi la léchure, la poubelle, moi le goudron, le larvaire, moi tout ce qu’on empile, la guenille, la proscription frappant ainsi tout frère de ma taille et de ma race.

Parlerons-nous langage de fleur à thé de Chine. Parlerons-nous langage du jambon rose, un parler de confiserie.

Parler Reynold’s Mining, Canadian Chemical, Haytian American Sugar Company, Dominion Colonial, Imperial Tobacco. Parlerons-nous Standard Fruit Company, cacao et caféier, Standard Oil. Les signes du pétrole balisent ma noirceur.

Ah ! ils ne m’ont point entendu encore parler mandingue, ils ne m’ont pas entendu parler, parler langage de pierre, de feu, langage Pierrot le Fou, Pierrot le Nègre. Oeil rouge, mouchoir, machette créole, ouolof ou kilimandjaro. Pierrot le Noir. Ils ne m’ont pas vu savane ou marron le Nègre.

(texte de Jean-Richard Laforest, dit par Émile Ollivier et Anthony Phelps, suivi par la voix de Toto Bissainthe.)


Nous parcourons toutes les routes du monde : boulevards interminables de Paris, subways assourdissants de New York, terrains vagues de la Chine des gardes rouges. Nous parcourons toutes les routes du monde, et dans nos corps, le vol noir des ortolans sur la plaine, le matin tropical peuplé de mille bruits de marmaille d’espérance, routes sèches du Congo diamantifère, rues, ruelles minables de Montréal, broadways de toutes les Belgiques, downtown de toutes les villes, il n’est point motte d’asphalte dont nos pieds n’aient emporté poussière. Nous sommes la nouvelle race des errants. Toutes les femmes du monde ont hurlé de plaisir dans l’échancrure de nos épaules, sous la brèche de nos sexes marteaux-pilons. Nos bâtards sont inscrits sur tous les états civils changeant de patrie ou de dialecte, plus souvent que de souliers. Pourtant, pourtant il n’est point parfum comparable à celui des lavandières, point de musique hors des tambours noctambules de la Caraïbe des chaleurs.

Nous sommes les nouveaux errants. Notre terre promise n’est nulle part. Nous n’avons besoin d’aucun territoire. Nos vingt-huit mille kilomètres carrés nous suffisent amplement. Soyez assuré Monsieur le Secrétaire Général, que nous planterons en pleine tempête la rosace des vents contraires. Et puisqu’il nous sera donné de bâtir, nous serons les cavaliers à l’extrême pointe de l’orage, et nous chevaucherons des montures de feu, nous prendrons, s’il le faut, l’apparence de l’invisible, maître des carrefours giratoires. Vienne l’apparence de l’invisible. Vienne l’occupation des carrefours. Vienne le chemin des écoliers. Vienne le cri moins strident que la blessure.

Et puisqu’il nous est donné de bâtir, vienne la foi des bâtisseurs de cathédrales. Et puisqu’il nous est donné de construire, nous ferons la demeure de l’homme, au surlendemain de ce jour tout neuf tout beau, au surlendemain des cérémonies marquant l’aube d’un jour tout neuf tout beau. Nous ne sommes pas des fabricants de rêves. Nous lisons l’avenir dans les lignes de l’histoire, car la guerre est entrée dans notre vie, comme une femme imaginaire soudain retrouvée.

Toute la violence du poème pour une cartouche, route incommensurable qui mène au cœur de l’homme. Toute la chaleur du poème pour une tranchée, habitacle de vers à ronger le cadavre de la nuit. Et s’il m’était permis une prière toute païenne, je dirais ô compagnons aux pieds poudrés, Pierrots le Noir de tous les continents : nos vingt-huit mille kilomètres carrés sont à conquérir.

(texte d’Emile Ollivier, dit par l’auteur)

Nous sommes trois sur le Boulevard, trois poètes dans la nuit claire, et nous allons toujours chantant le beau Pays assassiné par sept éclats de Lucifer, et dans nos chants de temps à autre, quand la lune est rousse et bien ronde, nous glissons sans qu’on l’aperçoive un message aux morts d’autrefois, car c’est le rôle du poète de susciter, quand il le faut, les anges de la pleine lune.

(Texte d’Anthony Phelps, dit par l’auteur, suivi par la voix de Toto Bissainthe.)


Ces textes sont extraits de Pierrot le Noir, texte de Jean-Richard Laforest, Émile Ollivier et Anthony Phelps. Enregistré à Montréal en mai 1968, avec des chansons de transition de Toto Bissainthe, pour les Disques Coumbite C-1004 (42 minutes). Transfert numérique du disque 33 tours sur disque CD PC-116, Montréal: Les Productions Caliban, 2005. Extraits utilisés avec permission sur Île en île.

© Les Production Caliban 2005, extrait audio de 7:33 minutes.


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lien externe : Toto Bissainthe

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mis en ligne : 17 avril 2007 ; mis à jour : 3 janvier 2021