Jean Métellus, À propos de la dette : l’exceptionnel devoir de la France

     C’est naturellement en tant qu’écrivain haïtien que j’interviens dans ce débat. Tout le monde ici présent connaît les termes de l’ordonnance du 17 avril 1825 de Charles X.

     Mais je ne peux m’empêcher de faire deux remarques pour situer le contexte:

  1. Deux ans avant la promulgation de ce texte, en 1823, les États-Unis d’Amérique avaient au moins symboliquement décidé de l’éviction de la France dans la mer des Caraïbes par la doctrine de Monroe selon laquelle l’Amérique appartenait aux Américains.
  1. À la même époque, un racisme dit positiviste [1] s’élabore avec l’éminent parrainage de plusieurs penseurs européens sous «la triple influence de facteurs conjoncturels: l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en 1793 suivie de celle de 1794; l’émergence de la République d’Haïti après une longue guerre coloniale de 1791 à 1803; le rétablissement de l’esclavage en 1802 dans les colonies françaises» [2].

     Si ces événements importants ne justifient en aucune manière la décision de Charles X et n’innocentent pas les hommes politiques français, ils contribuent à expliquer le comportement politique global de l’ancienne métropole.

     Durant tout le XIXe siècle, la France n’entretint que des rapports diplomatiques et commerciaux avec Haïti, mais sa présence gênait considérablement les Américains qui supportaient très mal l’idée que des nègres parlent le français. Et la France ne tenta rien pour protéger la langue française contre les assauts maintes fois répétés des U.S.A.

     Personnellement, je partage volontiers les points de vue qui invitent à dissocier une fois pour toutes la langue française du colonialisme français et à revaloriser la culture haïtienne et le créole sans renier le français ni la France. Comme Jean Price-Mars, j’ai toujours révéré la culture française et les droits de l’homme, même si je n’affirme pas comme lui que Haïti est la «fille aînée de la Révolution française». [3]

     Plusieurs tentatives plus ou moins fructueuses furent entreprises par les Américains pour éradiquer le français en Haïti, si elles ne furent pas couronnées d’un réel succès, elles contribuèrent au moins à déstabiliser des intellectuels en proie à un quotidien difficile. C’est dire que la lutte inégale semble perdue pour ces intellectuels haïtiens.

     Je ne résiste pas à l’envie de citer un passage du livre de Jacques Barros concernant les turbulences de ce pays:

En Haïti, courant 1978, Édris Saint-Amand, ancien secrétaire du P.C.H. [Parti Communiste Haïtien], déplorait l’offensive qui se développait contre le français: on ne largue pas 150 ans de culture française. Entre deux impérialismes, il faut choisir le moindre. Les riches iront à l’étranger ou dans des écoles privées. Les pauvres resteront prisonniers du créole ou seront américanisés.

Mais l’histoire passe et il est des pesanteurs contre lesquels les sentiments ne prévalent pas toujours. Rien n’assure que le français ne disparaîtra pas des Amériques. Dès lors à plus long terme, quel sera le destin du créole, langue coupée de ses racines, circonscrite à quelques îles? À peine officiellement promu, le voici tellement gangrené que l’on s’alarme déjà du «créoloaméricain»? [4]

     Tout cela commença avec Charles Laubach, un citoyen américain né dans l’État de Pennsylvanie, ministre de la Congregational Church: il fit évangéliser les aborigènes du Sud de l’archipel philippin; après une étude rapide de leur idiome, il en tira une «phonétique» qu’il mélangea à celle de la langue anglaise, l’imposa aux Philippins, puis vint en Haïti en 1937 et en 1943-1944 pour alphabétiser nos masses rurales. Ce novateur adapta rapidement sa phonétique au créole haïtien et voici notre créole envahi à son tour par une cohorte de W, K, Y et Z dans l’écriture de ses mots.

     C’était bien sûr aux Haïtiens eux-mêmes de veiller à l’efficacité des méthodes d’alphabétisation proposées par les étrangers, mais c’était aux Français de veiller à l’apprentissage souhaité de la langue française par les Haïtiens et ce, depuis Toussaint Louverture – qualifié par les observateurs de tous bords noirs, haïtiens et français – de francophile. Cette francophilie adoptée d’ailleurs par son successeur et parfois contradicteur Dessalines fut unanimement appréciée, depuis, par de nombreuses générations, malgré l’omniprésence et omnipotence du billet vert.

     Toujours dans le domaine culturel qui ne cesse de m’obséder, je ne comprends pas que la France ait occulté au point de les rendre inexistants de grands penseurs haïtiens du calibre d’Anténor Firmin, auteur de De l’égalité des races humaines. Il y a là une réparation à faire d’autant que le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse s’était attaché à «prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire», alors qu’un Louis J. Janvier glorifiait Haïti «Le soleil qui se lève à l’horizon» [5] dans un ouvrage paru chez Marion et Flammarion à la fin du XIXe siècle.

     Même des Français éclairés ne connaissent ni le nom d’Anténor Firmin, ni celui de Louis J. Janvier; certains même ignorent le nom d’Haïti si volontiers confondu avec Tahiti.

     Si le nom de Toussaint Louverture commence à être connu en France, si celui de Dessalines reste pratiquement inconnu, l’histoire de Saint-Domingue devenu Haïti mérite d’être enseignée aux jeunes Français.

     Personnellement, je ne pense pas que la restitution de la dette à notre pays sous forme de chèque bancaire soit réellement souhaitable mais je suis convaincu que la France d’aujourd’hui s’honorerait de réparer les préjudices commis par la France de Bonaparte, de Charles X et de leurs émules, cette réparation devrait selon moi prendre diverses formes:

  • D’une part l’amélioration, des infrastructures, par exemple:
    • La réfection du réseau de distribution de l’eau et de l’électricité.
    • L’entretien ou la création du réseau routier.
  • D’autre part l’aide à la formation d’hommes et de femmes compétents dans les domaines de l’enseignement, de la justice, de la santé, des métiers de l’industrie et du commerce.

     Dans tous les cas, il faut responsabiliser les Haïtiens; cependant l’argent ne peut être donné à des hommes mais à des organismes chargés de conduire des projets dont l’avancement doit être contrôlé régulièrement par les parties en présence; il va de soi que la main-d’œuvre doit être essentiellement locale à tous les niveaux.

     S’agissant de l’aide à la formation, la France pourrait distribuer un grand nombre de bourses d’études locales, permettant aux jeunes de la campagne ou des villes d’étudier à Port-au-Prince ou dans une ville Haïtienne ou loco-régionale, ou vers la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, et des bourses pour la France, c’est-à-dire que les bénéficiaires de ces bourses s’engageraient après obtention des diplômes à servir leur pays, Haïti, pendant un nombre d’années minimum.

     Pour sortir de la crise actuelle, il faut des administrateurs civils haïtiens, capables, compétents et honnêtes.

     Car notre pays connaît une oppression morale et politique et un désarroi inacceptable. L’état de décomposition avancée du régime exige des mesures de réanimation exceptionnelles. Il faut le recours régénérateur, infatigable et sans arrière-pensée des grandes puissances actuelles pour sortir Haïti de cette crise.

     Je pense que le débarquement de 1915 n’était pas justifié, que celui de 1994 ne l’était pas non plus. J’ai pris position dans deux quotidiens français contre ce dernier débarquement et je ne suis prêt d’accepter ni un nouveau débarquement ni une mise sous tutelle d’Haïti.

     Certes cet état est caractérisé par l’impunité pour tous les puissants, la perpétuité pour un vol de bicyclette, l’emprisonnement et l’assassinat des journalistes et des magistrats, mais c’est aux Haïtiens de changer cette situation.

     Cependant, il est urgent que les puissances amies aident et soutiennent ce peuple – qui végète sans eau, sans électricité, sans alimentation, sans hygiène – à sortir de la crise générale entretenue par des hommes corrompus, incompétents qui s’enrichissent et commettent d’innombrables exactions au mépris des droits de l’homme.

Paris, novembre 2003

Notes:

  1. Denis Lara Oruno. La naissance du Panafricanisme. Paris: Maisonneuve et Larose, 2000, p. 129. [retour au texte]
  2. Ibid., p 129. [retour au texte]
  3. Jacques Barros. Haïti de 1804 à nos jours. Paris: L’Harmattan, 1984, tome 2, p. 604. [retour au texte]
  4. Ibid., pp. 604-605. [retour au texte]
  5. Marion et Flammarion, Éditeurs, 1883. [retour au texte]

Ce texte inédit de Jean Métellus, « À propos de la dette : l’exceptionnel devoir de la France », est offert aux lecteurs d’ Île en île par l’auteur. Il a été prononcé à Paris, devant la Commission dite Debray au sujet des rapports de la France et Haïti, en novembre 2003.

© 2004 Jean Métellus


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mis en ligne : 25 mai 2004 ; mis à jour : 5 janvier 2021