Jean Métellus (1937-2014), Hommages

Jean Métellus

Jean Métellus
photo © Gérald Bloncourt

Ci-dessous : des textes de Françoise Naudillon, Ginette Adamson, Joël Des Rosiers, Gérald Bloncourt, Marlène Rigaud Apollon et Thomas C. Spear, composés et offerts à Île en île au moment de la disparition de Jean Métellus.

 

Jean Métellus, l’homme-univers

Jean était grand, très grand. Physiquement, il en imposait. Il avait une voix grave. Il parlait peu mais quand il le faisait, tout s’arrêtait. Nous l’écoutions sachant qu’il nous faisait une grâce. La grâce des mots. Jean riait peu, mais il souriait. Cela commençait par un petit pétillement, dans le coin des yeux, ses yeux en amande qui lentement plissaient et le tout se répandait jusqu’aux lèvres. Et nous étions contents d’avoir pu faire réagir ce géant dont on devinait peut-être qu’il était timide, qu’il était attentif à tout et à tous et que s’il était si souvent silencieux, c’est que la parole et les mots sont trop précieux pour être gaspillés.

Si Jean se taisait, c’est qu’il pensait. Une pensée mangrove, une pensée univers, une pensée monde. Une pensée du langage dans sa dimension artistique : roman, poésie, théâtre ; une visée du langage dans sa dimension fonctionnelle : autisme, bégaiement, aphasie. Un tel homme sait comme nul autre le poids des mots, celui des mots écrits, celui des mots parlés, le poids des mots noirs sur la page blanche, les mots proférés, les mots priés, les mots contés, le mots récités, les mots expulsés, les mots rêvés, les mots chantés, les mots étouffés…

Si Jean se taisait, c’est qu’il créait, c’est qu’il inventait, c’est qu’il imaginait, c’est qu’il soignait, c’est qu’il diagnostiquait, c’est qu’il faisait ce Voyage à Travers le langage d’où il ramenait à ses lecteurs éblouis les chants magiques Au pipirite chantant, les célébrations des Hommes de plein vent, et la résonance indomptable de ces Voix nègres, voix rebelles, voix fraternelles pour toujours accompagnées, dans leur exil forcé par la traite négrière, de leurs Dieux pèlerins.

Si Jean avait la parole rare, c’est qu’il prenait le temps :

Le temps de dire le jour
Ce qu’on découd la nuit
Le temps de coudre la nuit
Ce qu’on délie le jour
(Au pipirite chantant)

Si Jean avançait à bas bruit c’est que résonnaient en lui le fracas des anciennes batailles et des guerres héroïques livrées par le peuple haïtien, celle du Pont Rouge, les discours des libérateurs et des hommes d’état, Toussaint Louverture, Henri le Cacique, le chant des reines de Quisqueya, Anacaona, et le son sourd des révoltes et des résistances d’un peuple fier, Les Cacos qui toujours se relève.

Si Jean était si discret c’est que, comme Balzac, il prenait soin d’observer la comédie humaine, avec un soin d’entomologiste, avec des yeux de prophète, avec une attention méticuleuse mais sereine, avec enthousiasme et humilité, avec lucidité et courage, avec la générosité que sert un sens aigu de l’éthique. La saga de La famille Vortex qui se décline en plusieurs volumes, dresse un portrait inoubliable de l’histoire contemporaine d’Haïti à travers les destins des membres d’une famille : Edgar le militaire, Louis le professeur qui connaîtra l’exil en France, Paul Rétalix et Sylvie, Sylvain président éphémère d’Haïti, Joseph Vortex, l’archevêque… Déjà dans son premier roman Jacmel au crépuscule (1981), Jean Métellus avait mis en scène ce talent de chroniqueur doux amer, de metteur en scène de la vie et de la pensée des hommes, et de prophète désabusé des catastrophes à venir. Situé en 1956, le roman propose une galerie de portraits de tous les milieux sociaux culturels de Jacmel, ville natale de l’auteur et à travers les conversations des personnages, une évocation inédite de la situation politique, économique, sociale, spirituelle du pays et de la ville à la veille de la prise de pouvoir par Duvalier père en 1957.

L’écriture est sœur du silence. Dans son grand bureau de Bonneuil, la bibliothèque de Jean Métellus occupe plusieurs mètres d’étagères, certains livres s’entassent encore sur les fauteuils, sur le sol, sur les tables. Au milieu du jardin, le bureau est un pavillon isolé du bâtiment principal, un îlot de recueillement où le grattement du stylo plutôt que le cliquètement des touches de l’ordinateur murmure à l’oreille du géant.

L’œil est frère du silence. Sur les murs de sa maison, les toiles de Préfète Duffaut, les œuvres de Télémaque, le portait de Toussaint Louverture peint par Louis Georges, les touches de couleurs des peintres naïfs illuminent les murs. Les sculptures se dressent, rappel d’une cosmogonie qui a traversé l’océan de l’Afrique au Nouveau Monde, du Nouveau Monde à l’Europe. L’Europe où Jean aura passé la majorité de sa vie. Une Europe qu’il a su déchiffrer avec la même minutie et la même intimité que son pays natal et à laquelle il a donné vie dans plusieurs romans : Une Eau-Forte, Charles Honoré Bonnefoy, et surtout La Parole Prisonnière, roman qui réconcilie ses deux passions : l’art des mots et la guérison des maux du langage.

Si Jean était un homme de peu de mots c’est qu’il savait la souffrance de ceux à qui la parole avait été confisquée pour des raisons politiques. C’est qu’il connaissait les difficultés à surmonter pour ceux qu’il voyait pour des raisons médicales, privés des mots. C’est qu’il contribua toute sa vie à libérer les paroles prisonnières. Jean Métellus, l’inlassable combattant de la liberté des hommes à s’exprimer et par conséquent à être pleinement eux-mêmes. Jean Métellus, le conquérant de l’impossible, le travailleur infatigable, le démiurge qui créa plus de deux cent cinquante personnages.

Jean, maintenant frère du silence…

Adieu Jean, adieu l’ami, adieu cher maître, homme du verbe, homme de parole, homme d’engagement, homme d’espérance, toi, le passeur de tous les mots.

Au pipirite chantant avec l’eau vive de mes rêves j’efface les graves promulgations issues des rives du profit/ Et mon propos, lié à ma source, bâillonne l’écume de toutes les eaux étrangères, de tous les cris de convenance et chausse l’irrévérence pour fouler le brouhaha de tous les mots d’ailleurs (Au pipirite chantant)

– Françoise Naudillon
Montréal, le 5 janvier 2014


Disparition de Jean Métellus

Avec Jean Métellus, un pilier monumental de la littérature francophone, un écrivain « total capital » d’origine haïtienne, disparaît.

Décès de Jean Métellus, nouvelle trop fraîche, émotion trop forte pour trouver les mots, les mots justes pour dire ce que je ressens, ce que Jean mériterait que je dise de l’homme, du poète, du romancier, du dramaturge, de l’essayiste, du neurologue qu’il était jusqu’à hier 4 janvier 2014.

Convaincu que la poésie pouvait mener à la découverte de la vérité Métellus, dès son premier livre Au pipirite chantant jusqu’aux plus récents, s’est engagé à écrire une épopée des origines, comme l’observait d’ailleurs Antoine Vitez. Jean n’avait de cesse de reprendre l’histoire d’Haïti par le biais de la poésie, du roman, du théâtre et de l’essai, comme s’il s’était donné pour mission d’analyser tous les héros, grands comme Anacaona, Toussaint, Pétion, Dessalines, petits tels les habitants et paysans de Jacmel, pour mieux faire comprendre la complexité de ce qui se passe dans ce pays de la période précolombienne à nos jours. Il a su montrer le rôle important des femmes dans les luttes quotidiennes pour la survie d’Haïti. Soutenu jusqu’au bout par son épouse Anne-Marie, Jean a réussi son engagement de présenter son pays au monde entier. Cet engagement qu’il n’a jamais lâché constituait la raison d’être de ses livres, sa raison d’être à lui.

Il y a quelques semaines L’Académie française immortalisait Dany Laferrière, enfant d’Haïti. Et voici que la mort nous enlève trop tôt un autre enfant de ce même pays, souvent considéré comme un écrivain digne d’un prix Nobel et à qui l’Académie française avait décerné en 2010 le Grand Prix de la Francophonie. HONNEUR, RESPECT au grand écrivain et à l’ami JEAN MÉTELLUS !

– Ginette Adamson
Oklahoma City, le 5 janvier 2014

(texte publié sur Cultures Sud, reproduit avec la permission de l’auteure)

Requiem pour Jean Métellus (1937-2014)
Portrait d’un médecin en poète

L’impression, tenace, envoûtante, que la disparition d’un grand homme de lettres et d’un grand médecin, neurologue spécialiste du langage, puise à des eaux profondes, non pas seulement celles de la tristesse ou de l’accablement – non sans que l’inquiétude ne vienne à celui qui se risque à saluer la mémoire du disparu – mais de la certitude que son œuvre contenait en elle-même les racines d’un art médecine et qu’on y retrouvait une langue d’écrivain, sa musique, sa distinction, son entêtement et finalement ce qui est irréductible à tout autre, une écriture.

Peu de médecins écrivains ont incarné à ce point la problématique du double déploiement : écrire un poème est chaque fois réapprendre à parler. Comme si l’intention poétique, hostile à toute entrave et toujours jalouse de l’indépendance du langage, annulait par avance la faculté de parler. Pourtant, face à ces deux instances, Jean Métellus arrivait à préserver avec force l’autonomie de l’une, la poésie, tout en établissant l’incidence de l’autre sur les actes de parole, la science du langage. La littérature avait trouvé en lui un autre Oliver Sachs, cet écrivain neurologue, devenu célèbre pour ses romans inspirés de cas cliniques, notamment L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Les deux écrivains partageaient avec l’élégance, la curiosité et la compassion des grands savants les histoires de patients qui illuminaient la condition humaine.

L’homme de grande taille, sage et parfait homme de bien, à la prestance de Mandingue, possédait un charme naturel. Aîné d’une famille de quinze enfants, il avait appris de son père boulanger à pétrir la pâte, à se lever tôt. Il avait la ponctualité des rois. Lors de mes passages à Paris ou de nos rencontres à Montréal où sa réputation internationale de neuro-linguiste l’avait précédé, je retrouvais au cours de longs repas ses mouvements de pensée. J’ai eu l’honneur de connaître la générosité d’un écrivain et la fidélité d’un ami. Jean Métellus, excellent causeur, épicurien et amateur de bons vins, avait un regard doux qui dissimulait difficilement une sensibilité exquise, acquise sans doute au chevet de ceux qui ont perdu un jour l’usage de la parole. Cet extrait se lit en guise d’autoportrait :

Deux larmes perlèrent dans les yeux de Patricia qui les empêcha de rouler grâce à cette habitude de self-control de ceux qui côtoient le malheur, la douleur.
(Métellus 1986 : 166).

« La mécanique du charme » tenait au fait que Jean Métellus disposait de plusieurs imaginations particulières qui se superposaient en même temps. De telles identifications contribuaient à la complexité de cycles romanesques œuvrés autour de thèmes « européens » – La Parole prisonnière (1986), Une eau-forte (1983), Charles-Honoré Bonnefoy (1990) – ou de thèmes « haïtiens » : Jacmel au crépuscule (1981), La Famille Vortex (1982), L’Année Dessalines (1987), ou encore Les Cacos [1989). C’était l’époque où l’on parlait encore d’une « littérature de la diaspora », notion tombée depuis en désuétude. La lecture de Métellus demandait un effort anti-dualiste, orientée vers le devenir plutôt que d’alimenter des polémiques littéraires intéressées à perpétuer des clivages stériles. Sa philosophie du langage étant indissociable de sa philosophie de l’histoire, Métellus les remettait constamment en jeu d’un ouvrage à l’autre, d’un genre à l’autre, dans ses romans comme dans sa poésie, dans ses essais comme dans son théâtre. Sa puissante pièce Anacaona avait interpellé Antoine Vittez qui l’avait montée à Paris, en 1988, au Théâtre de Chaillot quand bien même Métellus n’ignorait pas le poids des lourdes chaînes de l’Histoire qui entrave la liberté de création des écrivains de la Caraïbe.

Pour Jean Métellus, l’origine du langage, don susceptible d’être perdu à tout instant ou de devenir insensé, n’accède dignement à la divinité en tant qu’elle est humaine : « Mais il faut prier / Servir les dieux avant de boire » écrit-il dans le classique Au pipirite chantant (1978), recueil fétiche, luxuriant et affolé, édité par Maurice Nadeau et retrouvé sur la table de chevet d’André Malraux à sa dernière heure. Métellus, docteur en linguistique, n’avait jamais perdu le souvenir d’une origine plus complexe et plus charnelle des mots : le créole en tant que matrice. Or, plus une langue est vivante, moins on songe à l’enfermer dans des lettres, plus elle est proche de l’origine, moins on peut l’écrire. Dans les villes de la Grèce archaïque, le devin, le charpentier, le poète et le médecin étaient les seuls démiurges étrangers qui étaient acceptés au sein de la cité. Mais qu’arrive-t-il lorsque l’étranger est à la fois poète et médecin ? L’œuvre est considérée alors dans le double registre de la représentation et du soin, de l’efficacité esthétique et de l’efficacité thérapeutique, ou plus exactement de l’efficacité esthétique comme efficacité thérapeutique. C’est d’ailleurs là toute la portée de l’œuvre poétique de Métellus, mise à jour dans des images évocatrices au pouvoir étonnant. Poésie acharnée à donner à voir tant d’obscure parole dissoute dans la lumière :

Au pipirite chantant l’homme habité par une nouvelle promesse
l’homme lavé par le reflux du jour
lustré par le silence
l’homme nourri de prières abrité par l’ombrage des morts
l’homme de l’exil
l’homme d’eau et de feu
l’homme de nulle part plonge
l’horizon dans un très grand éblouissement
(Métellus 1978 : 121)

Que l’ombre des arbres qu’aimait le poète lui fasse un enterrement sublime parmi « le safran, le vétiver, le café » et la chaleur des payses vêtues de cotonnades blanches.

– Joël Des Rosiers
Montréal, le 6 janvier 2014

(texte publié dans Le Nouvelliste, reproduit avec les corrections et la permission de l’auteur)


hommage à Jean Métellus Gérald Bloncourt

Hommage à Jean Métellus
par Gérald Bloncourt, 6 janvier 2014

À la mémoire de Jean Métellus

J’ai connu Jean Métellus dans la tourmente sismique de la dictature de François Duvalier. Nous nous sommes souvent rencontrés dans cette résistance à l’arbitraire d’un régime sanguinaire coupable de dizaines de milliers d’assassinats. Nous avons cheminé côte à côte durant des années.

Lorsque j’ai fondé le Comité connu sous l’appellation de Comité pour juger Duvalier – il s’agissait alors de Baby-Doc – Jean Métellus fut avec Jean-Pierre Faye, fondateur de l’Union des Écrivains et également du Collège International de Philosophie, et Guy de Bosschères, président de l’Union Internationale des Écrivains de langue française, l’un des trois présidents qui m’aidèrent à mettre sur pied cette organisation.

Depuis nos rapports sont restés constant. Toujours dans le même esprit de fraternité, d’affection, je dirais de camaraderie.

Tant de souvenirs affluent. Nos rencontres avec Mimi Barthélemy, Jean-Claude Charles, Max Bourjolly, Gérard Pierre-Charles, René Théodore, Paul Baron, Elliott Roy et tant d’autres… Autant d’occasions pour échanger, pour parler du pays, pour confronter nos analyses, pour parfaire notre contribution aux luttes patriotiques.

Jean a toujours été présent dans ce combat qui nous opposait à cette terrible tragédie.

Par sa plume, par ses déclarations, par ses prises de positions, par ses actions, par sa présence, cet immense écrivain et poète a toujours fait entendre la voix de la justice, de l’histoire, de la culture, de l’honneur de notre peuple.

Toute sa vie aura été un exemple pour les générations montantes.

Il a été un humaniste exceptionnel dans tous ses comportements d’homme, de médecin, d’intellectuel.

Nous étions tous deux de Jacmel pour laquelle il avait de la tendresse. Je m’honore d’être, comme lui, issu de cette région que nous évoquions parfois dans des moments de nostalgie.

Adieu Jean Métellus, nous ne t’oublierons pas. À la suite de nos Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis, et bien d’autres encore, tu as aidé à perpétuer nos rêves d’une Haïti glorieuse, fidèle à ses pères de l’Indépendance et de la première et éclatante victoire contre l’esclavagisme.

Ta place est et sera encore longtemps parmi nous.

À ta compagne, à tes enfants, à tous ceux qui t’ont entouré et aimé, je présente mes condoléances émues.

Gloire à Jean Métellus. Honneur et Respect !

– Gérald Bloncourt
Paris, le 8 janvier 2014


Hommage à Jean Métellus

Je connaissais Jean Métellus de nom et de réputation à travers ses écrits, notamment Au pipirite chantant, mais c’est seulement en 1993, lors de mon passage à Paris pour participer à un Salon Littéraire au « Toit de la Grande Arche » que je l’ai rencontré en personne pour la premiere fois. Toute enthousiasmée, je lui ai fait don d’un exemplaire de ma collection de poèmes Cris de colère, Chants d’espoir, mon premier livre, et j’ai été surprise et flattée quand, par la suite, il y a sélectionné les poèmes « Tiers Monde » et « Mondes » pour son Anthologie Sapriphage 22 (été/ automne 1994), un numéro consacré à la Présence d’Haiti, « avec une pensée pour les 80 ans de Félix Morrisseau-Leroy » qu’il m’a fait parvenir. Quel honneur cela a été pour moi.

J’en suis encore flattée et c’est avec une profonde révérence que je le salue comme le géant de notre littérature qu’il était et que je dédie « Mondes » à sa mémoire.

Mondes

Comment parler de petites filles
Pommettes joufflues, regard rieur,
Qui ont jouets plus qu’il n’en faut
Mais en veulent plus, et plus, et plus ?
– J’ai l’esprit plein de petites filles
Pommettes caves, regard perdu
Qui n’ont pour jouets que les galets,
Et la poussière, plus qu’il n’en faut.

Comment parler de garçonnets
Qui n’aiment pas ci, ne veulent pas ça
Et jettent aux chiens leur nourriture
De temps en temps, quand ça leur plaît ?
– J’ai l’esprit plein des garçonnets
Qui n’ont jamais de bon repas
Et mangent ce qu’ils peuvent trouver
De temps en temps, s’ils ont de la chance.

Comment parler de jeunes gens
Stylo Parker, livres reliés
Qui accumulent les peaux d’âne
Toute leur vie, c’est leur destin
– J’ai l’esprit plein de jeunes et vieux
Qui ne savent ni lire, ni écrire
Et signent X aux documents
Toute leur vie, c’est le destin.

Comment parler de ce bonheur
Fait d’abondance de tant de choses
Jour après jour à l’infini ?
– J’ai l’esprit plein de cette détresse
Faite de trop peu de trop de choses
Jour après jour à l’infini.

HONNEUR ! RESPECT ! à Jean Métellus. Mes sympathies à sa famille et à tous ceux qui l’ont aimé et admiré.

– Marlène Rigaud Apollon
Boca Raton, Florida, le 8 janvier 2014


Oraison fraternelle pour le poète, l’historien, le médecin Jean Métellus

Je ne peux nommer le moment où j’ai rencontré Jean Métellus, médecin et écrivain, pour la première fois. Je le vois au Graduate Center de CUNY (notre adresse était encore sur la 42e rue, au siècle dernier !), discutant de l’orthographe de la langue créole. J’ai un autre souvenir de lui pendant un colloque du Conseil International d’Études Francophones, à Strasbourg, peut-être.

De la génération qui me précède, Jean Métellus était une figure imposante qui semblait avoir toujours fait partie du patrimoine des lettres francophones. J’avais lu et fréquenté Nathalie Sarraute, et réagissais comme elle contre les romans psychologiques – qui plaisent pourtant à ceux, tels Georg Lukacs, qui y étudient les classes socio-économiques – et je lisais donc peu de romans historiques. La saga à plusieurs volumes de La famille Vortex de Jean Métellus n’a pourtant pas de précédent en Haïti (avec une exception comme La Danse sur le volcan – mais il n’a qu’un seul volume – de Marie Chauvet) et peu de successeurs, mais le roman historique revient à la mode ces dernières années.

À l’époque où l’orthographe du créole se modernisait, je ne pouvais comprendre la nostalgie de Métellus pour une orthographe où l’on pouvait retrouver l’étymologie française, bois et non pas bwa. Je m’intéressais plutôt à la construction de son théâtre et de sa poésie. Il m’arrive de mettre au programme de mes cours sa pièce Anacaona, pour la mise en scène qu’il a faite de ce personnage fondateur dans la mythologie créatrice d’Ayiti. L’historien chez le poète donne voix aux premiers habitants de l’île – « des combattants et non plus des rêveurs » – comme à Anacaona et à tout le panthéon de personnalités de l’époque fondatrice de la nation.

Auteur discret devant la popularité d’une nouvelle génération de romanciers, Jean Métellus pouvait étonner par sa modestie. Homme d’une carrure physique imposante, comme le souligne Françoise Naudillon, il se tenait éloigné des plus jeunes auteurs excités qui couraient après la reconnaissance et les prix. Que ce soit dans la collection Blanche chez Gallimard, aux Éditions Le Temps des Cerises ou encore aux Éditions Janus, Métellus publiait dans des maisons qui soutenaient sa création par un « soin » éditorial particulier, apporté à ses textes comme les soins qu’il apportait certainement à ses patients. Médecin neurologue, l’écrivain pratiquait aussi une carrière professionnelle autre et entière – comme Céline, comme William Carlos Williams, comme son compatriote Joël Des Rosiers – une activité qui lui offrait peut-être une vision élargie de l’humanité. Aux États-Unis, on appellerait une telle ouverture d’esprit celle d’un « Renaissance Man ». Pour un francophone comme Métellus, on pourrait dire qu’il s’agissait d’une intelligence et d’un esprit rabelaisiens.

Je ne sais pas quand a débuté notre correspondance occasionnelle par courriel. Il y a eu un échange de messages en 2008 après la mort de notre ami commun, Jean-Claude Charles, pour qui Jean Métellus a offert un texte pour Île en île. Après mon retour d’Haïti en janvier 2010, nous avons échangé des messages au sujet de Georges Anglade (avec un nouveau texte hommage de Jean Métellus pour le site), et j’ai remarqué que nous ne semblions ne nous écrire qu’au moment des morts. Son grand prix de la Francophonie, de l’Académie française, était heureusement la meilleure nouvelle en cette année 2010, suivie, pourtant, par celle, tragique, de la mort de Bolya, pour qui nous nous retrouvions de nouveau autour de textes nécrologiques.

Dans le sien, Jean Métellus note ses lieux de rendez-vous avec Bolya, qui comprenaient le café « Les Cascades » à la Porte Dorée. C’est là où, me semble-t-il, a eu lieu mon dernier rendez-vous en personne avec Jean Métellus. C’est le jour où j’ai enregistré sa lecture du poème « Voyance » pour les auditeurs d’Île en île ; cela fait dix ans. En ce mars 2004, « on » venait de renverser le président Jean-Bertrand Aristide en Haïti, et j’étais autrement troublé par les actualités que Jean Métellus, plus serein. Je laisse pour l’éternité la voix du poète, captée ce jour-là avec le bruit de la vaisselle aux « Cascades » dans ce lieu ô combien chargé d’histoire – celui du carrefour du musée de la Porte Dorée – qui semble convenir à cet Haïtien qui vivait au carrefour des mondes.

Et voici maintenant qu’il y a une nouvelle nécrologie à écrire, Jean Métellus, la tienne. Et tu n’es plus là pour te joindre à moi dans le choeur des oraisons. Moi qui me voyais plus jeune et dynamique, toujours à bousculer mes aînés, je me trouve accaparé par de jeunes trublions qui poussent la porte d’entrée avec des plumes chaque année plus à la mode, plus rapides, sans mémoire. La salle d’aînés se vide, et je me trouve avec un poids encore plus lourd à porter en voulant garder vivantes les voix des anciens, dont la tienne.

Je te remercie pour ta sérénité et ton intelligence exemplaires, je te remercie Jean Métellus pour ta poésie, à relire, je te remercie pour ton éthique de travail, ton devoir de mémoire et ton humanité fraternelle.

Mes condoléances respectueuses à ta grande famille, proche et étendue.

Honneur. Respect.

– Thomas C. Spear
New York, le 9 janvier 2014


Lecture du poème « La peur du sommeil m’hypnotise » de Jean Métellus, par Gilles-Claude Thériault, en hommage au poète.
Montréal, le 13 janvier 2014


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mis en ligne : 8 janvier 2014 ; mis à jour : 25 avril 2021