Jean Mariotti, « Paysage »

extrait de nouvelle

Nous venions d’acheter, pour en faire une station, une splendide vallée de quelque cinq cent hectares. Nos prédécesseurs, trois jeunes fils de famille que leurs parents avaient envoyés en punition coloniser la Nouvelle-Calédonie pour mettre un terme à leurs folies de jouvenceaux écervelés, nos prédécesseurs n’avaient habité que quelque mois ce lieu dont ne pouvait s’accommoder leur humeur superficielle et bruyante. Ils partirent donc bientôt, laissant comme trace de leur passage des arbres criblés de balles par leurs fusils neufs, une maison de bois au toit de tôle ondulée et le souvenir du nom qui leur avait été donné : Les Trois Mousquetaires.

Nous avions pour seuls voisins dans cette région les quelques Canaques dont les huttes se groupaient sur une crête, non loin de nos barrières. Ces hommes étaient, je le sus plus tard par Biha, les derniers descendants de la puissante tribu qui, avant la grande révolution de 1878, occupaient la vallée maintenant devenue notre propriété.

Ce voisinage n’allait pas sans quelques inconvénients, car les tayos raflaient nos cocos, pillaient nos champs de bananes et dévastaient le crique poissonneux.

Quand je parlais, le Winchester à la main, d’interdire aux Canaques l’accès de la station, l’indulgente mansuétude de mon frère ainé, pourtant homme rude et énergique, m’étonnait.

Un jour, mon frère, au retour d’une tournée dans les gorges situées sous la tribu, rapporta sous sa selle une pierre de forme curieuse, trouvée dans un cirque formé par des éboulis de serpentine : un ancien cimetière indigène. Cette pierre verte, de même nature que celles dont se servaient les Canaques pour fabriquer leurs haches, représentait assez exactement un tronc de pyramide presque régulier, relié à une sphère par un col mince. La sphère offrait cette particularité qu’un trou dans lequel on pouvait faire passer une grosse bille y était foré suivant deux rayons perpendiculaires entre eux. Il se pouvait facilement voir que ce trou à angle droit était bien, comme la forme elle-même de la pierre, due à un caprice de la nature et non au travail de l’homme.

Il nous était arrivé, depuis que nous possédions cette vallée, de trouver assez fréquemment, sur d’anciens emplacements de villages canaques, des fragments de poteries, des haches de jade et d’ovoïdes pierres de fronde aux pointes aigues. La dernière trouvaille de mon frère fut destinée à enrichir notre collection, mais comme cette pierre pesait quatre ou cinq kilos, nous décidâmes après l’avoir examinée de la laisser à l’ancienne demeure des Trois Mousquetaires jusqu’à la prochaine venue de notre bouvier avec son charriot.

Deux jours après, nous vîmes arriver Biha, le vieux sorcier, assez célèbre dans la région et pour la part qu’il avait prise à la révolution de 1878, et pour le goût qu’il ne cessait de manifester pour la chair humaine.

Biha inspecta les lieux avec une nonchalante désinvolture toute canaque, nous parla de la pluie, du bétail, des cocos, nous raconta de longues histoires très embrouillées puis, dans le cours de la conversation, nous demanda négligemment si nous voulions bien lui donner la pierre posée dans le coin de la véranda. Elle était très bonne pour aiguiser les haches, disait-il, nous, les Blancs qui avions des meules, nous n’avions pas besoin de cela.


« Paysage », par Jean Mariotti, est extrait de son texte Le Dernier voyage du Thétis, publié à Paris aux Éditions Stock en 1947, et republié à Nouméa par les Éditions Grain de Sable en 2000.


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mis en ligne : 17 juin 2010 ; mis à jour : 22 octobre 2020