Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Paroles tragiques de l’écrivain ma’ohi

On s’étonne de voir que la littérature polynésienne ne soit pas plus prolifique et souhaite en permanence que les écrivains de souche soient plus nombreux. – qu’ils écrivent dans la langue du colonisateur ou dans leur propre langue ; on les encourage en mettant en place, au niveau de l’État et du Territoire, des aides à l’édition, des concours et des salons. Et quand l’intervention publique se couronne de quelques succès, on se félicite de voir que « les Polynésiens commencent à écrire » .[1]

Depuis que Taaria Pare Walker s’est vue décerner en 1999 le prix spécial du premier salon du livre insulaire d’Ouessant pour ses Mémoires d’avenir d’une île australe [2] que les deux lauréats du concours Écris ta Polynésie [3] ont été invités au salon du livre de l’Outremer en octobre 2000 par le Secrétariat d’État à l’Outremer et que Patrick Amaru s’est vu remettre en novembre 2000 le prix du président [4] pour son ouvrage en tahitien Te Oho, on se plaît manifestement à penser que l’aube de la littérature polynésienne est enfin levée en soulignant : « l’écriture, on y vient, en voici la preuve… » [5].

Je ne sais si cette réussite correspondit jamais à la réalité de l’écrivain polynésien où si elle se limite à un cercle de familiers dont les rapports avec les pouvoirs publics lui confère un statut de privilégié. Si on s’en tient à l’écrit, l’aube de la littérature polynésienne s’est levée depuis bien longtemps, puisqu’elle a bientôt vingt-cinq ans en langue française et plus d’un siècle en langues vernaculaires. Une historicité mise en lumière par tous les spécialistes de la littérature [6]. Ils ne croient pas que les Polynésiens n’aient jamais écrit avant la fin du siècle dernier. Ils constatent simplement que la grande majorité d’entre eux ont écrit dans leur langue maternelle, mais ne font pas pour autant toujours référence à ceux qui ont été publiés.

Comparativement à leur population, nombreux en tout cas sont les écrivains polynésiens qui ont édités et éditent encore à compte d’auteur ou grâce à la prodigalité d’un éditeur éphémère [7], faute de trouver une importante société d’édition empressée de les soutenir ou une aide publique spontanée et généreuse. Cette situation n’est pas nouvelle. Elle est due à l’ambiguïté idéologique et culturelle des écrivains polynésiens qui tient elle-même à l’ambiguïté du statut d’autonomie du Territoire et à son caractère évolutif. Par son statut, la Polynésie française reste sous la dépendance de la métropole, mais l’obtention progressive par le gouvernement local de compétences toujours accrues donnent l’impression d’une plus grande autonomie du citoyen au sein de la République française.

* * *

L’émergence d’une littérature colonisée en Polynésie est apparue nettement au milieu des années soixante-dix, en plein renouveau culturel ma’ohi, dans l’effervescence du débat sur l’avenir institutionnel du Territoire et la création des principaux partis indépendantistes polynésiens. L’obtention en définitive par les partis autonomistes polynésiens du statut d’autonomie de 1977 ne remplira pas le manque d’être de l’écrivain pris dans le rayonnement de la mouvance culturelle et politique en faveur de l’affirmation de l’identité ma’ohi, ni son désir de liberté et, à travers lui, celui de son peuple.

Dès 1975, Charles Teriiteanuanua Manu-Tahi exprime clairement à la fois cette volonté de rester soi et ce désir d’émancipation dans un poème inspiré d’une fortification édifiée à l’Est de Papeete par les Français au XIXème siècle en mémoire de la perte pour la France de la totalité du bassin du Nil suite à l’ordre d’évacuation de la ville de Fachoda au Soudan donné par le ministre Delcassé qui venait de céder à un ultimatum britannique [8]:

Fort de Fachoda
Pourquoi avez-vous pris ce nom ?
Orohena, Pitohiti, Tetufera
Et bien d’autres montagnes n’ont pas changé de nom.

Nous n’avons pas changé de nom.
C’est l’étranger qui a fait cela.
Toi qui fais vivre le passé
Dites-nous, « retrouverons nous un jour notre liberté » ?

Turo a Raapoto, chef de file de la littérature du colonisé polynésien, sera l’un des premiers avec Henri Hiro à exprimer le sentiment de vacuité de l’être ma’ohi par ces mots premiers d’un texte terrible publié en 1978 dans le Journal des missions évangéliques intitulé maòhi [9] :

Que suis-je ? Rien, pas encore, demain peut-être. Non, l’état civil ne me suffit plus. J’ai besoin d’une autre dimension. Mon nom s’écrit avec les lettres de l’alphabet latin, mais ma vie s’écrira avec mon souffle et le souffle de tous ceux qui souffrent du manque d’être. Nous ne sommes assurément pas encore.

Pourtant malgré ce manque d’être, à la limite du non-être, pour Turo a Raapoto, la soif d’être Ma’ohi triomphera :

Nous serons Maòhi ou ne serons plus. Mais j’ai foi dans la vie. Nous ne mourrons pas. Nous serons.

Toute l’œuvre d’Hubert Brémond dont les premiers poèmes furent écrits avant 1978 porte aussi cette double interrogation :

Qui suis-je ?
Je ne sais pas qui je suis.
Comment le saurais-je ?
Je le saurais dans la liberté. [10]

La même année, dans un poème intitulé Dieu de la culture [11] qui reçut le premier prix de la poésie tahitienne lors d’un concours lancé par la Société des Arts Créatifs du Pacifique Sud, Henri Hiro invoqua Òihanu à répondre à ce vœu d’émancipation culturelle et politique par ces deux mots qui allaient devenir le leitmotiv de son œuvre littéraire, théâtrale et cinématographique durant cette partie de sa vie : « e tu, e tu » [lève-toi, lève-toi].

Un manteau de brouillard cache l’image de mes ancêtres,
on a beau regarder, on a beau se lamenter
on ne voit que le drapeau bleu blanc rouge.
O Òihanu, O Òihanu
lève-toi, lève-toi
que ta tête se redresse
pour abattre les interdictions,
que tes descendants puissent désormais se nourrir
tes petits-enfants s’impatientent.

Vingt ans après, en octobre 1998, alors que le gouvernement autonomiste local tente de former un projet de modification du statut en faveur de l’instauration d’une citoyenneté polynésienne, Tera’ituatini, alias Jean-Marc Pambrun, vilipende les Marchands d’identité :

Pourquoi dois-je devenir ce que je suis déjà
[…]
Marchands d’identité
Je suis Ma’ohi
Que puis-je désirer de plus de vous
Sinon que vous clamiez ce que je suis
Que puis-je attendre de plus de vous
Sinon que vous portiez ce que je suis
Pourquoi tant de palabres
Pour dire ce qui est
Pourquoi tant de papiers
Pour établir ce qui est
N’avons-nous pas assez payé
Le prix de leur arrogance. [12]

Quant à Turo a Raapoto, il exprime à nouveau cette affirmation de l’être ma’ohi, démontrant du même coup que l’autonomie porte en elle-même les chaînes de la dépendance du peuple polynésien à l’égard de la métropole [traduction de l’auteur] :

Te maere nei au. Te poiri nei au.
E aha ta’u nunaa i parau ai i to te tahi Hau
E Hau no na.
E aha i parau ai i to te tahi metua
E metua no na. 

Ua ‘otare anei ta’u nunaa i na reira ai.
E taata metua ‘ore anei ‘oe e te Ma’ohi
E taata fenua ‘ore anei
E taata Hau ‘ore anei
Ua faatere na ho’i ‘oe ia ‘oe. E aha teie. [13]

[Je m’étonne. Je ne comprends pas.
Pourquoi est-ce que mon peuple dit d’un autre gouvernement
Que c’est son gouvernement.
Pourquoi est-ce qu’il dit d’autres parents
Que ce sont ses parents.
Mon peuple est-il orphelin pour qu’il en arrive là.
Ma’ohi ! es-tu un homme sans parents
Es-tu un homme sans terre
Es-tu un homme sans gouvernement
Tu t’es déjà gouverné toi-même. Qu’est-ce que ça veut dire.]

* * *

À son corps défendant, l’écrivain polynésien en Polynésie française a donc un double statut, celui de colonisé et celui de citoyen d’une jeune nation en formation. Et c’est ce double statut qui ajoute de nouvelles contradictions et complexité à son être déjà malmené par toutes les difficultés habituelles rencontrées par l’écrivain colonisé. L’ambiguïté du statut de l’écrivain polynésien est d’autant plus marquée, et pour certains difficile à vivre que le Territoire a les moyens d’une politique d’aide à l’édition [14] et que plusieurs sociétés d’éditions se disputent le marché du livre, mais que l’indépendance n’est pas le credo de la majorité au pouvoir. La littérature du colonisé n’a que peu de chances d’être diffusée auprès du public le plus large.

Pourtant la littérature polynésienne existe, elle a ses plumes que l’on rencontre au détour de la lecture des recueils Hei Pua Ri’i [15] qui rassemblent les œuvres primées par l’Académie tahitienne et, surtout, ses voix. L’une d’entre elles est celle de Te-ara-po qui conta chaque semaine histoires et légendes sur Radio-Tahiti entre 1957 et 1964, dont une infime partie de ce qui a pu être sauvé a été transcrite et publiée par le Département des traditions du Centre polynésien des sciences humaines. Ces plumes et ces voix sont connues, suivies et correspondent à une identité collective puisqu’ils se connaissent tous, s’adressent à tous et utilisent les vecteurs de diffusion et de retransmission les plus démocratiques et les plus accessibles par la population : le discours politique, le sermon religieux, le chant traditionnel, les radios, la presse écrite quotidienne et hebdomadaire. C’est là – aussi – qu’il faut aller la dénicher, l’entendre ou la lire et la goûter.

Si certains de leurs auteurs avaient aujourd’hui la possibilité de compiler leurs œuvres écrites sur dix, vingt ou trente ans, et que les éditeurs se donnent la peine de les traduire dans l’une ou l’autre langue, les librairies se verraient grossies de nombreux ouvrages littéraires aux genres les plus divers : fictions, nouvelles, essais moraux et politiques, pamphlets, poèmes, chants, dialogues, discours, pièces de théâtres, légendes.

L’écrivain qui ressent fortement son statut de colonisé n’arrive donc pas à écrire, ne sait pas comment écrire et, ceci expliquant cela, à se faire éditer. Les raisons invoquées par les éditeurs locaux sont multiples : un talent littéraire en langue française qui laisse à désirer, l’utilisation d’une langue vernaculaire lue par trop peu de gens, un coût trop exorbitant comparé aux chiffres d’affaires pressentis, un marché de lecteurs trop restreint, un sujet limité à un public d’initiés. Mais toutes ces raisons tiennent en une seule : la censure pratiquée à tous les niveaux de la publication.

Une censure qui pour se faire oublier a placé la barre de la publication très haut. On remarque à quel point la qualité de fabrication des ouvrages proposés par les éditeurs ces trois dernières années a « atteint un niveau digne des publications internationales » [16] et on félicite ces éditeurs qui privilégient « une approche de plus en plus professionnelle de l’édition » [17]. Mais combien d’écrivains polynésiens ont bénéficié de ce professionnalisme ? Pour l’année 2000, sur cinq titres littéraires, trois sont l’œuvre de Polynésiens [18], et aucun d’eux n’a été édité par les gros éditeurs de la place. Au cours des deux années précédentes, le bilan était moins contrasté. Sur onze titres recensés, quatre furent l’œuvre de Polynésiens, et seulement un s’est édité à compte d’auteur [19]. Amour-propre déplacé ou défiance des auteurs à l’encontre d’éditeurs qui hésitent à publier des écrits qui risqueraient d’agiter trop les esprits ou de ne pas pouvoir conquérir le public francophone et notamment national ? La conquête du marché local étant, quant à elle, des plus hasardeuses. Éditeurs et auteurs savent pertinemment que le lectorat polynésien n’a pas l’habitude de fréquenter les librairies et préfère procéder à une lecture collective des œuvres de ses contemporains en faisant des photocopies ou en faisant circuler un ouvrage de main en main à défaut de vouloir ou pouvoir l’acheter.

Henri Hiro proclamait en 1990 à qui voulait l’entendre :

Il faut que le Polynésien se mette à écrire. Que ce soit en ma’ohi, français, anglais, peu importe. L’important c’est qu’il s’exprime. Qu’il le fasse ! […] L’important c’est qu’il prenne la parole par l’écriture. [20]

Sept ans plus tard, Flora Devatine lui faisait écho en complétant :

… dans la perspective du passage à l’écrit, il est primordial que le Polynésien ne se laisse pas arrêter par des questions de savoir « Comment écrire… », « Dans quelle langue écrire… », ni s’y bloquer lui-même ! [21]

Cet encouragement a été entendu par les écrivains polynésiens, mais pas par les sociétés d’édition qui n’ont pas encore fait la preuve qu’elles étaient en mesure de se mettre à la portée des auteurs qui n’ont souvent que faire d’avoir une écriture académique ou non, ou qui préfèrent résolument écrire dans leur langue maternelle. Le plus important pour eux est d’être efficace, porteur de sens et d’émotion et qu’il aient une influence sur le destin de leurs contemporains :

Tu dois publier ton histoire. Peu importe les critiques et tu en auras, n’en doute pas. Le rêve transis d’oralité se meurt faute de mémoire et nous devons lui redonner vie par l’écriture. D’autres après toi écriront une parcelle du rêve qui finira par devenir réalité. [22]

* * *

Dans ce système, pour paraphraser Albert Memmi [23], le colonisé polynésien n’a pas la possibilité de former sa propre patrie littéraire, parce que sa patrie est démembrée, à moins de se conformer aux critères de publication en langue française des éditeurs, en atténuant sa révolte quitte à passer pour un traître à ceux dont il est pourtant solidaire, ou au mieux à la transcender en poésie par la célébration nostalgique et amère de la culture ma’ohi et de la Polynésie d’antan ou au théâtre par la dérision ou la critique bouffonne. Le révolté est conduit ainsi à se transformer en chantre culturel, en chroniqueur des temps révolus ou en pitre pour ne pas tomber sous le coup de la censure, ce qui signifierait son suicide intellectuel et artistique et sa disparition en tant que citoyen. Mais la souffrance dans l’à moitié dit, voire le non-dit n’est-elle pas encore plus grande que celle du révolté qui peut appeler les choses par leur nom et exprimer ses sentiments en toute liberté.

Pourquoi ne puis-je écrire, s’écriait Flora Devatine, comme je le sens, le ressens et en aurai envie, dans une langue « faura’o », ouverte, […], à ma portée et de mon choix, libre de toute contrainte ou obligation sociale, morale, culturelle, intellectuelle, politique, à l’exception de celle d’être moi, choisissant enfin d’être moi, de m’y atteler ? [24]

La réponse est inscrite dans le contenu des ouvrages qui ont la préférence des éditeurs en vogue : la parole du colonisé reste muette, à peine audible, perdue dans la cacophonie des voix sonorisées de la littérature métropolitaine. Il faut sortir des ornières des professionnels de l’édition et, pour être soi, au mieux trouver un Veà Porotetan [25] qui prête une oreille attentive aux parau pa’ari du temps présent des écrivains ma’ohi et contient du même coup des écrits sublimes, au pire publier à compte d’auteur.

C’est la démarche utilisée par plusieurs écrivains polynésiens qui ont parfois préféré de surcroît user d’un pseudonyme qui n’est autre que leur nom ancestral – signe fort d’une affirmation identitaire au sens connu d’eux seuls – pour exprimer librement en français comme en tahitien leur indignation. C’est par ce biais, que dans Pehepehe, un recueil de poèmes publié en 1993 sous le nom de Rui a Mapuhi, Louise Peltzer, actuelle ministre de la culture écrivit sa révolte de devoir encore subir les leçons des spécialistes français du reo ma’ohi en ces termes [traduction de l’auteur] :

Inaha, teie mau ta’ata i ha’a iho nei no te ha’amou ia tatou
Eie e ho’i pahutini mai nei no te ha’api’i ia tatou.
E aha atu ra ia te ha’a a te nuna’a i teie mau peu ?
O te mu noa teie o ta’u e fa’aro’o’ nei, ua i roa paha to na vaha ?
I ora maoro mai ai au ra, no te hi’o i teie ha’ama ?
No te mata’ita’i ia i te pohe o teie iho i ho mai no’u i te ora ? [26]

[En effet, ces gens qui ont travaillé pour nous détruire
Les voilà qui reviennent en force pour nous éduquer
Qu’est-ce que le peuple va faire de ces usages ?
Je n’entends que des bruits confus, sa bouche est sans doute bien pleine ?
Ai-je vécu aussi longtemps pour voir cette honte ?
Pour regarder mourir l’essence qui m’a donné la vie ?]

Plus récemment, usant du style pamphlétaire, et signant pour l’occasion Le Sale Petit Prince alias Jean-Marc Pambrun, protestant contre l’absence d’intervenants polynésiens – n’ayant pas été invités au colloque international « Multiculturalisme et identités en littérature et en art » qui se tenait à l’université française du Pacifique, en commettant ainsi cette erreur monumentale qui relève de la glottophagie de ne voir la littérature polynésienne que par la lorgnette réductrice de l’écrit fictionnel polynésien en langue française.

Il est en tout cas bien connu que la seule chose qui intéresse le mandarin en pays ma’ohi, ce n’est pas de restituer à l’univers polynésien la totalité de son savoir mais de se mettre au centre du monde de l’autre et d’effacer tout ce qui par ailleurs dans l’univers pourrait porter ombrage à sa personne. Du coup, dès lors qu’il a réussi à chasser tous les habitants du monde sur lequel il entend gouverner seul, le mandarin peut […] décider quand elles doivent naître ou pas. […] C’est ce qui est arrivé récemment à la littérature polynésienne en langue française et à ses auteurs. Elle, qui depuis plusieurs décennies fait courir ses plumes dans les livres, la presse écrite laïque et religieuse, les pièces de théâtre et les films. […] Elle, qui pensait être, n’a jamais été. Elle vient d’apprendre qu’elle reste à naître. Le mandarin a pris son couperet de criticaillon littéraire, a haché soigneusement l’oraliture et l’écriture polynésiennes sur sa planche à littérature comparative et, ne trouvant rien à se mettre sous sa dent de francophoniste glottophage maniaque du roman, a tout jeté sur son dépotoir des lectures bannies. [27]

Flora Devatine a eu la même réaction quelques années plus tôt à propos du regard porté par « l’Autre » sur la littérature ma’ohi :

Y a-t-il une littérature ma’ohi ? […]
Si l’on se place, pour y répondre, dans l’espace culturel de l’Autre, la réponse sera négative. […]
Si l’on se réfère aux critères, perception, raisonnement, raison de l’Autre,
La réponse est qu’il n’y a pas de « littérature ma’ohi » en Polynésie française  […]
En fait, elle s’est exprimée et n’a jamais cessé de s’exprimer, au vu et à l’insu de tous, sans qu’on y prête la moindre attention […]
Car, n’étant pas écrits, ils étaient considérés, par tous, comme des futilités, ridicules inintéressantes, […]

Quant à l’Autre, ajoute-t-elle, ne pratiquant pas la langue et ne pouvant saisir ce que transportent les mots, il ne pouvait que se contenter « de suivre les mouvements de la foule, dans un sens comme dans l’autre, passant à côté du « rito », du « iho », de la « substantifique moelle », des dits et des savoir-dire de la culture polynésienne ». [28]

Cette allergie à devoir continuer à tout apprendre de l’autre, de s’entendre parler par la bouche de l’autre et en définitive de ne pouvoir diriger sa propre parole est l’un des thèmes récurrents de Turo a Raapoto [Traduction de l’auteur] :

Te tahi ato’a fifi to te Ma’ohi i teie mahana teie ia : ua rahi roa te feia e hinaaro nei i te parau na ni’a i to na i’oa. Ua ‘iritihia te parau i roto i te vaha o te Ma’ohi. E vava o na i teie mahana. […] No to tatou haamatauraahia i te mamu, ‘ore roa atu e faaroohia to tatou parau maoti, i roto i te vaha o te mau ‘auvaha. [29]

[Voilà un autre problème que le Ma’ohi rencontre aujourd’hui : nombreux sont les gens qui veulent prendre la parole en son nom. On a enlevé les mots de la bouche du Ma’ohi. Aujourd’hui il est muet. […] Comme on nous a appris à nous taire, nous n’entendons plus nos paroles que par la bouche des interprètes.]

L’appel au Ma’ohi à prendre la parole et à affirmer sa propre pensée, est le thème invariable de la pensée du colonisé polynésien depuis ces trente dernières années. Il est présent partout, non seulement en littérature, mais en expression théâtrale, musicale et picturale dont il est impossible ici, pour des raisons de place, de rendre compte. Quel que soit l’auteur, la sincérité de son engagement, ses ruptures et ses divorces, il n’a de cesse de se rappeler à lui-même que seul son combat pour l’émancipation de la pensée ma’ohi fera émerger son peuple de l’obscurité dans laquelle la pensée exogène l’a plongée et lui permettra de conquérir sa liberté :

Laver le cerveau de tous ceux à qui on a répété toute leur vie qu’ils sont nuls, puisque Maohi. Rendre leur dignité et leur liberté à ses frères que l’école, remplissant parfaitement la mission qu’on lui a assignée, a mis à genoux. Car il n’est rien de plus dangereux qu’un peuple colonisé debout. [30]

Dernier en date, Isidore Hiro, frère du poète disparu du même nom [traduction de l’auteur] :

Aita vau e ti’aturi faahou ra e, e roaa faahou ia tatou i te oraraa ‘oa’oa, ia ‘ore ia faaitoito i te ‘aro, no te tatahi i te feruriraa o te popaa, e totoa nei ia tatou. [31]

[Je n’espère pas qu’on puisse encore avoir une vie heureuse, si on cesse de se battre pour nettoyer la pensée popa’a qui continue à nuire à la nôtre.]

Mais il dit aussi que la parole vient de la terre, mère du ma’ohi et de l’amour qu’elle lui a donné. Le monde de l’écrivain polynésien est contenu dans ce triptyque souvent dépeint qui assure à son peuple d’affirmer son identité, de retrouver sa mémoire jusque là oubliée et de revenir à la vie.

* * *

Mémoire d’antan, mémoire d’aujourd’hui, la mission de l’écrivain polynésien est marquée, comme son statut et le contexte statutaire de son pays, de cette même ambiguïté. Il doit autant faire reconnaître la mémoire de son peuple que la sienne, afin que l’une ni l’autre ne sombrent dans l’oubli. Et dans cet effort fait de déchirements et de blessures pour retenir pour la postérité toutes les vies polynésiennes, comment ne pas comprendre qu’il doive parler fort, quitte à dévoiler par le jeu de l’écriture sa dissidence ?

Pour que l’obscurité bascule
Pour que l’esprit rayonne
Pour que le pays croisse
Pour que la générosité s’étende
Donne la parole ! [32]

Comment rester sourd aux souffrances de l’écrivain polynésien qui semble à chacun de ses livres s’être donné secrètement pour mission de porter au plus haut la culture et l’histoire de son peuple avec son entrailles, ses mots et sa langue. Écrire pour son peuple et sur son peuple, ouvertement ou à mots couverts, et ne pas pouvoir se permettre de déroger à ce devoir à moins de rompre le combat avec la pensée de l’Autre.

Ô Dieu du ciel
Qu’il est terrifiant de laisser à mes Fils
L’héritage d’un autre peuple
Parce que j’ai manqué de courage
De garder le monde de mes pères [33]

Là réside toute la tragédie de l’écrivain polynésien depuis qu’il a été en mesure de prendre la plume. Malgré les dix ans qui séparent L’île aux rêves écrasés de Chantal Spitz et les Mémoires d’avenir d’une île australe de Taaria Walker, le temps est comme figé dans un lieu immuable et toujours identique : l’île.

Je suis replié sur moi-même
Assis à l’embouchure du temps
[…]
Il est passé trop de temps depuis
que j’extirpais de moi-même
les racines de mon peuple

Manger le temps, Manger le temps
Dévorer le temps perdu de notre passé
Et que le passé se raccorde au futur. [34]

Quel que soit le ton et le style employé par l’écrivain polynésien, depuis Ari’i Taimai à Isidore Hiro, on ne peut être qu’être frappé par la mélancolie et le pathétisme qui transpire des œuvres polynésiennes. En cela, la littérature du colonisé polynésien est et demeure tragique.

« C’est la paix que je vous demande mon frère », repartit Tati. Opuhara se détourna :

« Arrière, traître ! » dit-il. « Honte sur toi ! Toi que je prenais pour mon frère aîné, je ne connais plus ; et aujourd’hui j’appelle ceci, ma lance ourihere : Taeaeneore (sans frère). Prends-y garde car si elle te trouve désormais, elle te retrouvera en ennemi. Moi, Opuhara, je me suis tenu au titre d’Arii sur le Moua Temaiti, sans m’incliner devant d’autres dieux que ceux de mes pères. Je m’y tiendrai jusqu’au bout ; jamais je ne m’inclinerai devant Pomare, ni devant les dieux que nous a imposés l’homme au visage pâle. » [35]

À chaque minute de mon existence, le monde de mes ancêtres – notre monde me perce le cœur, fouille mes entrailles et trouble mes pensées. Comment pourrais-je cesser de penser à eux et de renoncer à dire ou écrire ce que je vois, ce que j’entend, ce que je sens, ce que je rêve ?

– Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun

Notes:

1. Louise Peltzer, Les Nouvelles de Tahiti (8 septembre 2000): 11. [retour au texte]

2. Taaria Pare Walker, Mémoires d’avenir d’une île australe, éditions Haere po, 1999, 160 pages. [retour au texte]

3. Julia Green pour son livre Hinareva et Jean-Alexandre Delbecq pour Le Cyclone. Ce concours organisé par Les Nouvelles de Tahiti était ouvert à deux catégories (l15-19 ans et 20-28 ans). [retour au texte]

4. Le prix du président (le président du gouvernement de la Polynésie française) a été institué à l’initiative du ministre de la culture. Le prix a été décerné à l’occasion de la journée du reo ma’ohi le 28 novembre 2000. [retour au texte]

5. Louise Peltzer, La Dépêche de Tahiti (8 septembre 2000): 30. [retour au texte]

6. Bruno Saura, « L’influence de Segalen et de Gauguin dans le renouveau culturel tahitien », La mémoire polynésienne, l’apport de l’autre, 1992 ; Flora Devatine, « Y a-t-il une littérature ma’ohi ? », Bulletin de la société des études océaniennes 271 (septembre 1996): 24-38 ; Sylvie André, « La littérature polynésienne en français », Les Nouvelles de Tahiti (26 septembre 2000): 8-9. [retour au texte]

7. L’île des rêves écrasés de Chantal Spitz a été édité par Les éditions de la plage qui n’existe plus aujourd’hui. Il en est de même pour Vai La rivière sans nuages de Michou Chaze les éditions Cobalt/Tupuna.[retour au texte]

8. Poème intitulé Vallée de Fachoda et daté du 4 juin 1975, publié dans Poèmes, 74 pages, édité par l’auteur, Papeete, 1979. [retour au texte]

9. « Ma’ohi », Journal des missions évangéliques (Paris) 153.7-8-9 (1978): 114-119, repris dans Problèmes et avenir des peuples insulaires, Perspectives du Pacifique, Suva: Université du Pacifique Sud (1983): 111-115. [retour au texte]

10. Hubert Brémond, « Qui suis-je ? Poésie tahitienne », Mana, a South Pacific Journal of language and literature 7.1 (1982), 86 pages. [retour au texte]

11. Henri Hiro, « Dieu de la culture », Mana, a South Pacific Journal of language and literature 4.2 (janvier 1979) ; poème réédité dans Henri Hiro, Papeete: Tupuna Productions, 1991, 84 pages. [retour au texte]

12. Tera’ituatini, « Marchands d’identité », Te Fare Tauhiti Nui 18 (novembre / décembre 1998). [retour au texte]

13. Turo a Raapoto, Te pina’ina’i o te ‘aau, Pehepehe, Papeete: Tupuna Productions, 1990, 64 pages. [retour au texte]

14. En 1999 et 2000, le ministère polynésien de la culture a financé en partie ou en totalité l’édition ou à la réédition de huit ouvrages, dont une collection à caractère pédagogique. [retour au texte]

15. Hei Pua Ri’i I & II, publiés par l’Académie tahitienne rassemblent les écrits en langue tahitienne de plus d’une vingtaine d’auteurs. [retour au texte]

16. Mohamed Aït Aarab, « L’année du livre à Tahiti », Tahiti-Pacifique Magazine 117 (janvier 2001). [retour au texte]

17. Mohamed Aït Aarab, op. cit. [retour au texte]

18. Josette Tumahai, Voici le temps de la poésie chez Vahine éditions ; Michou Chaze, Toriri, édité à compte d’auteur ; Isidore Hiro, E a tau a hiti noa atu, édité par la Maison de la culture. [retour au texte]

19. Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, La fondation du marae ou la légende du scolopendre sacré, Papeete, 1998. [retour au texte]

20. Interview accordé à Michou Chaze, février 1990, Les Nouvelles de Tahiti (12 mars 1990). [retour au texte]

21. Flora Devatine, « Dans quelle langue écrire », Dixit 6 (1997): 146-150. [retour au texte]

22. Chantal Spitz, L’île des rêves écrasés, Papeete: Les éditions de la plage, 1991: 79. [retour au texte]

23. Albert Memmi, « La patrie littéraire du colonisé », Le Monde diplomatique (12 septembre 1996). [retour au texte]

24. Flora Devatine, op. cit. [retour au texte]

25. Mensuel protestant de Polynésie française. De grandes plumes en ont assuré la rédaction, parmi lesquelles Henri Hiro, Turo a Raapoto, mais aussi et à présent Valérie Gobrait, lauréate ex aequo avec Patrick Amaru et Tane a Raapoto en catégorie scolaire du prix littéraire Henri Hiro créé par la Maison de la culture en mars 2000. Valérie Gobrait est aussi l’auteur d’une pièce de théâtre en tahitien intitulée Te ‘a’ai no matari’i et représentée à la Maison de la culture en novembre 2000. [retour au texte]

26. Rui a Mapuhi, Pehepehe, Tutava, Papeete: édité par l’auteur, 1993, 60 pages. [retour au texte]

27. Le Sale Petit Prince, Pour une poignée de mandarins, Les Nouvelles de Tahiti (1er septembre 1999). [retour au texte]

28. Flora Devatine, Y a-t-il une littérature ma’ohi ?, Veà Porotetani 8 (octobre 1996): 18. [retour au texte]

29. Turo a Raapoto, Te rautiraa i te parau a te atua e te iho tumu maohi, Papeete: édité par l’auteur, 1988, 60 pages. [retour au texte]

30. Chantal Spitz, L’île des rêves écrasés, op. cit., 79. [retour au texte]

31. Isidore Hiro, op. cit., 31. [retour au texte]

32. Tera’ituatini, Au nom de la parole, Te fare tauhiti nui 22 (1999). [retour au texte]

33. Chantal Spitz, op. cit., 176. [retour au texte]

34. Henri Hiro, Le temps parasite, Henri Hiro, Papeete: Tupuna Productions, 1991, 84 pages. [retour au texte]

35. Henry Adams, Mémoires d’Arii Taimai (recueillies entre 1891 et 1892), Publications de la Société des Océanistes (Paris) 12 (1964): 123. [retour au texte]


Cet essai par Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, « Paroles tragiques de l’écrivain ma’ohi », a été publié pour la première fois dans le Dixit de Polynésie française en 2001. Il est reproduit avec permission sur Île en île.

© 2001, Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun


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mis en ligne : 9 mars 2005 ; mis à jour : 21 octobre 2020