Jean-François Samlong, L’Empreinte française

(extrait)

Le feu s’est éteint, la maison ne brûlera plus ni le jour ni la nuit. Il fait froid, soudain. C’est la deuxième femme qui me quitte, emmenant la voiture, l’enfant, un rêve de bonheur partagé pendant plus de quinze ans, et j’entends encore les voix, les rires, les silences comme si les murs refusaient la séparation, la solitude, et ce silence inconnu, pesant, qui m’empêche de respirer, m’avait déjà envahi à la mort de ma grand-mère. J’avais vingt-trois ans à l’époque, lorsque le ciel déposa un orage sur mes épaules. Le ciel change vite de couleurs sous les tropiques. Le destin des hommes aussi. Tout bascule, on plonge dans le fénoir tête la première ; tout se bouscule, et il ne vous reste plus qu’à aller chercher vos rêves dans la tombe. Morte, ma grand-mère ! Effroi et tremblements. De la pluie au fond des yeux, car je n’avais pas été là au moment du passage. De retour à la case, en fin d’après-midi, je garai ma vieille Renault sur le bas-côté de la route et je pris l’allée, me laissant guider par la prière des femmes. Je pénétrai dans la chambre où le corps avait été installé entre la flamme de deux bougies, et je posai mes lèvres sur une peau flasque, humide, d’un gris cendré comme la lumière qui l’entourait. Je l’appelais Man Lalie. Me revinrent alors les belles aventures que j’avais vécues à ses cotés, rangées au fond de ma mémoire pour meubler les nuits d’insomnie, et j’aurais voulu qu’elle me prenne dans ses bras pour me bercer encore de cette vie qui avait couru dans ses veines. Traverser les champs, les rivières, d’autres espaces, d’autres paysages où apprendre à vivre avec elle.

La mort, l’absence. C’est fini, et bien fini. La maison est vide, et le cœur aussi. Je sors dans le jardin, et je me couche sur le gazon qui n’a pas connu la lame de la tondeuse depuis un mois ; en revanche, il a été bien arrosé par les dernières pluies d’été tropical. J’ai eu tort de ne pas tondre l’herbe, car j’ai l’impression d’être allongé sur un lit d’épines. Au vrai, c’est le sentiment d’abandon qui sème des épines sous mon corps. Je suis un champ d’épines. Au-dessus de moi, si proche, le ciel est si bleu, si calme. Je souris. Réminiscence d’un cours de français, en troisième. Je revois le visage du jeune professeur métropolitain, doux, rieur, qui m’avait fait entrer au cœur de la poésie. Avec lui, la classe tout entière devait connaître sur le bout des doigts la règle des trois V : Vigny, Verlaine, Valéry. Alors, quel poème as-tu appris ? Réponse : Le ciel est par-dessus le toit… Méfie-toi quand même du lyrisme romantique. Bon, récite-le moi ! Ses yeux fixaient les miens. Plus de trente ans après, sa voix résonne dans ma tête avec cet accent qui me disait qu’il venait d’un pays lointain. Loin des siens, il s’était amouraché de cette île du bout du monde. Ah, le détour vaut bien un cliché !

Aujourd’hui le soleil ne brille pas moins qu’hier, et des pigeons, des merles, des tourterelles, des moineaux sont perchés sur les fils électriques : qu’attendent-ils ? Ma respiration est de plus en plus difficile, je commence à comprendre ce qui se passe en moi. Les oiseaux n’attendent rien ; moi, j’attends qu’ils chantent comme ma grand-mère chantait autrefois pour endormir mes peurs. Ce qui m’ennuie c’est qu’il y a un air de famille entre eux – un faux air de rapace lorsqu’ils battent les ailes, étirent le cou pour épier mes moindres mouvements. À cinquante-deux ans, je suis là, étendu sur l’herbe, à espérer qu’un chant vienne adoucir ma peine. Redevient-on enfant au fil de l’âge ou ne sort-on jamais de l’enfance ? Je crois que, en dépit de l’expérience, et peut-être à cause des épreuves, on a un besoin de la voix de la mère, de l’oiseau, du vent (quand le vent n’est pas mauvais), de la cascade, de la mer. Toutes ces voix ne valent-elles pas une berceuse de Schumann ? J’ai un besoin de tout ce qui pourrait faire renaître en moi le souvenir du balancement d’un berceau. Berceau et tombeau : je ne connais pas de rime qui, quoique pauvre, donne autant de sueurs froides. Un raccourci si hardi donne le tournis. Ce n’est pas une raison pour baisser pavillon devant l’infortune : j’ai connu des bras de femme plus doux que des berceaux.


Ce texte est extrait de L’Empreinte française, roman de Jean-François Samlong paru aux éditions Le Serpent à Plumes à Paris en 2005, pages 9-10.

Copyright © 2005 Éditions Le Serpent à Plumes


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mis en ligne : 28 janvier 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020